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Tunisie : face à la défaillance de l’État, la société civile s’organise pour lutter contre le coronavirus

Alors que la Tunisie a du mal à faire face à la vague meurtrière de COVID-19 et que le système hospitalier est à bout de souffle, des initiatives citoyennes s’organisent pour pallier les défaillances de l’exécutif
La société civile se donne aussi pour objectif de redonner confiance aux Tunisiens déçus par les pouvoirs publics (AFP/Fethi Belaïd)
La société civile se donne aussi pour objectif de redonner confiance aux Tunisiens déçus par les pouvoirs publics (AFP/Fethi Belaïd)
Par Hatem Nafti à PARIS, France

Alors qu’il y a tout juste un an, la Tunisie faisait partie des meilleurs élèves en matière de gestion de la pandémie, elle est aujourd’hui classée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme le pays arabe et africain le plus touché, que ce soit en nombre de contaminations ou de décès. 

Plusieurs pays ont restreint les déplacements depuis et vers la Tunisie : le 8 juillet, la Libye a fermé sa frontière terrestre et suspendu les liaisons aériennes et le 13 juillet, la France a placé le pays sur la liste rouge

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Pour tenter de faire face à « l’effondrement du système de santé », pour reprendre les mots de la porte-parole du ministère de la Santé Nissaf Ben Alya, le gouvernement a imposé des restrictions : interdiction de se déplacer entre les régions, couvre-feu national et confinements locaux. Mais ces mesures ne sont pas suffisamment respectées.

Cette incapacité de l’État à faire respecter les règles s’explique notamment par la crise politique qui oppose les principaux responsables du pays. Depuis la chute du gouvernement Fakhfakh à l’été 2020, une guerre a vu s’affronter d’une part le président de la République Kais Saied et, de l’autre, le chef du gouvernement Hichem Mechichi et le président de l’Assemblée Rached Ghannouchi. 

Un imbroglio politique qui a atteint son paroxysme le 25 juillet, quand Kais Saied a activé l’article 80 de la Constitution pour instaurer un état d’exception dans lequel il détient quasiment tous les pouvoirs, annonçant par la même occasion la dissolution du Parlement et celle du gouvernement de Hichem Mechichi.

Une force de frappe de plus de 500 associations

Un conflit lourd de conséquences car en plus d’empêcher l’unité nationale nécessaire, il paralyse le fonctionnement même des institutions. Symbole de cette lutte sans merci : le ministre de la Santé, Faouzi Mehdi, démis de ses fonctions par le chef du gouvernement.  

Dans ce contexte, les Tunisiens de la diaspora – plus de 10 % de la population –, se sont mobilisés pour récolter des dons en nature et en argent. 

L’ambassade de Tunisie en France et la fondation Maison de la Tunisie ont mis à disposition la logistique nécessaire (espaces de stockage, points de collecte) pour acheminer l’aide d’urgence

Dans les locaux de la représentation diplomatique, dans le 7e arrondissement de Paris, des centaines de concentrateurs d’oxygène, de masques et autre matériel médical sont entreposés et répertoriés en attendant d’être envoyés en Tunisie par des avions militaires. 

Plusieurs associations et collectivités territoriales françaises ont également tenu à apporter leur aide. 

Nabil Ben Nasrallah, du collectif Solidarité Tunisie, monté en mars 2020 et regroupant plus de 70 associations de Tunisiens de l’étranger, essentiellement en France, se souvient des circonstances de la constitution du groupe : « Il fallait résoudre les problèmes des étudiants se retrouvant au chômage et des Tunisiens coincés à l’étranger après le confinement et la brusque fermeture des frontières », explique-t-il à Middle East Eye

L’action s’est inscrite dans la durée avec le parrainage de personnes précaires. Quand la situation est devenue hors de contrôle une fois le système hospitalier saturé, le collectif s’est à nouveau mobilisé pour collecter des concentrateurs d’oxygène à destination des régions sinistrées. 

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Pour cibler au mieux les besoins du terrain, des liens ont été établis avec la commission civile tunisienne pour la lutte contre le COVID-19, qui coordonne le travail de centaines d’associations locales et dont les porte-paroles sont des personnalités reconnues de la société civile tunisienne, à l’instar de Shayma Bouhlel et de l’activiste Bayrem Ben Kilani, plus connu sous le nom de Bendir Man. 

Solidarité Tunisie, à l’instar d’autres initiatives, s’est fondue dans la commission pour constituer une force de frappe de 400 associations locales et 150 organisations de Tunisiens de l’étranger. 

