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La déception après le hirak et la pandémie poussent de plus en plus d’Algériens à émigrer

Après une relative accalmie en 2019, l’émigration clandestine au départ de l’Algérie a repris de plus belle depuis l’été, galvanisée par une situation économique et sanitaire difficile
L’Espagne est l’une des principales portes d’entrée vers l’Europe pour les migrants au départ de l’Afrique du Nord. Au moins 1 025 personnes sont mortes lors de la traversée de la Méditerranée en 2021, devenu d’ores et déjà « l’année la plus meurtrière sur la route migratoire vers l’Espagne », selon l’Organisation internationale pour la migration (AFP/Antonio Sempere)
L’Espagne est l’une des principales portes d’entrée vers l’Europe pour les migrants au départ de l’Afrique du Nord. Au moins 1 025 personnes sont mortes lors de la traversée de la Méditerranée en 2021, devenu d’ores et déjà « l’année la plus meurtrière sur la route migratoire vers l’Espagne », selon l’Organisation internationale pour la migration (AFP/Antonio Sempere)
Par Ali Boukhlef à ALGER, Algérie

« Nous sommes les jeunes, les plus heureux d’Algérie ! » Sur une vidéo postée sur une page Facebook, quatre jeunes Algériens, équipés de gilets de sauvetage, s’amusent en haute mer. Visiblement en approche des côtes espagnoles, leur objectif final, ils se félicitent de la réussite de leur traversée.

Comme ces quatre jeunes, des milliers d’Algériens ont atteint ces derniers jours en harragas (migrants clandestins) les côtes espagnoles, selon différentes ONG : du 19 au 21 septembre, ils sont par exemple plus d’un millier à avoir été recensés.   

À en croire les pages des réseaux sociaux dédiées à ce sujet, les chiffres ne cessent d’augmenter. Du 19 au 21 septembre, plus de 1 000 harragas algériens ont réussi à atteindre les côtes espagnoles.

Rien que dans la nuit du 27 au 28 septembre, dans la région d’Almería (port sur la Méditerranée, en face de l’Algérie et du Maroc), les garde-côtes espagnols ont secouru au moins 106 personnes venues d’Algérie, a rapporté Francisco José Clemente Martín, du Centre international d’identification les migrants disparus (CIPIMD) et membre de l’ONG Heroes Del Mar.

Selon la même source, près de 100 autres migrants algériens ont été secourus la même nuit à Carthagène (au nord-est d’Almería).

Un document interne des autorités espagnoles rapporté par l’AFP indique de son côté que 9 664 Algériens sont entrés clandestinement en Espagne depuis le début de l’année, soit 20 % de plus qu’il y a un an. 

Et selon l’agence européenne Frontex, ils constituent la première nationalité à entrer clandestinement en Espagne, et la troisième en Europe. 

« harraga familiale »

Mais les chiffres des candidats à l’émigration clandestine sont sans doute en-deçà de la réalité : ils n’arrivent d’abord tous pas sur les côtes espagnoles. Les autorités espagnoles, débordées, admettent par ailleurs qu’elles n’interceptent pas tous les migrants qui arrivent sur leur sol. Et enfin, des dizaines d’entre eux sont souvent portés disparus.

C’est le cas d’une cinquantaine d’entre eux dont les embarcations, parties d’Alger, d’Oran (ouest) et de Boumerdès (à l’est d’Alger), ont chaviré le 28 septembre près des Baléares.

Phénomène nouveau : femmes et enfants sont de plus en plus nombreux à risquer leur vie pour traverser.

« Un nouveau phénomène de ‘’harraga familiale’’ » avec « des femmes, des bébés, des femmes enceintes et des personnes handicapées » qui « nous renseigne sur le degré de désespoir » en Algérie, analyse Said Salhi, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH). 

Caricature de Dilem dans le quotidien Liberté, le 27 septembre 2021 (capture d’écran)
Caricature de Dilem dans le quotidien Liberté, le 27 septembre 2021 (capture d’écran)

« Femmes, enfants et hommes ont perdu le bien le plus précieux qu’est la vie. Pour chacun d’eux, il ne reste plus que la famille et leurs amis, rien ne pourra les réconforter », écrit Francisco José Clemente Martín.

