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Ali Belhadj, cet agitateur islamiste dont le pouvoir n’arrive pas à se débarrasser

Plus de vingt ans après la fin de la guerre civile, un discours religieux radical resurgit en Algérie, ravivant les plaies d’une décennie de violences et obligeant le chef de l’armée à lancer un avertissement public aux islamistes
Ali Belhadj, cofondateur du Front islamique du salut, a été placé, le 30 avril, sous contrôle judiciaire (capture d’écran)
Ali Belhadj, cofondateur du Front islamique du salut, a été placé, le 30 avril, sous contrôle judiciaire (capture d’écran)
Par Ali Boukhlef à ALGER, Algérie

« Le retour de certaines images des activités de certains fondamentalistes qui adoptent un discours religieux extrémiste nous rappelant les années 1990 a été enregistré. »

Le ton est grave, les mots sont choisis. Le 20 avril 2023, le chef de l’armée algérienne, le général d’armée Saïd Chengriha, s’adresse à des dizaines d’officiers réunis dans un auditorium du commandement des forces de défense aérienne à Alger.

Il met en garde, en des termes clairs, « ces extrémistes » : « Les institutions de l’État ne permettront en aucun cas le retour de ces aventuriers qui ont failli mener le pays vers le précipice et causer l’effondrement de l’État pour lequel des millions de chouhada [martyrs] ont donné leur vie. »

Dans son discours, le chef de l’armée ne cite aucune partie. Mais la référence aux années 1990, une décennie marquée par la guerre menée par des groupes islamistes armés contre la population et l’État, ne laisse pas beaucoup de doutes sur les adversaires visés.

D’autant qu’il précise que ces « activités subversives » sont « menées désormais ouvertement, alors qu’elles se faisaient clandestinement et dans des espaces clos ».

L’allusion au cofondateur du Front islamique du salut (FIS, parti islamiste radical dissout par la justice en 1992), Ali Belhadj (66 ans), est très claire.

L’ex-numéro deux du FIS, suivi par 185 000 personnes sur Facebook, multiplie depuis plusieurs mois les sorties publiques.

Défi lancé au chef de l’armée

Lors de réunions tenues dans des mosquées ou de déclarations publiques, l’ancien détenu politique – il a fait de la prison durant les années 1990 pour « apologie du terrorisme », puis dans les années 2010 pour « atteinte à la sécurité de l’État » et « incitation à la rébellion armée » – s’en est pris ouvertement à l’armée et au président Tebboune.

Récemment, il a mis au défi le chef de l’armée de l’affronter lors d’élections libres. Il accuse les autorités de l’empêcher « d’exercer » ses « droits » de mouvement et d’expression. Il est en effet soumis à une série d’interdictions depuis sa sortie de prison en 2003, dont celle de participer à des activités politiques.

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Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux durant le mois de Ramadan, on voit le leader islamiste sortir d’une mosquée au milieu d’une foule qui scande un slogan de l’ex-FIS : « Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mohammed est son prophète, pour [la chahada, profession de foi] nous vivons, nous mourrons et nous mènerons le jihad. »

Des scènes qui remettent sur le devant de la scène l’arrêt du processus électoral le 12 janvier 1992.

Il y a 31 ans, le FIS, d’obédience salafiste prônant une application stricte de la loi islamique, gagne le premier tour des élections législatives. Mais le Haut conseil de sécurité (HCS), composé de responsables du gouvernement et de l’armée, annule le deuxième tour du scrutin censé se tenir le 16 janvier.

La décision est justifiée par le discours musclé des dirigeants du parti islamiste, dont certains remettent en cause même la démocratie, qualifiée de « lubie de l’Occident » et d’« illicite ».

Ali Belhadj en personne chauffe à blanc ses partisans en les appelant à prendre les armes si les autorités ne reconnaissent pas la victoire du FIS.

S’ensuivent des affrontements entre les sympathisants du FIS et les forces de l’ordre. Les attentats, revendiqués par les islamistes radicaux, se multiplient. Les violences se généraliseront et dureront dix ans, provoquant la mort de plus de 200 000 personnes – selon des sources non officielles – et des milliards de dollars de dégâts.

