Peut-on écrire l’histoire de l’Algérie contemporaine ?
Le surgissement populaire du 22 février 2019 en Algérie a suscité une certaine effervescence éditoriale en France. Pas moins d’une demi-douzaine de livres, parus au cours des derniers mois, ont tenté d’interpréter l’événement en interrogeant ses origines historiques, à l’instar de l’essai de Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance.
Le dernier ouvrage de Jean-Pierre Peyroulou répond à un exercice sensiblement différent. En effet, son Histoire de l’Algérie depuis 1988 – paru cette année chez La Découverte – ambitionne de synthétiser en 125 pages la séquence allant des émeutes populaires à la contestation du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika.
Cette nouvelle publication permet de mesurer la possibilité d’écrire l’histoire de l’Algérie contemporaine et les obstacles encore posés à cette entreprise aussi ambitieuse que nécessaire.
Dès son introduction, l’auteur rappelle l’omniprésence de « la référence au passé de la guerre d’indépendance » dans le cycle protestataire inauguré en février 2019. La convocation de cette période, jugée consensuelle et positive, contraste, selon lui, avec « la terrible guerre intérieure des années 1990 », beaucoup plus propice à la division et, par conséquent, « bien moins présente dans le hirak ».
Pourtant, qu’on le nomme « tragédie nationale », « décennie noire » ou « guerre civile », ce passé très récent est présent dans l’espace public depuis le début du hirak, comme en témoigne la présence remarquée des mères de disparus dans les cortèges ou la commémoration spectaculaire du vingtième anniversaire de l’assassinat d’Abdelkader Hachani, ancien dirigeant du Front islamique du salut (FIS).
En revenant sur la « première expérience démocratique » du monde arabo-musulman, à savoir la parenthèse expérimentale des années 1988-1991, Jean-Pierre Peyroulou rappelle l’importance des émeutes d’octobre 1988, portées par de jeunes hommes démunis, survenues dans un contexte de luttes de pouvoir au sommet de l’État, captées politiquement par les islamistes et réprimées dans le sang par l’Armée nationale populaire.
Les conséquences sont connues : une nouvelle Constitution est adoptée en février 1989 sans la moindre référence au « socialisme » jusqu’alors en vigueur, tandis que la liberté de la presse et le pluralisme partisan sont reconnus – sauf pour les héritiers de Messali Hadj, pionnier du nationalisme révolutionnaire en Algérie –, mettant ainsi fin au monopole du Front de libération nationale (FLN).
Cette situation est résumée par l’auteur en une phrase qui mériterait d’être nuancée : « Partis politiques sans militants ni base sociale, journaux sans lecteurs et parfois sans journalistes : le multipartisme et le pluralisme étaient en partie des coquilles vides. »
Néanmoins, Jean-Pierre Peyroulou prend soin de distinguer les cas du FIS et du FLN, mais aussi du Front des forces socialistes (FFS), dont le poids réel a souvent été surévalué en raison de l’itinéraire de son dirigeant, Hocine Aït Ahmed, figure majeure du premier FLN.
Car la légitimité historique constitue un des enjeux cruciaux de la période. Mais le FIS pouvait-il raisonnablement se présenter comme le « fils » du FLN ? À la fin des années 1980, des orientalistes comme François Burgat voulaient faire de l’islamisme « le troisième étage de la fusée de la décolonisation » – une opinion qui ne pouvait que laisser dubitatif l’écrivain Rachid Mimouni. De fait, les islamistes ont joué la carte de la continuité.
Ali Benhadj, fils de chahid (martyr), déclarait en 1990 : « Si mon père et ses frères [en religion] ont expulsé physiquement la France oppressive de l’Algérie, moi, je me consacre avec mes frères, avec les armes de la foi, à la bannir intellectuellement et idéologiquement, et à en finir avec ses partisans qui en ont tété le lait vénéneux. »
Quant à Abassi Madani – dont les funérailles, en avril 2019, ont donné lieu à un rassemblement de milliers de partisans à Alger –, sa trajectoire militante incarnait les valeurs islamo-conservatrices, portées par le slogan « Badissia – Novembria » au cours du hirak, en raison de son passage par une école de l’Association des oulémas musulmans algériens d’Abdelhamid ben Badis, le mouvement de Messali Hadj, puis le FLN, comme d’autres activistes de sa génération.
Après tout, la déclaration du Front de libération nationale du 1er novembre 1954 ne visait-elle pas « la restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques » ?
