L’Algérie ou la mémoire oubliée
S'il y a un aspect qui pose énormément de problèmes dans le processus d'édification d'une nation, c'est bien celui du travail de mémoire. Ce postulat est facilement vérifiable dans le cas algérien. En effet, 55 ans après son indépendance, le pays a encore du mal à se réconcilier avec sa mémoire et à aborder, sans passion, les épisodes les plus méconnus de son histoire.
Dans une espèce de fuite en avant effrénée, le pouvoir politique en place a toujours privilégié une écriture aseptisée de l'histoire, éludant, voire taisant, de nombreux épisodes pourtant essentiels de l'histoire du pays.
Outre la dimension amazighe de l’Algérie, qui a été quasiment évacuée du champ des sciences sociales du contemporain pour être confinée dans ceux de l’ethnologie, de l’histoire ancienne ou de la linguistique, de nombreux exemples du passé plus récent illustrent ce constat. Nous en citerons quatre à titre indicatif.
Algérie algérienne vs. Algérie arabo-islamique
Pendant longtemps, en effet, l’écriture du « roman national » algérien, notamment en langue arabe, a été faite avec une forte dose d’unanimisme teintée d’autoglorification, privilégiant la dimension arabo-islamique.
Dans une espèce de fuite en avant effrénée, le pouvoir politique en place a toujours privilégié une écriture aseptisée de l'histoire, éludant, voire taisant, de nombreux épisodes pourtant essentiels de l'histoire du pays
Cela fait écho à la confrontation qui a opposé durant les années 1940 les tenants de la ligne « Algérie algérienne » à ceux de la ligne arabo-musulmane. La première ligne a été portée par des militants nationalistes de la première heure, kabyles en majorité, qui voyaient en l’orientation exclusivement arabo-islamique une atteinte aux autres composantes du peuple algérien. Ceux-ci n’ont pas tardé à être marginalisés et à subir la stigmatisation des défenseurs de l’arabo-islamisme exclusif. On n’hésita pas à les accuser de « sécessionnisme » et nombre d’entre eux ont été « liquidés » physiquement.
Ainsi, pour mieux fausser le débat et occulter cet épisode peu glorieux, de surcroît annonciateur des fissures à venir, cette confrontation a été baptisée « question berbère » et reléguée au rang de péripétie en dépit des répercussions très importantes qu’elle a engendrées par la suite.
La guerre fratricide entre le FLN et le MNA
Le même sort a été réservé à une autre confrontation, encore plus sanglante : celle qui a opposé les éléments du Mouvement national algérien (MNA), communément appelés « messalistes », aux éléments du Front de libération nationale (FLN).
En effet, les militants du MNA, pris de court par le 1 novembre 1954, se lancent dans la lutte et créent des maquis, notamment dans le Constantinois, dans l’Oranie et dans les zones limitrophes de la Kabylie. Ils organisent des attentats à Alger en avril 1955 et encadrent fortement l’émigration algérienne en France, ce qui les amène à une lutte ouverte sur la direction de la Révolution avec les éléments du FLN, dont ils partagent pourtant l’objectif.
Ainsi, à partir du début de l’année 1956, les deux camps s’affrontent directement avec comme point culminant, le 28 mai 1957, le sinistrement célèbre massacre du village messaliste de Méllouza, dans les hauts-plateaux, durant lequel plus de 300 personnes sont exécutées par le FLN.
En France, le FLN crée la Fédération de France du FLN. S’ensuivent des assassinats commis par les deux camps, et ce, en pleine guerre de libération nationale.
Cette guerre, qualifiée de fratricide, outre les morts, aura des conséquences très importantes sur le mouvement national. Elle restera toutefois largement méconnue car soigneusement éludée et minimisée après l’indépendance du pays.
La révolte du FFS
Il en est de même de la rébellion du Front des forces socialistes (FFS) d’Aït Ahmed, en septembre 1963, une année après l’indépendance.
