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Les Mu’allaqat pour les millenials : les enseignements des Arabes anciens pour les poètes modernes

La riche tradition poétique de la région, qui précède l’islam, influence encore aujourd’hui les écrivains au-delà des milieux universitaires
Les poètes arabes classiques, à l’instar d’Antara Ibn Shaddad, influencent encore aujourd’hui les écrivains occidentaux et arabes (domaine public)
Les poètes arabes classiques, à l’instar d’Antara Ibn Shaddad, influencent encore aujourd’hui les écrivains occidentaux et arabes (domaine public)

À la fin des années 1960, Jaroslav Stetkevych, chercheur spécialiste de la littérature arabe, a donné une conférence devant un groupe d’universitaires spécialistes du Moyen-Orient au St Antony’s College d’Oxford.

Sans se dédouaner, il a dressé un réquisitoire décomplexé contre son domaine de recherche : « Nous, les orientalistes, avons l’habitude de nous comporter comme un clan exotique et ésotérique… Nous pensons que le monde extérieur ne nous comprend pas et n’est pas habilité à nous comprendre. »

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Par-dessus tout, Jaroslav Stetkevych a réclamé un changement radical dans la traduction et mis au défi ses confrères arabisants de trouver des moyens de « stimuler un poète émergent en langue anglaise, par exemple, pour qu’il trouve une certaine affinité créative avec Imrou al-Qays ou Al-Mutanabbi ».

S’il faisait référence à deux des plus grands poètes arabes anciens qui n’avaient pas réussi à percer auprès des esprits créatifs occidentaux, Jaroslav Stetkevych faisait toutefois allusion à une tradition plus large d’écrivains arabes qui abordèrent les aspirations universelles et les valeurs humaines sous toutes leurs formes.

Il sous-entendait également autre chose : si les poètes arabophones avaient été traduits d’une manière qui captait leur noyau créatif, les poètes occidentaux contemporains auraient ainsi pu être inspirés – comme le furent de nombreux poètes arabes il y a des siècles.

Le poète palestinien emblématique Mahmoud Darwich, largement traduit, faisait par exemple partie des innombrables poètes arabes qui se sont découvert une affinité avec le corpus arabe ancien.

Imrou al-Qays apparaît dans plusieurs poèmes de Mahmoud Darwich, en particulier dans son poème intitulé Différend non linguistique avec Imrou al-Qays, que l’universitaire et écrivain irakien Sinan Antoon a qualifié de critique allégorique des accords d’Oslo.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis l’intervention de Jaroslav Stetkevych, au cours duquel un corpus considérable de littérature arabe inspirante a vu le jour en traduction anglaise – même des classiques.

Malgré les nombreux obstacles que rencontre la littérature arabe pour toucher le public anglophone, plusieurs poètes anglophones semblent explorer les eaux du passé littéraire arabe prémoderne.

Les Mu’allaqat (« Suspendues ») étaient une compilation de sept ou dix odes préislamiques rédigées par de célèbres poètes arabes classiques, notamment Antara Ibn Shaddad et Imrou al-Qays, qui auraient été gravées en lettres d’or et suspendues à la Kaaba de La Mecque.

Un projet récent visant à traduire cette compilation en anglais a été dévoilé en 2021 dans une publication intitulée Mu’allaqat for Millennials. Parrainé par le Centre du roi Abdelaziz pour la connaissance et la culture (Ithraa) et réalisé en collaboration avec Al Qafilah, un magazine culturel de Saudi Aramco, le projet a réuni une équipe de huit commentateurs et traducteurs. 

Représentation du poète arabe classique Imrou al-Qays (Wikimedia)
Représentation du poète arabe classique Imrou al-Qays (Wikimedia)

Sans surprise, la traductrice qui s’est chargée d’Imrou al-Qays n’est autre que l’universitaire Suzanne Stetkevych, l’épouse de Jaroslav, décédé en juin 2021.

Elle avait traduit une première fois les poèmes dans son célèbre ouvrage de 1993, The Mute Immortals Speak. Pour sa dernière version en date, elle a reçu l’aide de son fils Khalid, étudiant en anglais et musicien de heavy metal, lui-même millenial, qui a contribué à rendre le niveau de langage plus accessible au public contemporain.

