À l’IMA, la Palestine apporte au monde sa vitalité artistique
Ce jour-là, à l’entrée de l’Institut du monde arabe (IMA), la fraîcheur et la pénombre bienfaisantes accueillent le visiteur qui arrive tout droit du lourd été parisien. Dans les trois salles dédiées à l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », des visiteurs déambulent dans les trois salles emplies d’œuvres d’art, entre un passé parfois mythifié et un présent qui roule sa réalité crue.
Dès l’entrée, nous voici comme happés par les tableaux, photos, sons et images. L’exposition semble avoir été organisée de telle façon qu’elle permette d’évoluer dans une atmosphère ouatée et méditative. Une impression qui se confirme peu à peu aux visiteurs qui glissent de salle en salle.
Comme cet homme d’une soixantaine d’années qui observe attentivement un triptyque de photos de Safaa Khatib, The Braids Rebellion. L’artiste palestinienne a photographié des nattes coupées net, racontant ainsi un événement survenu en février 2017, lorsque des détenues palestiniennes de la prison de Hasharon en Israël ont coupé leurs tresses après avoir entendu une annonce sur une station de radio locale exhortant les auditeurs à donner leurs cheveux aux patients atteints de cancer.
« Je suis engagé pour la cause palestinienne mais je me rends compte que je ne connaissais pas les artistes palestiniens », indique Paul à Middle East Eye. Il estime que la dimension politique de l’exposition apparaît progressivement.
« Le message n’est pas immédiat, mais à y regarder de plus près, avec les textes accompagnant les tableaux, photographies ou pièces d’art, on décèle le désespoir et l’état d’esprit des Palestiniens », note-t-il.
Sur le fil d’une visite
Plus loin, une jeune femme d’une trentaine d’années opère un ballet de petits pas, avançant et reculant comme pour mieux observer les détails d’une œuvre. Elle prend quelques photos, figée et silencieuse aux côtés de l’amie qui l’accompagne.
« Les détails de ce dessin me font penser aux mailles d’un filet », glisse-t-elle. « Elles sont inégales, étroites parfois et élargies ensuite, comme si l’expérience de la liberté pour les Palestiniens était ramassée dans cette métaphore mouvante. »
Au second étage, la voix si caractéristique, timbrée et modulée, de Mahmoud Darwich s’élève soudain. Le poète palestinien apparaît dans un film, une conférence qu’il donna à Alger dans cet arabe si beau qu’il semblait pouvoir soulever son auditoire.
Un autre Palestinien aussi célèbre que lui, Edward Saïd, apparaît au détour d’un portrait. Les deux Palestiniens, placés non loin l’un de l’autre, semblent alors continuer un dialogue silencieux autour de leur « palestinité », le lyrisme imagé du poète répondant au classicisme académique de l’intellectuel.
Dans cette même salle, une jeune femme de 25 ans observe une fresque géante, Les Nuages, que le regard peine à embrasser en une seule fois. « Elle me fait penser à Guernica, le tableau de Picasso », dit-elle à MEE.
« C’est drôle car je m’inquiétais d’une exposition trop politique et, finalement, c’est moi qui cherche son sens politique. Cet aspect n’apparaît pas de façon trop évidente, ce qui me surprend agréablement. La question politique, car elle n’est pas surlignée, apparaît peu à peu, par la force et la réflexion du seul regard », analyse la jeune visiteuse.
Devant une photographie représentant des stations de métro imaginaires dans un Gaza enfin libre, se penche Marco, un visiteur italien installé à Paris depuis quinze ans. « Je partage avec le peuple palestinien un sentiment profond d’exil et de vie diasporique », indique-t-il à MEE.
