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Il y a 30 ans, l’Algérie ouvrait des camps dans le désert pour interner des islamistes

Plus de 6 000 hommes selon l’État – jusqu’à 20 000 selon les associations de défense des droits –, pour la majorité des sympathisants du Front islamique du salut, ont été arrêtés arbitrairement puis internés sans aucune forme de procès, pendant parfois plusieurs années, dans ces camps
Manifestation du Front islamique du salut (FIS), le 18 janvier 1991 à Alger (AFP/Abdelhak Senna)
Manifestation du Front islamique du salut (FIS), le 18 janvier 1991 à Alger (AFP/Abdelhak Senna)

Le 9 février 1992, il y a tout juste 30 ans, l’état d’urgence était instauré en Algérie par décret présidentiel de Mohamed Boudiaf. Cet ancien chef historique du Front de libération nationale (FLN) avait été rappelé de son exil marocain pour prendre la tête du Haut Comité d’État – institution intérimaire – juste après que le président Chadli Bendjedid eut été poussé à la démission par l’armée en janvier 1992.

Le lendemain, le processus électoral avait été interrompu à la suite de l’écrasante victoire du Front islamique du salut (FIS) lors du premier tour des élections législatives de décembre 1991.

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Les semaines qui suivirent avaient vu une exacerbation des violences à travers le pays, notamment à la suite de l’arrestation de plusieurs leaders et prédicateurs du FIS, qui firent près d’une centaine de morts.

C’est donc dans un contexte extrêmement tendu que ce décret instaurant l’État d’urgence fut proclamé. L’article 5 permettait l’internement dans des « centres de sûreté […] de toute personne majeure dont l’activité s’avère dangereuse pour l’ordre public, la sécurité publique ou le bon fonctionnement des services publics ».

Des « centres de sûreté » avaient déjà été brièvement ouverts à l’été 1991, mais c’est au premier semestre 1992 qu’ils allaient prendre de l’ampleur, avec le soutien du président Boudiaf, qui aurait déclaré : « Si, pour sauver l’Algérie, il faut envoyer 10 000 personnes pour quelque temps au sud, cela n’est pas grave. Je le dis sans aucun état d’âme. »

C’est ainsi que dix camps furent ouverts, répartis à travers le désert algérien. Certains étaient formés de tentes en toile, d’autres installés dans de vieux bâtiments. Le plus connu, qui est aussi le plus grand puisqu’au moins 3 000 hommes y furent internés, est celui de Reggane, situé à proximité du site où se déroula le premier essai nucléaire français, 32 ans plus tôt, le 13 février 1960.

Parfois juste au mauvais endroit au mauvais moment

Au lendemain de la proclamation de l’État d’urgence, des centaines d’hommes furent ainsi arrêtés chez eux, dans la rue ou encore sur leur lieu de travail, puis envoyés dans ces camps par avion militaire.

Ils étaient analphabètes ou universitaires, jeunes ou vieux, ardents militants du FIS ou parfois juste au mauvais endroit au mauvais moment, comme m’a affirmé un militant du Front des forces socialistes (FFS) qui ne comprenait pas pourquoi il avait été envoyé à Reggane.

Les profils des internés sont ainsi très variés même si la majorité est sympathisante du FIS.

Entrée au niveau du mur sud de la prison de Ouargla, à l’intérieur de laquelle se trouvait le deuxième plus grand camp. Juillet 2018 (Saphia Arezki)
Entrée au niveau du mur sud de la prison de Ouargla, à l’intérieur de laquelle se trouvait le deuxième plus grand camp. Juillet 2018 (Saphia Arezki)

Arrêtés arbitrairement, puis internés sans aucune forme de procès pendant parfois plusieurs années, ces hommes venaient des quatre coins du pays et c’est à des centaines, voire souvent plus d’un millier de kilomètres de chez eux, qu’ils allaient se rencontrer, faire connaissance et parfois nouer des liens durables.

Leurs témoignages attestent tous de conditions de détention très dures, notamment en raison du climat désertique, de la chaleur écrasante le jour et des nuits d’hiver glaciales.

L’eau y était souvent une denrée rare et la nourriture des plus sommaires, c’est pourquoi quand ils le pouvaient, les détenus s’organisaient pour préparer eux-mêmes leur repas avec des denrées apportées par leurs proches lors des visites.

Dans ces « centres de sûreté », les détenus étaient libres de leurs mouvements, les gardiens – souvent de jeunes appelés du service national – ne pénétrant que très rarement à l’intérieur.

Des cours et du sport

C’est ainsi que ces hommes organisaient la vie au sein de ces camps de manière complètement autonome. Ils choisissaient des représentants qui désignaient ensuite un émir (chef) du camp. Des cours y étaient organisés, portant principalement sur la religion mais pas uniquement. Les détenus pratiquaient différents sports : football, volleyball mais aussi des sports de combat tels que le karaté.

D’après l’ancien émir du camp de Reggane, le néphrologue Messaoud Ouziala, « très souvent, les gens se sont organisés dans les camps pour aller au maquis [rejoindre des groupes armés] par la suite ».

En effet, la création de ces « centres de sûreté » pose la question suivante : dans quelle mesure ont-ils permis la création de réseaux entre des hommes qui venaient de toutes les régions d’Algérie, mais aussi leur formation idéologique et physique à travers la mise en place de cours et la pratique du sport ?

La création de ces « centres de sûreté » pose la question suivante : dans quelle mesure ont-ils permis la création de réseaux entre des hommes qui venaient de toutes les régions d’Algérie ?

En filigrane, c’est la question de ces camps comme l’une des matrices des réseaux et des organisations islamistes armées qui mèneront la guerre au régime algérien et terroriseront la population durant la décennie 1990 qui se pose.

Même s’il est difficile de savoir ce que sont devenus ces hommes, on sait que plusieurs se sont engagés dans des groupes islamistes armés après leur libération, à l’image de Ali Benhadjar, élu du FIS lors du premier tour des élections législatives à Médéa (au sud d’Alger).

Détenu à Reggane puis Oued Namous pendant neuf mois, il est libéré, à nouveau arrêté, condamné et emprisonné pour avoir donné à un ami un livre égyptien jugé séditieux, pourtant en vente libre dans les librairies.

Il s’engagera ensuite au sein du GIA (Groupe islamique armé), avant de le quitter quelques années plus tard pour former son propre groupe. Si son cas est plus connu du fait de la position importante qu’il a occupée, il est loin d’être unique.

Il est difficile de savoir combien d’hommes sont passés par ces camps. L’État algérien reconnaît l’internement de 6 786 hommes, tandis que les associations de droits de l’homme évoquent des chiffres allant jusqu’à 20 000 personnes. Le dernier camp fermera ses portes en novembre 1995.

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