De son côté, la plateforme de la Soummam (réunion clandestine de dirigeants indépendantistes) saluait en 1956 « le mouvement progressiste des oulémas » ralliés à un FLN dont l’organe de presse s’intitulait El Moudjahid (le combattant de la foi), en remplacement du journal Le Patriote...
Une finalité réactionnaire
Vainqueur des élections locales de juin 1990, le FIS a appelé à la grève générale en mai 1991 – avant l’ouverture de la campagne pour les législatives prévues en juin – et a paru « s’approprier la thèse de Saïd Mekhloufi […] ancien officier fondateur du FIS [qui] avait diffusé en janvier 1991 une brochure intitulée De la désobéissance civile ».
Ces éléments ont leur importance, non seulement parce qu’ils marquent une intensification dans la conflictualité entre les islamistes et les forces de répression, mais aussi parce que ces deux modalités – la grève générale et la désobéissance civile – vont rester, et pour longtemps – les controverses qui ont émaillé le hirak à ce sujet le prouvent –, associées au FIS.
Pourtant, ce dernier a simplement subtilisé ces instruments de lutte aux mouvements révolutionnaires pour leur assigner une finalité réactionnaire : l’avènement d’un État islamique et l’application de la charia (loi islamique).
L’interruption du processus électoral en janvier 1992 s’inscrit dans cette montée aux extrêmes et ouvre un nouveau chapitre dramatique.
Une des faiblesses de l’ouvrage de Jean-Pierre Peyroulou réside dans la présentation, sans critique, des thèses des « réconciliateurs » (partisans d’une négociation rapide incluant le FIS ou certains de ses dirigeants) – par opposition à celles des « éradicateurs » (favorables à l’élimination politique et militaire des insurgés islamistes) –, réactivant un clivage qui a perdu de sa vitalité, sans toutefois disparaître de l’espace franco-algérien.
Certes, Jean-Pierre Peyroulou sait faire preuve de subtilité en ne dédouanant « en rien les islamistes de leur responsabilité dans les violences comme dans leur projet politique radicalement hostile à toutes les formes de libertés ».
En revanche, l’historien est moins convaincant lorsqu’il affirme que « le recouvrement de la lutte politique contre les islamistes par la question féministe était un redoutable piège, auquel certaines féministes françaises cédèrent en soutenant les généraux algériens ». Sans doute aurait-il fallu, pour lever toute équivoque, mentionner par exemple les militantes regroupées autour des Cahiers du féminisme, qui n’ont ménagé ni les intégristes ni les autorités.
De la même manière, l’auteur écrit que « pour une partie de la gauche française, en particulier communiste, il fallait soutenir l’État algérien», sans pour autant traiter de ceux qui, comme le sociologue Saïd Bouamama, déclaraient après l’adoption de la plate-forme de Sant’Egidio (réunion de partis politiques algériens organisée le 13 janvier 1995 pour tenter de trouver une solution à la crise des années 1990) : « Entre le pouvoir et les ‘’partisans de Rome’’, il y a le peuple et la société civile qui, à de nombreuses reprises, [ont] montré [leur] refus du projet ‘’islamiste’’ et de la mafia au pouvoir. »
Évidemment, cette double négation cadre mal avec les analyses manichéennes qui saturent l’espace médiatique et intellectuel français, en particulier à gauche, dès qu’il s’agit d’aborder la situation algérienne, et par extension la question musulmane.
« Le peuple et la société civile ont montré leur refus du projet ‘’islamiste’’ et de la mafia au pouvoir » : cette double négation cadre mal avec les analyses manichéennes qui saturent l’espace médiatique et intellectuel français
Par conséquent, en plus des inévitables sources de première main à collecter par les chercheurs, l’écriture de l’histoire de l’Algérie contemporaine nécessite de rompre avec les récits qui en ont obscurci l’intelligibilité – à commencer par ceux qui ont cédé à l’agentomanie (ou conception policière de l’histoire), biais fréquent face à un régime militaro-policier, et à la mythologie nationaliste, quitte à cautionner la xénophobie.
Mais une autre condition, pas moins essentielle, consiste à prendre au sérieux les dynamiques de la société – ses luttes et ses mouvements, même contradictoires, ainsi que son inertie –, ceci afin de mieux répondre, dans la théorie et la pratique, à cette problématique avancée par l’historien Mohammed Harbi à l’été 1991 : « Les classes populaires veulent le changement social, mais elles sont idéologiquement conservatrices, et c’est par le biais de l’idéologie qu’elles peuvent être récupérées ou neutralisées dans leurs visées par les privilégiés. »
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