Les œuvres contemporaines de l’exposition le surprennent agréablement, dit-il, car il y voit le foisonnement artistique d’une société pourtant empêchée de partout : « C’est un paradoxe mais je pense que la situation faite aux Palestiniens a décuplé leur volonté de montrer leur vie et leur dynamisme créatif. »
La déambulation se poursuit dans une troisième salle, sans doute la plus forte car consacrée à la scène artistique palestinienne contemporaine. La part belle est faite à Gaza et à la Cisjordanie, deux territoires sous blocus et/ou occupés, que l’actualité n’aborde que sous le feu de la guerre ou de la colonisation.
Or là, toute une vitalité artistique nous est donnée à voir et comprendre, un « soumoud » (résistance) créatif qui s’exprime à travers, notamment, des mises en scène photographiées d’un quotidien recréé.
Une vitalité et une vivacité qui auraient réjoui Jean Genet, se plaît-on à imaginer. Car « Ce que la Palestine apporte au monde » se voit complétée par une exposition à part consacrée à l’écrivain français. Plus loin, en effet, après un détour labyrinthique à travers l’exposition pérenne de l’IMA, se niche la salle consacrée à Jean Genet, compagnon de lutte des Palestiniens et des Black Panthers américains. Le poète des ébranlés et réfractaires de l’Histoire.
Il y a quelque chose d’émouvant, là aussi, à contempler l’écriture serrée et penchée de l’écrivain français, ses réflexions sur la lutte des peuples, en captif volontaire et amoureux des causes trop vite qualifiées de perdues.
Trois salles, une même Palestine
L’exposition se dévide ainsi, en suivant le triple fil, presque invisible au début mais qui va s’épaississant, de la Palestine comme récit intime, récit national et récit universel. Et c’est peut-être là que réside la réussite de cette exposition, cette capacité à faire naviguer tout visiteur, sans heurt et sans évidence imposée, entre ces trois degrés de lecture.
L’atmosphère paisible, le dispositif de l’exposition qui éclaire avec subtilité les œuvres, en paliers de lumières habiles, participent pleinement de l’expérience.
« Il s’agit de montrer comment la Palestine est devenue un paradigme, un symbole. La Palestine nous apprend quelque chose en matière de résistance, lutte, créativité, expériences artistiques »
- Marion Slitine, commissaire associée de l’exposition
Marion Slitine est anthropologue et chercheuse postdoctorale à l’EHESS et au MUCEM. Elle est également commissaire associée de l’exposition. Elle explique à Middle East Eye la cohérence profonde d’une construction en trois parties qui semblent dialoguer et créer in fine une métaphore de la Palestine comme un lieu entravé et un imaginaire libre.
La Palestine devient alors une aspiration universelle alors même que l’exposition s’ancre dans un territoire précis et une Histoire particulière. « Trois salles qui sont trois façons de faire monde », note la chercheuse.
La première partie de l’exposition a été pensée comme un écrin accueillant les œuvres données par des artistes internationaux, geste pensé comme un témoignage de solidarité et pour construire la Palestine de demain. L’IMA abrite en effet depuis 2016 la collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, une collection solidaire composée de ces dons volontaires.
« Les œuvres présentées y sont hétéroclites, des photos aux peintures, mais ces œuvres montrent en quoi la Palestine est vivante », détaille la chercheuse.
La seconde salle se veut plus ancrée dans l’histoire même de la Palestine, comme terre d’histoires et de conflits. Là sont exposées des œuvres diverses d’hommes et femmes palestiniens et du monde arabe, témoignant et dénonçant le sort fait au peuple palestinien depuis la Nakba (la « catastrophe ») en 1948. Mais il ne s’agit pas de la chronique d’un peuple souffrant, plutôt celle d’un peuple en lutte.
C’est dans cette salle que résonne Éloge de l’ombre haute de Mahmoud Darwich, qu’il déclama devant le Parlement palestinien en exil à Alger, en février 1983. Le film diffusé porte sa poésie et scande chaque œuvre exposée.
La troisième salle, sans doute la plus saisissante car la plus contemporaine, offre un double regard. Le premier, orientaliste, a fait de la Palestine une « terre sainte » et figée, dont la réalité n’est comprise que par le truchement du regard occidental porté sur elle.