Cette mutualisation des efforts a permis un maillage territorial important et une remontée précise des besoins du terrain. Ainsi, des hôpitaux de quartier avec des concentrateurs d’oxygène ont pu se monter et des médecins bénévoles ont pu se déployer dans les zones les plus sinistrées. 

Les besoins en matériel médical et en produits de première nécessité, centralisés au sein d’une plateforme internet, permettent d’orienter les collectes en provenance de l’étranger. Les acteurs de la diaspora procèdent à des achats groupés pour obtenir des rabais substantiels. 

Redonner confiance

La société civile se donne aussi pour objectif de redonner confiance aux Tunisiens déçus par les pouvoirs publics. 

Durant la première vague, un fonds de solidarité, le 1818, créé par le gouvernement, avait connu un engouement certain et permis de lever plus de 204 millions de dinars (près de 62 millions d’euros). 

Mais des polémiques ont entaché l’utilisation de l’argent collecté. Malgré la volonté de transparence affichée par les autorités, la radio Shems FM a par exemple révélé qu’une partie de la somme du fonds avait permis de renouveler le parc automobile destiné aux directeurs régionaux de la santé. 

Pour rassurer les donateurs, le collectif Solidarité Tunisie assure aujourd’hui la traçabilité des dons reçus et attribue un label de confiance aux différentes cagnottes mises en place pour éviter les éventuelles arnaques. 

Concernant les dons en nature, le donateur a le choix de passer par les structures étatiques ou de viser directement des associations ou des particuliers pour éviter les soucis bureaucratiques. 

Pour rassurer les donateurs, le collectif Solidarité Tunisie assure aujourd’hui la traçabilité des dons reçus et attribue un label de confiance aux différentes cagnottes

Enfin, une action de lobbying auprès des médias et gouvernements étrangers est entreprise par les militants associatifs afin d’alerter sur la situation tunisienne et intensifier les aides d’urgence.  

La saturation de l’hôpital public ainsi que la faiblesse de la couverture sociale pour une majorité de Tunisiens ont très vite constitué un problème dans la gestion de la crise sanitaire. 

Maintes fois promise, la réquisition des cliniques privées n’a été décidée que le 17 juillet. 

Les professionnels de la santé se sont eux aussi impliqués : Chokri Jeribi, médecin à la tête d’une entreprise spécialisée en recherche clinique, raconte à MEE la genèse de l’initiative CoviDar (contraction de COVID et de dar, maison en arabe).

« Alors que la première vague [mars-août 2020] a été relativement clémente, la deuxième a vu les chiffres des contaminations et des admissions aux urgences évoluer de manière exponentielle », témoigne-t-il. 

« Avec trois médecins et une pharmacienne basée en Tunisie et en France, nous avons imaginé une stratégie de prise en charge précoce à même d’éviter au maximum l’hospitalisation. Un groupe de travail a été monté avec des professionnels de la santé et des acteurs de la société civile. »

Très vite, la question du financement a été posée et, pour éviter de devoir trier les patients selon leurs revenus, il a été décidé de rendre le service totalement gratuit. 

L’expérience du Fonds 1818 a été un obstacle pour la levée de fonds. Les initiateurs du projet ont alors engagé leurs deniers personnels. 

Fin décembre 2020, les gouvernorats de Monastir et Ben Arous – affichant les taux de contaminations les plus élevés – ont été les premiers à expérimenter le système. 

Un numéro vert a été mis en place, accessible 24 h/24 et 7 jours/7. Au bout du fil, les étudiants de l’Associamed (association des étudiants en médecine) reçoivent les appels. Selon l’état du patient, il peut être soigné à domicile ou pris en charge par une structure médicale. 

Une application permettant de géolocaliser le médecin le plus proche assure le lien entre le patient et un professionnel adhérant à l’initiative. Des infirmiers sont chargés de suivre les patients au quotidien. 

Depuis sa mise en place, CoviDar a pris en charge 2 300 patients répartis sur 10 régions (sur un total de 24) : 98 % d’entre eux ont pu être soignés à domicile et ont ainsi soulagé le système hospitalier. 

« Mais cette expérience risque de tourner court, faute de financements suffisants », prévient Chokri Jeribi. 

Si la solidarité des citoyens tunisiens a permis de limiter les effets délétères d’une crise sanitaire devenue incontrôlable, elle marque aussi le délitement d’un État jadis fort et centralisé. 

L’aspiration à un pouvoir qui décide et protège partagée par de nombreux Tunisiens peut expliquer le fort soutien à Kais Saied depuis son coup de force du 25 juillet, et ce malgré les inquiétudes exprimées par diverses organisations nationales et internationales en matière de respect de l’État de droit et des libertés.

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