L’Algérie, un traumatisme aussi pour l’institution militaire française
Quelque 24 000 soldats tués, des actes de torture, un putsch monté par des officiers. L’armée française sort de la guerre d’Algérie traumatisée et affaiblie durablement dans son rapport au politique.
Le conflit marque une rupture dans l’histoire militaire hexagonale, l’engagement de l’institution au service de la République et sa place au sein d’une nation elle-même bouleversée.
En 1962, « le cœur de l’armée est brisée », résume Michael Shurkin, historien américain spécialiste de l’armée française. Une réaction violente, à fleur de peau, qui puise sa source dans l’humiliation de 1940 face à l’Allemagne nazie vécue par de nombreux officiers présents en Algérie. Puis dans la claque de Dien Bien Phu, qui en 1954 sonne le glas des ambitions coloniales françaises en Indochine.
« L’Algérie doit être vue comme le chapitre final d’une longue saga qui a commencé en mai 1940. C’est pourquoi elle est aussi traumatique », indique Michael Shurkin. Et en rentrant en France, les militaires découvrent une presse très remontée. « Les journaux français qui disent que l’armée ne vaut pas mieux que les SS, ça fait mal », ajoute cet ancien officier de la CIA.
De fait, les décennies suivantes bouleverseront l’image que l’armée se fait d’elle-même. Les soldats sont priés de se taire. Alors même que la « grande muette » désigne une armée privée de droit de vote à partir de 1872 – et jusqu’en 1945 –, l’expression restera, désignant la loi du silence au sein de l’institution. « La grande muette, c’est l’Algérie », résume Michael Shurkin.
Voilà la troupe désemparée. Elle voulait redorer sa réputation mais s’est empêtrée dans une contre-insurrection algérienne. Elle s’estime victorieuse mais trahie par l’autorité civile incarnée, comble de l’ironie, par un général, Charles de Gaulle. « C’est un vrai drame collectif. L’image qui en sort, c’est qu’on a gagné sur le terrain et qu’on a été lâché par le pouvoir politique », explique l’historien militaire Michel Goya.
« L’obéissance aux lois de la République »
Quant au putsch du 21 avril 1961 – quand quatre généraux français opposés à l’indépendance de l’Algérie font sédition et s’emparent d’Alger avec des légionnaires et parachutistes, défiant le général de Gaulle au pouvoir –, il divise une armée marquée, à droite, entre partisans de l’Algérie française et gaullistes convaincus, entre soldats majoritairement légitimistes qui refusent de suivre les putschistes et ceux qui ressentent de l’empathie pour ces derniers.
L’ex-colonel Goya se souvient des « sentiments complexes » de la troupe : « On a chanté à la gloire [du général] Salan [un des instigateurs du putsch]. Il y avait une part de rébellion, avec une détestation du politique et de de Gaulle », se souvient-il. « Mais l’immense majorité du corps professionnel n’a pas suivi ».
Le prix à payer n’en sera pas moins élevé. Viennent les purges, une réorganisation de l’armée avec réduction des effectifs, puis la dissuasion nucléaire lorsque la France s’en dote en 1960, affaiblissant la prééminence du soldat.
Si, après 1945, la République se désintéresse du fait militaire et laisse aux officiers une importante marge de manœuvre, les années 60 et 70 voient une reprise en main de l’institution par le politique.
Le chef d’état-major des armées est tenu à l’écart. « Dans la formule de passation de commandement d’un régiment, de Gaulle fait rajouter ‘’l’obéissance aux lois de la République’’ », souligne Michel Goya.
« Les armées ne peuvent assumer d’être là pour faire la guerre. L’héritage immédiat de cet acte guerrier, c’est l’Algérie »
- Bénédicte Chéron, historienne
L’opinion n’est pas acquise non plus. L’image du poilu de 1914-18, courageux et victorieux, a pâli. Le militantisme non violent gagne du terrain. « Les armées vont beaucoup moins s’assumer comme étant faites pour faire la guerre », constate Bénédicte Chéron, spécialiste des relations entre armée et société.
« Dans la communication militaire, à partir de l’été 1962, l’acte combattant est relégué aux marges. Au fur et à mesure, on va se mettre à parler du soldat de la paix. »
Les appelés ne seront plus envoyés massivement au front. Le service militaire, qui devient « service national » en 1965, « est présenté dans la communication comme un rite initiatique socialisateur, qui permet de faire se rencontrer des jeunes Français d’origines multiples », précise l’historienne. « Les armées ne peuvent assumer d’être là pour faire la guerre. L’héritage immédiat de cet acte guerrier, c’est l’Algérie. »
Seules les nouvelles générations auront raison de ces blessures. L’Algérie disparaît des écoles militaires jusqu’à la guerre du Golfe, où l’on reparle de contre-insurrection (ou guerre « contre le terrorisme »). « Avant, l’Algérie était un contre-modèle, notamment en matière d’éthique et de morale. C’était ce qu’il ne fallait pas faire », souligne Michel Goya.
Aujourd’hui, les officiers parlent Bosnie, Rwanda ou Afghanistan. L’armée a tourné la page du drame algérien, quand la société toute entière essaye de reconstruire un narratif qui rende un avenir possible à l’amitié des deux peuples.
Par Didier Lauras
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