L’ensemble réunit une trentaine de vues en noir et blanc – paysages, scènes de genre et portraits – colorisées par la suite. C’est une terre quasi vide de ses autochtones qui est ainsi donnée à voir, renforçant l’illusion d’une « terre sans peuple » qui attendait la conquête et la découverte, selon la mythologie qui prévalait à la naissance d’Israël.
Cette illusion coloniale se heurte très vite à la vérité humaine des œuvres contemporaines exposées là aussi.
Car en contrepoint frappant, le second regard est celui de quatorze photographes contemporains palestiniens qui multiplient des images de leur terre habitée. Le visiteur y décèle humour et ironie, avec ces mises en scène et performances signifiant un état d’enfermement des corps, se mouvant dans ces espaces clos.
L’espace y est quadrillé alors que la corporalité palestinienne y est présentée comme fluide et insaisissable. Ces « corps indésirables », que l’occupation tend à effacer ou à expulser, exposent leur indéracinable présence. On s’étonne ainsi de ces femmes voilées qui, en tenue de yoga, font un salut au soleil de Gaza, ou de cette skateuse, regard planté dans celui du visiteur, sa planche de bois fermement plantée dans la terre.
Le processus d’immersion joue pleinement pour le visiteur, qui interroge alors personnellement sa propre relation à l’enfermement.
Ces photographies, entre photojournalisme et happening artistique, sont des dons d’artistes de Gaza. « Elles sont comme des œuvres mémorielles, des témoignages qui visibilisent la scène artistique de Gaza mais aussi aident à lutter contre leur isolement », commente Marion Slitine.
Ces quatorze artistes palestiniens, très représentatifs de la nouvelle génération artistique gazaouie, sont aussi intégrés dans le projet de musée à venir, le musée Sahab (« nuages »). Des œuvres matérielles et digitales créées par la communauté dispersée des Palestiniens à travers le monde sont ainsi collectées et placées dans un musée virtuel, un cloud muséal qui se veut aussi un espace d’exposition universel.
Ce musée virtuel entend également sortir Gaza de son isolement artistique, grâce à l’espace numérique et à la réalité virtuelle. À terme, il a vocation à devenir un musée in situ à Jérusalem-Est, aujourd’hui occupée.
« Leur but est de construire ce qu’il n’y a pas encore. Placer ce futur musée dans les nuages le rend intouchable donc indestructible. Ce musée numérique a été créé car Gaza est sous blocus. Il s’agit de préserver un patrimoine qui est le fruit du travail d’artistes de Gaza », explique Marion Slitine.
« Il s’agit de montrer comment la Palestine est devenue un paradigme, un symbole. La Palestine nous apprend quelque chose en matière de résistance, lutte, créativité, expériences artistiques. »
Car, poursuit-elle, changer le regard sur la Palestine, c’est également montrer qu’elle n’est pas seulement synonyme de souffrance et de perte, « mais également une source d’inspiration ».
« Ce que la Palestine apporte au monde » sort de la dichotomie de la victimisation ou de l’héroïsation pour montrer le quotidien de la Palestine. Cette exposition met en regard des regards qui semblent se répondre, s’interroger, se débusquer parfois.
Elle montre surtout à quel point la Palestine est devenue une cause globale, internationale, qui traverse le monde. Car aujourd’hui, parler de la Palestine, c’est parler des injustices du monde. Et de cette inflexible dynamique humaine et historique qu’est l’aspiration à la dignité et à la justice.
La question politique devient alors mouvante, émergeant de façon frontale parfois, d’autre fois de manière plus subtile. « On dit que l’espace médiatique et politique a été saturé par la Palestine, qu’on ne voit plus ces images, qu’on n’entend plus ces souffrances. Ces images la rendent pourtant universelle. Et toujours actuelle », conclut la chercheuse.
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