Photo prise en mai 1991 à Alger du chef historique du Front islamique du salut, Abassi Madani (à droite), au côté du numéro deux du mouvement, Ali Belhadj (AFP)
Photo prise en mai 1991 à Alger du chef historique du Front islamique du salut, Abassi Madani (à droite), au côté du numéro deux du mouvement, Ali Belhadj (AFP)

Pour de nombreux observateurs, le parti islamiste préparait en réalité la lutte armée bien avant l’arrêt du processus électoral.

Les camps d’entraînement existaient déjà depuis plusieurs années et des ouvrages subversifs étaient déjà distribués dans différents quartiers du pays. Dans un ouvrage intitulé Coups d’éclats, paru en France en 2020, le journaliste Amer Ouali a retracé les différents discours et actes des dirigeants islamistes radicaux qui évoquaient le recours aux armes bien avant les élections de 1991.

Les principaux responsables du FIS ont été emprisonnés. Ali Belhadj, condamné à douze ans de détention, est sorti de prison en 2003. Depuis, il vit sous l’étroite surveillance des services de sécurité, qui l’empêchent de s’exprimer en public.

Sous contrôle judiciaire

En 1999 puis en 2005, l’ancien président Abdelaziz Bouteflika a décrété une « réconciliation nationale » censée mettre fin aux violences. Un des articles de cette loi d’amnistie, par exemple, interdit formellement aux médias et aux politiques d’évoquer la période par crainte de rouvrir les plaies.

L’objectif a été atteint : les violences ont cessé, mais aujourd’hui, d’anciens dirigeants islamistes ne se résignent toujours pas à tourner la page.

Ils « n’oublieront jamais la victoire dont ils furent privés il y a plus de 30 ans », avertit le politologue Mohamed Hannad dans une déclaration à Middle East Eye.

« On constate qu’ils sont en train de retourner les rapports de force en leur faveur, autrement que par la violence, en s’attelant à régenter la société. Force est de constater que l’horloge de notre société paraît de plus en plus réglée sur des considérations religieuses plutôt que sur des considérations liées aux contraintes pratiques de la vie », observe l’universitaire, en référence à la prévalence des signes religieux dans la société algérienne ces dernières années.

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Sauf qu’Ali Belhadj n’est pas « seulement un homme politique », tempère le journaliste Tarik Hafid, qui a travaillé sur les mouvements islamistes armés. L’ancien imam est « également père d’un djihadiste » puisqu’un de ses fils avait rejoint les groupes armés en Kabylie avant d’être abattu par l’armée algérienne en juillet 2011.

Belhadj a également tenu un discours ambigu lors de la prise d’otages sur le site pétrolier de Tiguentourine (sud-est) en janvier 2013 par des groupes se réclamant d’al-Qaïda.

Il avait appelé les soldats algériens à laisser passer les preneurs d’otage vers les pays voisins « puisque ce [sont] vos frères ».

À la suite d’une ultime déclaration virulente dans laquelle il s’en est pris de manière véhémente à l’armée et au président Abdelmadjid Tebboune, à qui il dénie toute légitimité, Ali Belhadj a été placé, le 30 avril, sous contrôle judiciaire assorti d’une série d’interdictions dont celle de quitter sa daïra (sous-préfecture) de résidence et de faire des déclarations publiques.

Une décision diversement appréciée par ceux qui soutiennent l’homme et d’autres qui estiment que la justice a été très clémente avec lui. Dans de récentes vidéos, il a promis de « ne pas se taire » et de ne pas se « soumettre aux interdictions » de la justice parce qu’il estime être dans son droit de « s’exprimer ».

En réalité, observe Adlène Meddi, journaliste ayant suivi la trajectoire de l’homme politique, contacté par MEE, « les autorités ne savent pas trop quoi faire » de Ali Belhadj, « considéré comme agitateur politique sans grande influence, y compris par des activistes islamistes ».

Du côté de la classe politique, c’est le silence radio. Seul Belkacem Sahli, président du parti Alliance nationale républicaine (ANR, proche du pouvoir), a plaidé pour conjuguer « le travail politique et intellectuel dans la lutte contre le terrorisme ».

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