Parmi les victimes, la presse a rapporté le cas d’une jeune maman trentenaire et sa petite fille, originaires de Seddouk, à Béjaïa (Kabylie).

Selon une étude financée par la fondation Konrad-Adenauer en 2020, que Middle East Eye a pu consulter, pendant la pandémie de COVID-19, « il y a eu un nombre record de traversées de l’Algérie vers l’Espagne ».

Les départs ont connu leur paroxysme fin juillet 2020 avec « des bateaux qui ont pu déjouer la vigilance des garde-côtes algériens ».

Le nombre d’Algériens en situation irrégulière dans l’Union européenne est passé de 25 005 en 2017 à 27 110 en 2018 et 30 890 en 2019, note l’étude de Konrad Adenauer.

« Les autorités ont pris des mesures juridiques pour essayer d’endiguer le phénomène. Mais tout le monde peut constater que ça n’a rien donné »

- Rabah Sbaa, sociologue

Selon Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes citée dans le rapport de la fondation Konrad-Adenauer, « 8 200 migrants ont traversé la Méditerranée au cours des huit premiers mois de 2020, dont les deux tiers étaient d’origine algérienne ».

D’après le sociologue algérien Rabah Sbaa, si le chômage et la baisse du niveau de vie en Algérie font partie des « lieux communs » qui expliquent l’émigration clandestine, il y a « une constellation de paramètres économiques et sociologiques à convoquer pour lire ce phénomène ».

« Il y a quelques années, les politiques, dans leur courte vue, ont voulu considérer la harga comme un délit et l’on criminalisée [les peines encourues vont de deux à six mois de prison]. Les autorités ont pris des mesures juridiques pour essayer d’endiguer le phénomène. Mais tout le monde peut constater que ça n’a rien donné. Ça n’a pas dissuadé les postulants au départ », explique le sociologue à MEE.

Des états généraux sur la harga

Selon les chiffres publiés par le ministère algérien de la Défense, 4 704 harragas ont été interceptés depuis le début de l’année, dont plus de la moitié durant le mois de septembre. 

« Une lueur d’espoir a accompagné le mouvement citoyen de 2019 [le hirak, vaste mouvement populaire ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika]. Malheureusement, quelques mois après, on s’est rendu compte qu’il n’y avait rien à attendre [du changement de pouvoir]. Donc, il y a eu une reprise [des tentatives d’émigration clandestine] », poursuit Rabah Sbaa.

« Les gens aspirent à vivre. C’est l’absence de projet social » qui pousse les gens à partir, insiste le spécialiste, qui note aussi une présence plus importante de femmes et de familles parmi les harragas.

Si des milliers d’Algériens risquent leur vie en mer pour rejoindre l’autre rive de la Méditerranée, d’autres empruntent les chemins légaux. Des allers sans retour.

C’est ce que confirme une étude La migration en Afrique du Nord, une inconfortable position entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe ?, reprenant une enquête réalisée par le Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD) en 2019, que MEE a pu consulter.

Les résultats montrent que 78 % des étudiants déclarent ne pas avoir l’intention de retourner en Algérie à la fin de leurs études, 57 % d’entre eux envisagent de s’installer en France, tandis que 21 % se préparent à partir dans un autre pays. Seuls 22 % envisagent de retourner en Algérie.

L’étude indique également « un fort désir de migrer de la part des diplômés de l’enseignement supérieur ».

En Algérie, les autorités peinent à endiguer le phénomène de la harga
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« Un diplômé universitaire algérien sur deux  déclare son intention de quitter l’Algérie, mais seulement un sur trois a déjà pris des initiatives en ce sens », ajoute le document.

Du côté des autorités, les garde-côtes annoncent régulièrement l’arrestation de dizaines de candidats à la migration clandestine. En 2020, l’armée a déclaré avoir interpellé plus de 8 000 harragas.

Mais cela ne semble pas produire un impact sur le phénomène. Pour Rabah Sbaa, « on ne peut pas traiter le phénomène du point de vue juridique ».

Au lieu de criminaliser l’émigration clandestine, il préconise plutôt l’organisation d’états généraux sur le phénomène, animés par des psychologues, des sociologues et des politiques, pour tenter de connecter les motivations des migrants aux solutions à apporter.

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