Aller au contenu principal

Pourquoi les Iraniens appellent à la guerre contre l’Azerbaïdjan

Un climat de paranoïa concernant une annexion, Israël et le corridor de Zanguezour sont autant d’éléments qui suscitent des appels en faveur de politiques agressives à l’égard de Bakou
Des membres du corps des Gardiens de la révolution islamique participent à un exercice militaire des forces terrestres dans la région d’Aras, dans la province iranienne de l’Azerbaïdjan oriental, le 19 octobre (Reuters)
Des membres du corps des Gardiens de la révolution islamique participent à un exercice militaire des forces terrestres dans la région d’Aras, dans la province iranienne de l’Azerbaïdjan oriental, le 19 octobre (Reuters)
Par Correspondant de MEE à TÉHÉRAN, Iran

Pour Soroush, étudiant en histoire de 26 ans, les récentes tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Iran ne sont pas un motif de crainte mais une opportunité.

« Mon seul souhait est le retour en Iran de notre Azerbaïdjan, qui a été séparé de sa mère patrie il y a plusieurs décennies », affirme l’étudiant iranien à Middle East Eye.

Selon lui, tout ce dont Téhéran a besoin, c’est que le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev « donne à l’Iran une raison légitime » de passer à l’attaque. La « République de Bakou », comme il la nomme, « n’a d’autre avenir que de rejoindre sa mère patrie ».

L’état d’esprit de Soroush est de plus en plus répandu en Iran. Bien qu’aucune donnée fiable ne soit disponible, c’est le genre d’opinion que l’on entend surtout chez les jeunes et chez des personnes issues de diverses tendances politiques.

Les relations entre Téhéran et Bakou sont dans le meilleur des cas ombrageuses. Mais depuis le 27 janvier et l’attentat commis à l’ambassade d’Azerbaïdjan en Iran qui a coûté la vie à un agent de sécurité, les relations n’ont fait que se détériorer. Aliyev a accusé l’establishment iranien d’être à l’origine de l’attentat.

L’un des plus gros tabous est la relation amicale entretenue par Bakou avec Israël. Le 29 mars, le ministre israélien des affaires étrangères a déclaré que son pays « [partageait] avec l’Azerbaïdjan la même compréhension de la menace iranienne », ce qui a amené Téhéran à demander des explications à Bakou.

Une réorganisation géopolitique

La tentative d’assassinat le mois dernier de Fazil Mustafa, un député azerbaïdjanais critique à l’égard de l’influence iranienne, ne fait qu’intensifier le climat de tension. L’Azerbaïdjan a également arrêté récemment huit personnes accusées d’espionnage pour le compte de Téhéran.

Avant tout cela, en octobre, les services de renseignement iraniens ont déclaré qu’un suspect clé dans l’attentat contre le sanctuaire de Chah-Tcheragh dans la ville méridionale de Chiraz, qui a fait treize morts, était un citoyen azerbaïdjanais.

Iran-Azerbaïdjan : que se cache-t-il derrière les dernières tensions ?
Lire

Les racines de cette animosité sont profondes. Certains Iraniens, comme Soroush, ne désignent la République d’Azerbaïdjan que sous le nom de « République de Bakou », en référence au territoire historique de l’Azerbaïdjan qui comprend deux provinces du nord de l’Iran.

Au début du XIXe siècle, à la suite de guerres avec la Russie, l’Iran a perdu le contrôle de plusieurs territoires du Caucase, dont les territoires actuels de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie, du Daghestan, de l’Arménie et d’Iğdır en Turquie.

Les accords qui ont entraîné la cession de ces territoires restent en travers de la gorge des nationalistes iraniens et sont souvent cités pour critiquer des contrats ou accords regrettables.

La guerre de 2020 au Haut-Karabakh a changé la donne aux frontières septentrionales de l’Iran. Contrôlé par les Arméniens depuis trois décennies, ce territoire montagneux a été conquis par l’Azerbaïdjan à l’aide d’armes turques et israéliennes de pointe.

Cette réorganisation géopolitique a désarçonné l’Iran, qui a exprimé à plusieurs reprises son inquiétude quant à l’impact du règlement soutenu par la Russie sur ses intérêts nationaux.

