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Arrestation d’Ariane Lavrilleux : les journalistes mettent en garde contre une détérioration de la liberté de la presse en France

La journaliste d’investigation a été libérée après 39 heures de garde à vue en raison d’une enquête sur l’implication de la France dans la mort de civils égyptiens
Manifestation devant l’hôtel de police de Marseille, le 20 septembre 2023 (AFP)
Par Céline Martelet et Alexandre Rito à PARIS, France

Les journalistes français ont réagi avec une profonde inquiétude à l’arrestation de la journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux, dénonçant une menace contre un « pilier essentiel de la démocratie ».

Selon les informations relayées, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue mardi en raison de son enquête sur la complicité présumée de la France dans des exécutions extrajudiciaires de civils dans le désert de l’ouest de l’Égypte entre 2016 et 2018.

Après 39 heures de garde à vue, la journaliste a été libérée.

Sur une photo publiée sur X (anciennement Twitter), elle apparaît souriante, le poing levé. La photo est accompagnée d’un court texte : « Je suis libre, merci beaucoup pour votre soutien ! »

Avant sa libération, des journalistes indignés avaient organisé des manifestations dans toute la France pour réclamer sa libération.

À Paris, de nombreux journalistes se sont rassemblés place de la République ; les syndicats de journalistes ont accusé la police de traiter la jeune femme « comme une criminelle pour le simple fait d’avoir exercé sa profession ».

« C’est très inquiétant. Les autorités françaises ont clairement franchi une nouvelle étape dans la criminalisation du journalisme d’investigation »

– Elie Guckert, journaliste

« Le journalisme est un pilier essentiel de la démocratie », déclare à Middle East Eye Gaële Joly, reporter pour Radio France.

« Certains services de communication du gouvernement, comme récemment la préfecture de Paris, n’hésitent plus à nous demander de révéler l’identité de nos sources lorsque nos enquêtes les mettent en cause. C’est ce qui m’est arrivé il y a quelques semaines. »

Le 19 septembre à 6 heures du matin, des agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, renseignements), accompagnés d’un juge d’instruction, se sont présentés au domicile d’Ariane Lavrilleux à Marseille pour lui notifier son placement en garde à vue. Son appartement a ensuite été perquisitionné pendant près de dix heures.

Elle a été emmenée à l’hôtel de police de Marseille pour y être interrogée et a passé la nuit en cellule. Un ancien militaire a également été placé en garde à vue dans le cadre de cette affaire.

Une information judiciaire, ouverte par le parquet de Paris pour « compromission du secret de la défense nationale », est en cours depuis juillet 2022, à la suite d’une plainte déposée par le ministère français de la Défense.

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« C’est très inquiétant. Les autorités françaises ont clairement franchi une nouvelle étape dans la criminalisation du journalisme d’investigation », affirme Elie Guckert, journaliste indépendant.

Celui qui a cosigné avec Ariane Lavrilleux un reportage pour le site d’information d’investigation Disclose sur des ventes d’équipements militaires français à la Russie souligne que les pressions exercées sur les journalistes n’ont fait qu’augmenter depuis l’accession d’Emmanuel Macron à la présidence en 2017.

« Des journalistes ont déjà été convoqués par la DGSI et il y a eu des menaces de condamnation », ajoute-t-il.

« Mais maintenant, on est allé plus loin, on parle d’une journaliste dont le domicile a été perquisitionné pendant dix heures. À ma connaissance, c’est du jamais vu. La question est de savoir jusqu’où le gouvernement entend aller, et jusqu’où il est prêt à bafouer le secret des sources des journalistes, qui est garanti par la loi française. »

La liberté de la presse menacée ?

Dans une enquête pour Disclose, Ariane Lavrilleux a révélé que l’État français avait fourni au gouvernement égyptien des renseignements utilisés dans le cadre d’opérations militaires qui ciblaient et tuaient des civils.

Selon Disclose, les juges français se penchent également sur quatre autres enquêtes menées par le média, à savoir des révélations sur la vente de 30 Rafale à l’Égypte ainsi que sur la livraison par la France à la Russie de matériel de guerre utilisé dans l’invasion de l’Ukraine, une enquête sur des livraisons d’armes à l’Arabie saoudite et enfin un article prouvant que la France a fermé les yeux lorsque les Émirats arabes unis ont secrètement envoyé des armes en Libye pour servir les ambitions militaires du général Khalifa Haftar.

« La France donne le pire exemple et envoie un message aux régimes autoritaires. Il n’y a pas de démocratie sans liberté de la presse »

- Mounir Satouri, eurodéputé Europe Écologie les Verts

« L’invocation du secret défense n’a manifestement rien à voir avec une quelconque volonté de garantir la sécurité nationale, mais semble en réalité servir à abuser des prérogatives de l’État pour empêcher les journalistes de dire aux Français ce que l’État fait en leur nom et à leur insu », soutient Elie Guckert.

Interrogé par une journaliste de Mediapart mercredi, le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a refusé de commenter l’affaire Ariane Lavrilleux. 

« La nature de votre question n’est pas adaptée au contexte » du Conseil des ministres, a-t-il répondu à une journaliste qui lui demandait s’il était « normal qu’une journaliste passe une nuit en cellule dans une démocratie ».

« Je suis porte-parole du gouvernement […]. Donc quand je dois dire les choses, je dis les choses avec la certitude que c’est la parole gouvernementale et qu’on a les éléments nécessaires pour cela », a-t-il déclaré.

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La libération d’Ariane Lavrilleux ne suffira pas à apaiser les inquiétudes des journalistes français, notamment des journalistes indépendants qui travaillent très souvent sans le soutien d’une rédaction.

Selon Mounir Satouri, eurodéputé Europe Écologie les Verts, l’arrestation d’Ariane Lavrilleux représente « le début de la fin pour la liberté de la presse ».

« La France donne le pire exemple et envoie un message aux régimes autoritaires. Il n’y a pas de démocratie sans liberté de la presse », affirme-t-il.

« Et y a-t-il liberté de la presse sans protection des sources ? Bien sûr que non. Si on coupe les journalistes de leurs sources, on les empêche de travailler. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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