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CNEWS, un média d’opinion au service de l’extrême droite française

Depuis son rachat par l’homme d’affaires conservateur Vincent Bolloré en 2016, la chaîne est devenue un outil de diffusion des idées d’extrême droite. Malgré de nombreuses protestations, le gendarme français de l’audiovisuel reste passif
Islamophobie, grand remplacement, effets positifs de la colonisation… des thèmes récurrents pour Zemmour et CNEWS, qui lui a d’ailleurs servi de rampe de lancement en politique grâce au poste d’éditorialiste qu’il a occupé entre 2019 et 2021 (MEE)

Le 8 octobre, Action française, un groupuscule d’ultra-droite, envahit avec pétards, fumigènes et mégaphone la mairie de Stains, une ville à forte concentration immigrée dans le Nord de la région parisienne, pour revendiquer la soi-disant appartenance de la France aux Français, en scandant des slogans racistes.

Cette incursion a lieu quelques jours après un talk-show de la chaîne CNEWS, « Le Morandini Live », où Garen Shnorhokian, l’un des chroniqueurs, partisan de la théorie xénophobe du grand remplacement, conteste l’absence de « Français de souche » au conseil municipal de Stains.

Invité à préciser sa pensée, l’ancien porte-parole du candidat de l’extrême droite à la présidentielle de mai 2022 et président du parti Reconquête! Éric Zemmour déclare sur le plateau qu’un « Français de souche, c’est quelqu’un qui a plus de noms de sa famille sur les monuments aux morts que dans les registres de la CAF [Caisse d’allocations familiales] ».

Jean-Marc Morandini, le présentateur, s’en prend pour sa part au maire de Stains, Azzédine Taïbi, lui reprochant de garder un drapeau palestinien dans son bureau et aucun emblème d’Israël.

Au cours d’une interview en duplex, il tient aussi à lui demander pourquoi la municipalité a accepté que l’une de ses rues soit baptisée du nom de Khadidja, première épouse du prophète de l’islam.

« On polémique sur le nom d’une des épouses de Mohammed alors que d’autres personnalités comme Jeanne d’Arc ou Mère Theresa sont citées », réplique l’élu, qui explique que l’attribution du prénom Khadidja à une rue de Stains participe d’un projet associatif, adoubé par la Direction de la culture de la région Île-de-France, qui consiste à donner pendant quinze jours les noms de « femmes inspirantes » à plusieurs rues de la ville.

Dans un communiqué après l’attaque d’Action française, l’édile alerte contre « une forme de fascisme en train de s’installer dans [la] société, banalisé par certains médias et la classe politique ».

Une rampe de lancement pour Zemmour

Le rôle de CNEWS dans la promotion des idées de l’extrême droite est bien connu. Quelques jours avant l’attaque de la mairie de Stains, le directeur de la publication du journal en ligne Mediapart, Edwy Plenel, a accusé Vincent Bolloré, actionnaire principal de Vivendi (groupe industriel intégré dans les médias et la communication) et propriétaire de la chaîne, d’avoir transformé celle-ci en outil de propagande.

« On blablate pour dire des opinions qui vont à l’encontre des droits fondamentaux et à l’encontre du respect de la personne humaine »

- Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart

« Monsieur Vincent Bolloré a une idéologie. Il veut faire de CNEWS l’équivalent de Fox News aux États-Unis. Ce sont des chaînes de haine. Ce sont des chaînes xénophobes », a-t-il dénoncé.

À titre d’exemple, en janvier 2021, Fox News, chaîne d’information en continu ultra-conservatrice, avait justifié l’invasion du Capitole par des partisans fanatisés de Donald Trump qui voulaient empêcher le Congrès de valider la victoire de son rival Joe Biden à la présidentielle.  

Edwy Plenel cite notamment « L’Heure des pros », un talk-show très populaire animé par Pascal Praud, ancien journaliste sportif, populiste et ouvertement islamophobe. Selon le directeur de Mediapart, le présentateur et ses chroniqueurs (dont Élisabeth Levy, directrice de rédaction de Causeur, un magazine classé à l’extrême droite) ne font pas de l’information et « sont du côté des opinions, notamment des pires ».

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« On blablate pour dire des opinions qui vont à l’encontre des droits fondamentaux et à l’encontre du respect de la personne humaine », regrette Edwy Plenel.

Les musulmans et l’islam sont tout particulièrement dans le collimateur de la chaîne et de ses invités.

Interrogé par Morandini qui lui tendait le micro au cours d’une sortie, l’ancien candidat d’extrême droite à l’Élysée Éric Zemmour a même demandé à une femme, présidente d’une association de Drancy, d’ôter son voile face caméras pour prouver qu’elle le porte librement.

Islamophobie, grand remplacement, effets positifs de la colonisation… des thèmes récurrents pour Zemmour et CNEWS, qui lui a d’ailleurs servi de rampe de lancement en politique grâce au poste d’éditorialiste qu’il a occupé entre 2019 et 2021 dans une émission de débat très regardée, « Face à l’info ».

Plus d’opinions que d’infos

Pour contrer la dérive idéologique de la chaîne, diverses actions ont été engagées, notamment de l’intérieur. En 2019, des élus du personnel ont demandé le départ de Zemmour.

Plus récemment, des journalistes, des hommes politiques et des personnalités ont formé un collectif, « Stop Bolloré », afin de dénoncer l’empire médiatique « réactionnaire » du milliardaire, avec en ligne de mire CNEWS, « où la polémique outrancière tient lieu de débat » et « où la ligne éditoriale montre une obsession pour les thèmes d’extrême droite ».

