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Les blessures de la guerre civile hantent le hirak algérien

Les nombreuses voix au sein du hirak algérien qui demandent aux manifestants d’éviter les débats « clivants » sur la sanglante décennie des années 1990 se font de plus en plus déborder
Manifestation du hirak à Alger, le vendredi 28 février (AFP)
Par Daikha Dridi à ALGER, Algérie

Alors que depuis un an, l’écrasante majorité des Algériens qui participent aux manifestations contre le système en place demandent unanimement la libération des détenus du hirak, qu’ils appellent également « détenus politiques » ou « détenus d’opinion », un nouveau slogan est venu s’ajouter, dans le courant des derniers mois : celui de groupes de manifestants qui demandent la « libération des détenus politiques des années 1990 ».

https://www.facebook.com/detenusdz/videos/1053479565011991/

Traduction : « Les prisonniers des années 1990, nous ne les oublierons jamais. »

Les prisonniers des années 1990 dont il est question sont des militants politiques islamistes ou des membres des groupes armés qui ont été condamnés, dans des affaires de terrorisme, durant la sanglante période de la guerre civile des années 1990 en Algérie.

Le coordinateur de l’Association des familles de détenus de la tragédie nationale, Mustapha Ghezal, explique à Middle East Eye :

 « Nous demandons la libération de prisonniers qui ont été condamnés dans les années 1990 dans des circonstances exceptionnelles et opaques. Certains d’entre eux sont passés par les tribunaux spéciaux sans bénéficier de la présence d’avocats. Ils ont été condamnés sans preuves claires, les procès étaient des procès ‘‘préventifs’’ car les autorités voulaient garder les gens en prison. »

Le représentant de cette association, Mustapha Ghezal, qui était militant du Front islamique du salut (FIS), a été placé en détention en 1992 et condamné pour « constitution de groupe armé ». Il affirme avoir rejoint, à sa sortie de prison, l’Armée islamique du salut (AIS), groupe armé qui se présentait comme la branche armée du FIS et qui a fini par conclure une trêve avec l’armée algérienne en 1997.

Cette association des « détenus de la tragédie nationale », fondée en 2010 mais non reconnue par les autorités algériennes, demande la libération de 170 prisonniers qui ont été placés en détention durant la période allant de 1991 à 1999 et dont les cas, affirme Mustapha Ghezal, « sont documentés ». « Nous avons leurs noms, leurs dossiers judiciaires et nous sommes en contact avec leurs familles. »

À la question de savoir si parmi ces prisonniers se trouvent également des membres du Groupe islamique armé (GIA), qui a revendiqué pendant les années 1990 de très nombreux crimes, comme les attentats à la bombe dans les lieux publics et les massacres collectifs de civils, Mustapha Ghezal répond : « Aucun prisonnier parmi ceux que nous défendons n’a été condamné pour des tueries ou des attentats. » 

Pourtant, dit-il encore, « ils ont été accusés de constitution de groupe armé », une accusation utilisée selon lui abusivement contre les militants politiques du FIS à l’époque.

Ahmed Etaani, également membre de cette association, souligne de son côté à MEE que « les prisonniers qui ont été condamnés dans les procès des années 1990 ont été torturés pour qu’ils avouent avoir commis les crimes qui leur étaient reprochés ».

Également membre de l’AIS, Ahmed Etaani est non-voyant et affirme avoir perdu la vue lors d’une opération conjointe entre l’armée algérienne et les hommes de l’AIS contre ce qu’il appelle « les milices des montagnes qui se faisaient appeler GIA ».

Mustapha Ghezal et Ahmed Etaani, deux ex-membres de l'Armée islamique du salut, réclamant la libération de "détenus de la tragédie nationale" des années 90 (Daikha Dridi)
Mustapha Ghezal (à droite) et Ahmed Etaani, deux ex-membres de l’Armée islamique du salut, réclament la libération des « détenus de la tragédie nationale » des années 1990 (Daikha Dridi)

Cet homme affirme à MEE avoir lui-même rejoint l’AIS après avoir « subi la pire des tortures lors de [sa] détention en 1994 ». « Mais j’ai toujours refusé de signer les aveux qu’ils voulaient m’obliger à reconnaître. »

Ce que réclame l’association qu’il coordonne, explique à MEE Mustapha Ghezal, est « l’application de la loi sur la réconciliation nationale ».

« Cette loi ne concerne pas ceux qui ont été impliqués dans les massacres, les attentats à la bombe ou qui ont commis des viols. Nous ne défendons pas ces gens-là, nous défendons des prisonniers qui auraient dû être relâchés dans le cadre de la loi sur la Concorde civile [loi d’amnistie passée en Algérie en 1999] mais qui ne l’ont jamais été. »

De son côté, l’avocat Mustapha Bouchachi, très engagé pendant les années 1990 dans la défense des droits de l’homme, aujourd’hui personnalité populaire au sein du hirak et défenseur des « détenus du hirak », affirme à MEE qu’il a lui-même écrit, en 1999, au président de la cour d’Alger, au procureur général de l’époque et au président de la République pour leur demander « d’appliquer leur propre loi de Concorde civile ».