Si les Mu’allaqat ont été traduits à de nombreuses reprises en anglais, depuis l’arabisant britannique Sir William Jones au XVIIIe siècle, rares étaient les entreprises qui s’adressaient à un public élargi ou à une « nouvelle génération de jeunes lecteurs » – et aucune n’avait traduit les dix ouvrages avant le projet Mu’allaqat for Millennials. Cette édition bilingue est une référence dans son domaine, renforçant l’idée que les Mu’allaqat ont bel et bien une importance aujourd’hui et méritent une place au sein de la littérature mondiale.

Les poètes américains et la poésie arabe

L’introduction de Mu’allaqat for Millennials souligne que « ces poèmes se mêlent gracieusement à l’écriture créative d’aujourd’hui ».

Plusieurs poètes américains ont manifesté leur intérêt pour la traduction des Mu’allaqat, en particulier le poète encensé Frederick Seidel, qui s’emploie à traduire les poèmes depuis vingt ans.

Dans ce qu’il qualifie d’hommage, il traduit librement la Mu’allaqa d’Imrou al-Qays en y ajoutant sa propre interprétation, commentant des événements et des personnages contemporains tels que la guerre en Afghanistan, le dirigeant de Dubaï et les hipsters maghrébins de la banlieue parisienne.

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Ange Mlinko est une autre poétesse américaine qui s’est inspirée de la poésie arabe préislamique, notamment en traduisant un poème élégiaque du poète Labid (VIe et VIIe siècles). Elle a également traduit la Mu’allaqa d’Abid Ibn al-Abras (VIe et VIIe siècles), considéré comme le plus ancien des poètes préislamiques d’Arabie.

Cependant, les interprétations d’Ange Mlinko, truffées de vocabulaire anglo-saxon désuet, se fondent sur une traduction du chercheur Alan Jones, qui n’avait aucune visée poétique : son travail s’apparentait ainsi davantage aux traductions littérales chargées de notes de bas de page.

La Library of Arabic Literature, un ambitieux projet d’édition mené depuis près d’une décennie par New York University Press, est une autre initiative qui illustre clairement le pouvoir de transformation de la littérature arabe par la traduction.

Depuis 2013, la série produit des traductions lucides en anglais moderne d’œuvres importantes de la littérature arabe, qui s’étendent du VIIe au XIXe siècle.

Le choix des supports transcende les stéréotypes tels que celui de l’« âge d’or du récit littéraire », qui aurait pris fin avec le siège mongol de Bagdad en 1258. Qu’il s’agisse de livres de cuisine ou de proverbes du prophète Mohammed, de poésie ou de prose, la collection de livres s’adresse à un public varié ayant différents niveaux de maîtrise de l’arabe et de l’anglais.

Par ailleurs, si le projet ne comprend pas encore d’œuvres d’Imrou al-Qays ou les œuvres complètes d’Al-Mutanabbi, on y retrouve des noms comme Ibn Khaldoun, Ibn al-Muqaffa’ et Abu Ali Miskawayh, parmi tant d’autres.

Les Mu’allaqat étaient autrefois suspendus aux murs de la Kaaba à La Mecque (AFP)
Les Mu’allaqat étaient autrefois suspendus aux murs de la Kaaba à La Mecque (AFP)

L’une des traductions les plus impressionnantes est celle du poète-guerrier mi-esclave, mi-aristocrate Antara, un poète arabe dont l’ode a été incluse dans les Mu’allaqat aux côtés d’Imrou al-Qays. Ses poèmes ont été traduits en anglais par James Montgomery avec l’aide du poète Richard Sieburth dans War Songs (2018). Le texte est également paru dans un livre de poche exclusivement en anglais, destiné à un public plus large susceptible de trouver le texte arabe parallèle rébarbatif.

Il existe déjà des exemples d’influences observées chez les écrivains. Le poème War Song de la poétesse canadienne primée Anne Carson, paru en 2018 dans The New York Review of Books, comprend les vers suivants : « Si on me demandait, à moi poète, des détails sur les batailles, je citerais Antara Ibn Shaddad ».