« Du point de vue du marketing, ce virage est une bonne opération pour Bolloré. Il a fait une chaîne où les Français qui ont voté très majoritairement à droite peuvent se reconnaître »

- François Jost, sémiologue et professeur à la Sorbonne Nouvelle

Bolloré a fait l’acquisition de CNEWS en même temps que sa maison mère, le groupe audiovisuel CANAL+, en 2016. À cette époque, la chaîne s’appelait I-Télé et était traversée par une profonde crise financière et morale. À l’automne cette année-là, les journalistes ont fait une grève de 31 jours pour demander plus de moyens et l’annulation du recrutement de Morandini, poursuivi dans des affaires de corruption de mineurs et harcèlement sexuel.

Finalement, une centaine d’entre eux claqueront la porte. À la place, CNEWS, officiellement baptisée ainsi en 2017, recrute de nouveaux animateurs, dont d’anciennes vedettes du petit écran, et confirme sa dépendance éditoriale à Vincent Bolloré. 

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La preuve en 2018, lorsque la chaîne censure en partie la mise en examen du milliardaire pour des faits de corruption. Au même moment, elle entreprend un virage très à droite, qui fait monter ses audiences.

« Du point de vue du marketing, ce virage est une bonne opération pour Bolloré. Il a fait une chaîne où les Français qui ont voté très majoritairement à droite peuvent se reconnaître », explique à Middle East Eye François Jost, sémiologue et professeur émérite des sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle.

L’enseignant estime par ailleurs que CNEWS correspond parfaitement à l’idéologie de l’homme d’affaires. « Sur la chaîne, le dimanche, il y a toute une partie des programmes qui est consacrée à la religion catholique alors que lui-même est un catholique très traditionnaliste », note François Jost, ajoutant que Bolloré « a fait Zemmour », même s’il ne le soutient pas officiellement.

Le gendarme de l’audiovisuel aux abonnés absents

Pour alerter contre la mainmise de l’homme d’affaires sur CNEWS, l’ONG de défense de la liberté de la presse Reporters sans frontières (RSF) a saisi l’ARCOM, l’Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (anciennement connue sous le nom du CSA), en novembre 2021.

Selon RSF, « CNEWS ne peut plus être considérée comme une chaîne d’information [car] elle s’est transformée sous la houlette de Vincent Bolloré en un média qui diffuse des opinions de manière massive et orientée – relevant souvent de la discussion de comptoir, au mépris régulièrement de l’indépendance, de l’honnêteté et du pluralisme de l’information ». 

Malgré cette plainte et celles, nombreuses, de téléspectateurs, le régulateur public n’a pas pris de décision notable. En 2021 par exemple, il s’est contenté de mettre en garde CNEWS contre « l’absence de diversité des points de vue exprimés » dans deux émissions de Pascal Praud consacrées à une tribune controversée de militaires appelant au putsch pour empêcher la « guerre civile ».

« De manière générale, l’ARCOM est confrontée à des demandes de la société qui veulent censurer tel ou tel média. Pour elle, il est important de garantir la liberté des médias et de ne pas choisir une orientation politique plutôt qu’une autre »

- Christophe Deloire, directeur de Reporters sans frontières

Ce manque de réactivité a conduit RSF à porter l’affaire devant le Conseil d’État, qui n’a pas encore rendu sa décision. L’association s’est notamment fondée sur une étude de François Jost prouvant que la chaîne était devenue un outil de propagande médiatique.

« Sur l’ensemble de l’antenne, l’enchaînement des informations présentées et leur amplification systématique par le commentaire vient “exemplifier une thèse’’ : “l’information est sélectionnée en fonction des valeurs [de la chaîne]’’ et un examen comparatif avec BFMTV montre que ‘’le microcosme’’ de CNEWS s’avère ‘’peu soucieux du macrocosme de l’actualité’’ », a observé le sémiologue, cité par RSF, dans son étude des séquences d’information de la chaîne entre le 31 janvier et le 4 février 2022.

« CNEWS elle-même se présente comme une chaîne d’opinion. Les slogans de sa campagne publicitaire sont éloquents : ‘’Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion’’. En plus, elle privilégie certaines opinions au détriment des autres. Ce qui contredit complètement l’esprit de la convention passée avec l’ARCOM », souligne François Jost à Middle East Eye.

L’accord signé en 2019 exige notamment de la chaîne qu’elle assure le respect du pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion, conformément à la loi de 1986 sur l’audiovisuel.

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« Cette pluralité doit exister via la présence de médias qui ont des lignes éditoriales différentes et à l’intérieur de chaque média pour éviter des polarisations qui risquent de diviser la société, comme nous l’avons vu aux États-Unis avec Fox News », précise à MEE Christophe Deloire, directeur général de RSF.

Il ajoute que l’ARCOM a l’obligation, en vertu de la loi de 1986, de veiller au respect du pluralisme.

À la question de savoir pourquoi cette autorité reste alors passive face aux dérives de CNEWS, Christophe Deloire suggère qu’elle craint peut-être d’être accusée de censure.

« De manière générale, l’ARCOM est confrontée à des demandes de la société qui veulent censurer tel ou tel média. Pour elle, il est important de garantir la liberté des médias et de ne pas choisir une orientation politique plutôt qu’une autre », analyse le directeur de RSF.

Il pense par ailleurs qu’« aujourd’hui, des gens voudraient que des médias avec des idées très tranchées, très polarisées puissent continuer à être diffusés ».

Ainsi sur CNEWS, où il est toujours le bienvenu alors qu’il a été condamné par la justice pour  provocation à la haine raciale, Éric Zemmour continue de se servir de l’actualité pour propager des concepts racistes.

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