« Ils ont refusé de l’appliquer concernant les prisonniers. Seuls les membres des groupes armés qui descendaient des maquis en ont bénéficié », précise-t-il.

Mustapha Bouchachi, avocat, militant des droits de l'homme lors d'une manifestation à Alger, le 28 février 2020 (Daikha Dridi)
Mustapha Bouchachi, avocat et militant des droits de l’homme, lors d’une manifestation à Alger, le 28 février (Daikha Dridi)

Selon lui, « tous ceux qui n’ont pas été condamnés pour avoir tué, posé des bombes, auraient dû bénéficier de cette loi, qu’ils aient été condamnés par la justice civile ou militaire ».

Selon les autorités algériennes, 6 000 membres des groupes armés ont bénéficié de la loi sur la réconciliation nationale en 2005 et près de 2 200 prisonniers, accusés d’actes terroristes, ont été remis en liberté.

Mustapha Bouchachi est d’ailleurs lui-même au centre d’une très vive polémique soulevée sur les réseaux sociaux et à travers les médias algériens après la publication d’images le montrant en train de rendre visite au leader du FIS, Ali Belhadj, assigné à résidence par la police algérienne, avec deux autres personnalités populaires au sein du hirak, les ex-détenus d’opinion Lakhdar Bouregaa et Samir Belarbi.


 
https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10221028555324600&set=a.10200966754312113&type=3&theater

« Ali Benhadj subit des atteintes graves à ses droits. La visite vient en prolongation de mes positions en tant que militant des droits de l’homme en faveur de tous ceux qui ont été spoliés de leurs droits sans prendre en compte leurs orientations politiques ou idéologiques. Il n’y a aucun projet politique derrière cette visite », a affirmé Mustapha Bouchachi au site Tout sur l’Algérie (TSA).

L’avocat a eu beau expliquer que cette visite n’était qu’un geste de solidarité envers un leader politique dont les droits ne sont pas respectés par les services de sécurité, de nombreux manifestants l'ont interprétée comme un soutien public aux courants les plus radicaux de l’islamisme politique algérien.

Ces courants sont présents et se font de plus en plus visibles dans le hirak, où ils n’hésitent pas à scander les slogans du FIS du début des années 1990 qui glorifient ouvertement le djihad, et ce, alors même que l’écrasante majorité des manifestants à travers tout le pays rejette massivement la violence et ne cesse de proclamer son attachement à la « silmiya », le caractère fondamentalement pacifique du soulèvement populaire algérien.

https://www.facebook.com/detenusdz/videos/522894178355429/

Traduction : « Détenus du hirak du 22 février ». « Il n’y a de Dieu que Dieu, Mohamed est son prophète: c'est pour quoi nous vivons, c'est pour quoi nous mourons, c'est pour quoi nous faisons le djihad et pour quoi nous allons à la rencontre de Dieu. »

Le chant de manifestants, dans des vidéos postées sur les réseaux sociaux, appelant à « vivre, mourir et combattre » pour la « chahada », la profession de foi du musulman, ravive les souvenirs d’une période sanglante de l’histoire de l’Algérie qu’une majorité de protestataires pensaient avoir exorcisés avec leur attachement viscéral à la « silmiya ».

La guerre civile des années 1990 en Algérie est en réalité interdite de débat public par la loi depuis la promulgation de la Concorde civile en 1999 et la loi sur la réconciliation nationale en 2006, alors que les deux grands protagonistes de la violence, les groupes armés d’obédience islamiste et les services de sécurité algériens, se sont toujours renvoyé dos à dos les responsabilités des exactions et tueries commises.

Vingt ans plus tard, et après une année de manifestations populaires et pacifiques réclamant un « État civil et non militaire », le hirak en Algérie a créé, en dépit des arrestations, un espace d’expression libre dans la rue où les Algériens de toutes les catégories sociales et sensibilités politiques se sentent libres d’intervenir.

« Ce débat est passionné. La ‘‘décennie noire’’ ou ‘‘tragédie nationale’’ a laissé de graves séquelles tant les pertes en vie humaines ont été considérables. Sortir de ce climat passionnel est impératif parce que la question soulevée, la place des islamistes dans la vie politique nationale, mérite une attention particulière et la réponse apportée aura des incidences importantes sur l’avenir du hirak et plus largement sur celui de l’Algérie », écrit Said Ait Ali Slimane sur le site RadioM Post.

Chose qui se révèle, pour le moment, assez difficile pour les uns et les autres, tant le syndrome de stress post-traumatique de la guerre civile ne semble pas avoir été totalement guéri par un an de « silmiya ».

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