Fondé en 1963, le FFS s’est tout de suite inscrit dans l’opposition frontale vis-à-vis du nouveau pouvoir en place. D’essence pacifique, il a fortement fait pression sur l’exécutif pour que celui-ci concède le multipartisme et ouvre le champ politique à la société civile. L’intransigeance de la tête de l’exécutif a rapidement conduit le FFS à prendre les armes et voir ses militants rejoindre un maquis qu’ils avaient à peine quitté.
Ainsi, menée par des anciens officiers des wilayas III et IV historiques contre le pouvoir autoritaire du duo présidentiel Ben Bella-Boumediene, cette révolte a entraîné une confrontation armée, des centaines de victimes et près de 3 000 détenus dans les rangs du FFS, laissant des meurtrissures profondes en Kabylie.
Mais que savons-nous aujourd’hui de cet épisode et de ses hommes ? Presque rien, à part le qualificatif de « rébellion kabyle » dont on a affublé ce mouvement alors qu’il s’agit là d’une révolte à caractère national.
La décennie noire
Ce déficit de mémoire se poursuit inexorablement et touche la décennie de violences qu’a vécue l’Algérie durant les années 1990.
En effet, de 1991 jusqu’au début des années 2000, l’État livre une guerre féroce aux groupes islamistes armés qui tentent de le déstabiliser en multipliant les attentats terroristes, ébranlant profondément et durablement le pays et atteignant les Algériens dans leur chair.
Toute une décennie de drames et de pleurs finit aux oubliettes sans que les Algériens ne puissent en savoir davantage, encore moins se prononcer sur le processus de réconciliation nationale qui a été concocté totalement à leur insu
Mais depuis, les autorités ont mis une chape de plomb sur les événements, empêchant tout travail de mémoire initié par la société civile. Le sujet est érigé au rang de tabou discursif national et le travail de mémoire, plus que nécessaire suite à une telle tragédie, est sacrifié sur l’autel de considérations purement politiques dictées par la « Charte de réconciliation nationale ».
Pour les autorités algériennes, le sujet est tellement sensible qu’un simple article dans Le Monde diplomatique, intitulé « Mémoire interdite en Algérie », conduit à l’absence dans les kiosques de l’édition du mois d’août 2017 suite à l’interdiction de sa diffusion.
Encore une fois, toute une décennie de drames et de pleurs finit aux oubliettes sans que les Algériens ne puissent en savoir davantage, encore moins se prononcer sur le processus de réconciliation nationale qui a été concocté totalement à leur insu.
À LIRE : 1962, le miracle de l’indépendance algérienne
Aujourd’hui, les jeunes Algériens qui n’ont pas connu tous les épisodes susmentionnés n’ont pas la latitude d’en débattre publiquement et d’en tirer les enseignements qui s’imposent, ce qui rend tout travail de mémoire encore plus compliqué.
Les raisons de l’adoption de cette approche dans la rédaction de l’histoire, laquelle a mené à un déficit dans le travail de mémoire en Algérie, sont diverses. Parmi elles, on peut citer l’évolution de certains protagonistes de ces différents épisodes au sein des cercles du pouvoir, d’où la difficulté de toute approche objective des événements. Il faudra certainement beaucoup plus de temps et de recul pour que les langues se délient de manière dépassionnée.
- Nourredine Bessadi est enseignant-chercheur à l'Université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, en Algérie. Il est en même temps traducteur et consultant indépendant. Il travaille sur les questions se rapportant au genre, aux politiques linguistiques et aux droits humains. Il est le fondateur de Babel Consulting, une entreprise de conseil en communication.
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Photo : explosion d'une bombe de l'OAS, organisation clandestine française luttant contre l’indépendance algérienne, dans le quartier de Bab-el-Oued, à Alger, le 1er janvier 1962 (Musée national de la Révolution algérienne).
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