Elle poursuit avec un emprunt à War Songs : « “Les antilopes couraient à droite et à gauche” – me demandant si je pourrais introduire une lueur de timidité dans des yeux d’antilope et débattre de ma propre mort un moment de plus. »

Le caractère artificiel de la démarcation entre prémodernité et modernité

Une multitude de chercheurs et d’initiatives anglophones se concentrant sur la littérature arabe prémoderne prêchent l’importance du passé dans la compréhension de la littérature contemporaine, invoquant le caractère artificiel de la démarcation entre prémodernité et modernité.

Ce continuum est par ailleurs solidement démontré par une poignée de poètes anglophones émergents qui s’inspirent eux aussi du corpus littéraire arabe prémoderne, comme Ahmad Almallah et Fady Joudah. Bien que leur travail ne soit pas le fruit direct d’une traduction, puisqu’ils peuvent accéder à l’arabe, ils sont engagés dans des formes créatives de traduction qui pourraient motiver d’autres poètes écrivant en anglais, à l’instar de la Library of Arabic Literature ou de Mu’allaqat for Millennials.

Dans son premier recueil, Bitter English (2019), Ahmad Almallah nous livre des poèmes finement élaborés qui reflètent sa propre expérience de la vie en exil aux États-Unis tout en exprimant sa nostalgie pour sa patrie – la Palestine –, sa langue maternelle – l’arabe – et sa mère qui lutte contre la maladie d’Alzheimer. Dans le dernier poème du recueil, l’épilogue intitulé Another Tongue Sustains You, il évoque Imrou al-Qays et cite quelques vers librement traduits :

« Et le vers nous dit : Arrête-toi, lève-toi 

Faut-il pleurer ?

Le souvenir des êtres chers,

les endroits précis du cœur,

celui qui a été façonné

et façonne…

Dans un texte de prose publié en 2022 dans Poetry Magazine et intitulé Arabic Was No Longer My Arabic, Ahmad Almallah poursuit ses réflexions sur la langue. Il écrit : « Mon rêve, depuis l’enfance, était de m’inscrire dans la tradition d’Imrou al-Qays et Al-Mutanabbi – d’écrire dans l’arabe que j’ai côtoyé et aimé lorsque j’étais enfant à Bethléem, en Palestine. »

C’est lorsqu’il était un jeune garçon, peut-être dès le début de l’école primaire, que la langue a commencé à avoir une signification pour Ahmad Almallah, alors qu’il lisait et récitait les odes arabes préislamiques sans savoir ce que les mots signifiaient.

Traduction : « Nous avons appris ce matin que Jaroslav Stetkevych a rejoint les ancêtres. L’ARCE pleure ce gentil géant de la littérature arabe, membre de notre famille depuis son entrée en 1966. Nous adressons nos condoléances à Suzanne, son épouse et partenaire, ainsi qu’à sa famille. »

Fady Joudah, le poète et traducteur en langue anglaise de Mahmoud Darwich qui pratique la médecine interne à Houston, voit dans son recueil de poésie Tethered to the Stars (2021) un lien plus direct avec Imrou al-Qays. En réalité, le titre fait référence à une partie de sa Mu’allaqa, qu’il traduit ainsi :

Une nuit semblable à une vague marine me drape de toutes sortes de troubles

Une nuit dont les étoiles sont attachées à une roche solide avec des cordes de lin.

Les deux poètes ont une oreille impeccable, un lien avec le patrimoine littéraire arabe et une conscience aiguisée d’eux-mêmes et du chemin difficile qu’ils parcourent en tant qu’Américains d’origine arabe qui jonglent avec le terrain politique de l’Amérique du XXIe siècle.

Livrant une réflexion magnifique dans leur recueil respectif, ils s’apparentent au poète perdu cherchant de l’eau dans un désert d’Arabie.

Plus de 50 ans après la conférence de Jaroslav Stetkevych à la fin des années 1960, le sang, la sueur et les larmes des écrivains qui transposent en anglais les chefs-d’œuvre de la tradition littéraire arabe commencent à avoir un effet en cascade qui dépasse les murs du monde universitaire et engendre des traductions et des interprétations contemporaines inédites.

Il sera intéressant d’observer les voies subtiles et plus directes par lesquelles la poésie arabe ancienne continuera à l’avenir de dialoguer avec l’écriture anglaise et de l’influencer.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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