L’armée iranienne et d’autres autorités ont notamment émis des mises en garde au sujet d’une perturbation des voies de transit pour les marchandises iraniennes à destination de la Russie, ainsi que d’une modification potentielle de la frontière entre l’Iran et l’Arménie avec l’ouverture du corridor de Zanguezour en tant que voie de transit.

Le projet de corridor reliant l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan à la Russie et à la Turquie sans postes de contrôle arméniens vise à fluidifier la connexion entre l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient

Le projet de corridor reliant l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan à la Russie et à la Turquie sans postes de contrôle arméniens vise à fluidifier la connexion entre l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient. Cette idée est vivement défendue à la suite des succès de Bakou dans la guerre au Haut-Karabagh.

Mais son ouverture pourrait modifier radicalement le paysage géopolitique de la région et avoir des répercussions sur la sécurité nationale et les intérêts stratégiques de l’Iran.

Par conséquent, les autorités iraniennes ont déployé l’armée et organisé des exercices militaires à la frontière azerbaïdjanaise, tout en exprimant leur inquiétude quant à ces changements et en appelant à la prudence et à une réflexion approfondie sur les conséquences de tels agissements. L’Arménie s’oppose également avec véhémence à ce projet.

« Un prélude à l’occupation de la région arménienne »

Le corridor de Zanguezour est une voie de transit qui vise également à relier la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Asie centrale, une région qu’Ankara et Bakou désignent sous le nom de « monde turc ».

« Ce corridor traverse la frontière entre l’Iran et l’Arménie et sa mise en œuvre signifie que l’Iran sera exclu de la géopolitique du Caucase », explique un analyste en politique étrangère établi à Téhéran, auteur d’articles pour des médias réformistes. Comme toutes les sources interrogées dans le cadre de cet article, il s’exprime sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité.

Le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie suscite la peur du « panturquisme » en Iran
Lire

« Cette action pourrait être un prélude à l’occupation de la région arménienne de Syunik, qui est traversée par le corridor de Zanguezour. La totalité de la frontière entre l’Iran et l’Arménie est située dans la région de Syunik et l’annexion de ce marz [région] à la République d’Azerbaïdjan engendrerait une suppression complète de la frontière entre l’Iran et l’Arménie. »

Selon l’analyste, si la région de Zanguezour, autre nom de la région de Syunik, tombe entre les mains de Bakou, « tout tombera entre leurs mains ».

L’Azerbaïdjan et la Turquie auraient la mainmise sur des routes commerciales vitales et pourraient couper l’Iran de l’Europe à tout moment, prévient-il.

« Le chemin de l’Iran vers l’Europe passe par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Turquie. Si la région arménienne tombe aussi entre les mains de l’Azerbaïdjan, elle deviendra officiellement un levier important », poursuit-il.

« En revanche, lorsque le monde turc sera relié, l’Iran perdra toute l’Asie centrale et ce sera une catastrophe pour l’Iran. »

Certains Iraniens estiment que leurs dirigeants ne tapent pas assez du poing sur la table.

« Si la République islamique n’agit pas, je crains vraiment que d’ici cinq ans, les habitants de Téhéran et des autres régions n’aient besoin d’un visa pour se rendre dans les provinces de l’Azerbaïdjan oriental et de l’Azerbaïdjan occidental », confie à MEE un activiste politique nationaliste établi à Tabriz, une ville du nord-ouest du pays.

« Si la République islamique n’agit pas, je crains vraiment que d’ici cinq ans, les habitants de Téhéran et des autres régions n’aient besoin d’un visa pour se rendre dans les provinces de l’Azerbaïdjan oriental et de l’Azerbaïdjan occidental »

- Un activiste politique

L’activiste se fait l’écho de la conviction partagée par de nombreux Iraniens selon laquelle Bakou et Ankara tentent de séparer les provinces iraniennes de l’Azerbaïdjan occidental et de l’Azerbaïdjan oriental de l’Iran. Ces provinces abritent des Azerbaïdjanais qui parlent l’azéri et le turc.

« Pendant la guerre de 2020 [au Haut-Karabagh], la République islamique aurait dû soutenir l’Arménie, ce qui était dans notre intérêt national. Au lieu de cela, elle a soutenu l’Azerbaïdjan », souligne l’activiste.

