Algérie : le hirak se cherche, mais ne trouve que le pouvoir en face de lui
Étrange vendredi 19 juin 2020 dans les rues mal réveillées d’Alger. Sur les grands boulevards, sous les yeux fermés des magasins confinés, aux stores métalliques baissés, de petits groupes de policiers habillent les angles et les trottoirs, sentinelles esseulées d’un désert des Tartares urbain qui n’annonce pas la « bataille ».
200 personnes ont été arrêtées depuis le début du confinement partiel mi-mars
En ce vendredi 19 juin 2020, les autorités appréhendaient le redéploiement du hirak dans les rues d’Alger, annoncé par des appels sur les réseaux sociaux.
Mais à part quelques manifestations éparses à l’est et à l’ouest du pays, le mouvement populaire né le 22 février 2019 n’est pas sorti de son confinement décrété depuis mi-mars.
« Notre révolution bénie a toujours été marquée par la conscience du peuple et son unité, donc je pense qu’il serait sage de reporter le retour du mouvement populaire jusqu’à ce que les conditions sanitaires soient favorables en raison de la pandémie du coronavirus », avait écrit une des figures du hirak, l’avocat Mustapha Bouchachi, sur Facebook la semaine dernière, avertissant : « Se précipiter pour déterminer la date du retour des marches pourrait diviser nos rangs et nuire à notre mouvement pacifique. »
Cycle d’arrestations
Mardi 16 juin, les partis de l’opposition composant le Pacte de l’alternative démocratique (PAD) ont appelé les Algériens « à demeurer mobilisés mais vigilants pour s’engager avec force dans la reprise effective des manifestations pacifiques dès que les conditions sanitaires de l’endiguement de l’épidémie le permettent ».
Les mêmes partis ont accusé les autorités de profiter de la « trêve » du hirak « pour tenter d’imposer [leur] feuille de route et [leur] agenda politique avec pour objectif une normalisation autoritaire et brutale ».
Selon des ONG algériennes citées par l’AFP, 200 personnes ont été arrêtées depuis le début du confinement partiel mi-mars. La dernière en date : Amira Bouraoui, médecin activiste, condamnée dimanche 21 juin à un an de prison pour « incitation à attroupement non armé », « offense ou dénigrement du dogme ou des préceptes de l’islam », « offense au président de la République par une expression outrageante, injurieuse ou diffamatoire », « publications pouvant porter atteinte à l’unité nationale », etc.
Jeudi 19 juin, plus de vingt activistes étaient cités à comparaître devant la justice, la plupart des procès ayant été reportés pour cause de pandémie.
Parmi les accusés : des figures du hirak, des militants politiques et des journalistes, mais aussi de simples internautes accusés d’avoir moqué le pouvoir sur Facebook.
Reporters sans frontières (RSF) a appelé « les autorités algériennes à cesser d’instrumentaliser la justice et à ne plus entraver le travail des journalistes, qui n’ont fait que leur travail d’information en couvrant le mouvement populaire du hirak ».
« La multiplication des poursuites contre les journalistes algériens est extrêmement inquiétante et fait état d’une dégradation flagrante de la liberté de la presse en Algérie », a accusé Souhaieb Khayati, directeur du bureau Afrique du Nord de l’ONG. Quatre journalistes ont fait l’objet cette semaine de poursuites ou de condamnations à des peines de prison.
Selon le Comité national pour la libération des détenus (CNLD), 60 prisonniers d’opinion sont actuellement derrière les barreaux.
Dialogue de sourds
« Il ne s’agit pas d’une décision d’un jeune procureur au niveau d’une localité. C’est une démarche politique », atteste l’avocat Mustapha Bouchachi dans un média local.
« Les gens poursuivis n’ont commis aucun délit. Ils n’ont fait qu’exprimer leur opinion sur les réseaux sociaux. Même si on considère que c’est un délit, je ne vois pas les raisons de leur emprisonnement. Et puis, il y a la façon dont ils sont interpellés. On devait les convoquer d’abord. L’arrestation ne se fait que dans le cadre d’un flagrant délit, donc ce sont des interpellations en violation de la loi », poursuit l’ancien président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH).
« Menacer des responsables et leurs familles, appeler à la désobéissance civile, diffuser des rumeurs pour créer la panique dans une situation déjà tendue ne font pas partie de la liberté d’expression », réagit auprès de Middle East Eye un officiel qui a requis l’anonymat.
« Les détenus d’opinion n’existent pas. En revanche, il n’est pas permis à quiconque de porter atteinte aux symboles de la République », assène une autre source officielle.
Ce dialogue de sourds entre autorités et activistes renseigne surtout sur la difficulté de définir le hirak précisément – comme acteur politique avec des objectifs politiques.
Le hirak est « un moment historique et non un mouvement politique, d’où les amalgames que font aussi bien l’opposition que le pouvoir, chacun revendiquant ‘‘son hirak’’ », explique à MEE un observateur algérois de la scène politique.
Ce dialogue de sourds entre autorités et activistes renseigne surtout sur la difficulté de définir le hirak précisément – comme acteur politique avec des objectifs politiques
« Il y a eu trois étapes dans le hirak qui ont créé leurs propres paradigme et objectifs : le mouvement populaire qui a fait tomber Bouteflika en avril 2019, la poursuite de ce même mouvement durant l’été 2019 ciblant prioritairement l’armée et réclamant une ‘’transition’’ et enfin le mouvement qui s’est poursuivi après la présidentielle du 12 décembre 2019 jusqu’au confinement partiel de mars 2020, marqué par l’obsession anti-Tebboune et anti-armée. »
Selon lui, l’amalgame entre ces trois hiraks crée confusions, contradictions et tensions autour des enjeux politiques aussi bien chez le pouvoir politique que chez l’opposition ou les activistes.
« Nous avons toutes les raisons de continuer à manifester », affirme Kahina, une enseignante de 42 ans, à MEE. « Le pouvoir n’a rien entendu des messages que nous essayons de faire passer. Et depuis six mois, on voit bien qu’il ne se passe rien, que tout continue comme avant ! »
« Le fait que le hirak ne porte pas de ligne politique précise n’est pas un handicap en soi vu son caractère horizontal », estime l’observateur politique. « Le vrai souci est que l’élite de l’opposition n’a pas réussi à formaliser un projet d’alternative ambitieux autre que celui de ‘’faire tomber le régime’’. »
Une manière de surfer sur la vague du hirak sans produire du politique, tout en laissant finalement le pouvoir politique tracer unilatéralement l’agenda national, ses priorités et ses échéances ; et transfigurer, du coup, le terrain politique en un affrontement silencieux entre passants anxieux et paranoïa policière dans ce nouveau désert des Tartares où rien ne vient.
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