L’activiste ajoute que l’approche de la République islamique à l’égard de Bakou, appelée « oummaïsme », considère l’Azerbaïdjan à majorité chiite comme un territoire de l’islam.

Selon l’activiste, les quatre représentants du guide suprême Ali Khamenei dans les provinces qui ont soutenu l’Azerbaïdjan au cours de la guerre au Haut-Karabagh ont été « induits en erreur par des personnes qui ont dit que puisque les États-Unis soutenaient l’Arménie », l’Iran devait soutenir l’Azerbaïdjan.

L’establishment iranien « infiltré »

D’autres éléments inquiètent également l’activiste nationaliste. Il est en effet convaincu que l’establishment iranien au pouvoir a été infiltré par la Turquie et l’Azerbaïdjan, une opinion qui n’est étayée par aucune preuve mais qui est ancrée dans la perception selon laquelle l’Iran a agi faiblement face à l’évolution de la situation à sa frontière septentrionale.

L’activiste relève également la prédominance des médias azerbaïdjanais dans l’Azerbaïdjan iranien, qui semblent tacitement autorisés par les autorités iraniennes.

« Une grande gifle » : à Jérusalem, les Arméniens meurtris par le soutien d’Israël à l’Azerbaïdjan
Lire

L’annexion de ces provinces est une crainte communément exprimée. Selon l’analyste établi à Téhéran, la mise en place du corridor de Zanguezour équivaudrait pour l’essentiel à annexer un territoire arménien et donnerait à Aliyev suffisamment d’assurance pour donner un coup d’accélérateur à ce qu’il décrit comme un « projet de longue date », à savoir l’annexion de l’Azerbaïdjan iranien.

« Lorsqu’ils se seront débarrassés de leur problème arménien, ils se focaliseront sur l’Iran avec l’aide d’Israël et de la Turquie », avertit l’analyste.

Les responsables et les analystes iraniens sont de plus en plus préoccupés par l’influence d’Israël sur la politique azerbaïdjanaise vis-à-vis de l’Iran.

Interrogé par MEE, un analyste en politique étrangère établi à Tabriz souligne que l’Iran s’inquiète de l’impact que Brenda Shaffer, professeure américaine pro-israélienne à l’université de Haïfa, aurait sur les politiques azerbaïdjanaises compte tenu de ses relations prétendument étroites avec Aliyev. L’intéressée a nié les accusations de lobbying en faveur de Bakou.

Selon l’analyste établi à Tabriz, Israël veut intensifier le climat de tension et d’insécurité le long des frontières nord-ouest de l’Iran.

« La présence et l’influence d’Israël en Azerbaïdjan servent deux objectifs principaux : premièrement, cela démontre le pouvoir d’influence d’Israël au sein de la population, qui est majoritairement chiite et d’origine iranienne. Deuxièmement, Israël cherche à exploiter les lignes de fracture ethniques et à créer de fausses sensibilités pour exacerber les tensions existantes entre l’Iran et l’Azerbaïdjan. »

« Israël cherche à exploiter les lignes de fracture ethniques et à créer de fausses sensibilités pour exacerber les tensions existantes entre l’Iran et l’Azerbaïdjan »

– Un analyste politique iranien

D’après un ancien diplomate iranien interrogé par MEE, Israël joue également un rôle dans les politiques agressives de l’Azerbaïdjan à l’égard de l’Arménie, bien qu’il maintienne une coopération secrète en matière de renseignement avec les deux pays.

Malgré la rhétorique enivrante et le climat de paranoïa, les analystes ne s’attendent pas à voir un conflit éclater de sitôt. Selon un expert iranien en politique étrangère interrogé par MEE, « tout conflit profiterait à Israël et la République islamique devra faire preuve de patience ».

Cette patience pourrait toutefois être mise à l’épreuve si l’Azerbaïdjan vient à poursuivre son projet de corridor. D’après l’expert, l’Iran doit agir résolument et entrer dans une “guerre limitée” ».

Ce conflit serait extrêmement dangereux, reconnaît l’expert, qui ajoute que Téhéran pourrait se rendre compte qu’il lui est en réalité possible de freiner les manœuvres azerbaïdjanaises en tissant des relations plus solides avec Washington.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].