Quand Hollywood s’empare du drame de Jamal Khashoggi
Sur le papier, la fin tragique de Jamal Khashoggi est digne d’un film : un meurtre mystérieux impliquant de hauts responsables d’un gouvernement, un travail de dissimulation bâclé, et une fin démoralisante de film noir où les coupables s’en sortent.
Étant donné l’attention mondiale suscitée par son assassinat en octobre 2018, ce n’était qu’une affaire de temps avant que Khashoggi – ainsi que la relation toxique de l’Arabie saoudite avec les États-Unis –, ne bénéficie d’un traitement dans le pur style hollywoodien.
Il était peut-être aussi inévitable que ces films soient diffusés pour la première fois en 2020, année de l’élection présidentielle américaine tandis que les productions anti-Trump inondent les services de streaming.
Le meurtre de Khashoggi avait déjà été rapporté en détails dans deux documentaires télé : The Murder of Jamal Khashoggi pour le diffuseur allemand Deutsche Welle, et Jamal Khashoggi: The Silencing of a Journalist pour Al Jazeera.
Il existe également plusieurs courts métrages documentaires, notamment The Assassination of Jamal Khashoggi par le Washington Post, dernier employeur de Khashoggi (qui avait précédemment écrit pour Middle East Eye).
The Dissident, le très médiatisé documentaire de Bryan Fogel qui fait suite au documentaire oscarisé Icare (2017), a été présenté pour la première fois au Festival du film de Sundance en janvier.
Financé par Human Rights Foundation, il a reçu des critiques unanimement élogieuses, avant de peiner à trouver un distributeur les mois suivants.
Bryan Foger a émis l’hypothèse que les acheteurs avaient été dissuadés de s’attaquer à un sujet controversé par crainte d’une réaction saoudienne similaire à celle qu’a suscité un épisode de la comédie Un patriote américain de Hasan Minhaj produite par Netflix, également au sujet du meurtre de Khashoggi.
Il se peut également que les responsables du film aient été conscients des investissements prévus par le royaume à Hollywood, ainsi que de l’émergence de l’Arabie saoudite en tant que marché le plus lucratif du monde arabe.
The Dissident a finalement trouvé des distributeurs en septembre : Briarcliff Entertainment, un relatif nouveau venu pour les États-Unis, et HanWay Films pour la distribution à l’international.
Le mystère entourant le film – qui n’a été vu que par une poignée de critiques et de personnalités du secteur – finit par se dissiper tandis que celui-ci reprend son chemin, interrompu par la pandémie, circulant à Zurich et dans divers événements à travers les États-Unis avant sa sortie en décembre (il participe au DOC NYC à compter du 11 novembre et Festival international du film de Stockholm à compter du 16 novembre).
Un morceau du puzzle
Mais alors que The Dissident tente de prendre son essor avant la saison des récompenses, Kingdom of Silence, un documentaire passé sous le radar consacré à Khashoggi et réalisé par Rick Rowley (réalisateur nommé aux Oscars) pourrait lui voler la vedette.
Il a été diffusé sur la chaîne Showtime début octobre et ses critiques sont excellentes, même s’il n’a pas eu l’accueil en fanfare dont a bénéficié le film de Bryan Fogel.
The Dissident continuera d’attirer l’attention, grâce à sa campagne efficace et la méconnaissance palpable de la région chez de nombreux critiques américains.
Mais c’est Kingdom of Silence qui donne une image plus honnête et exhaustive de la saga Khashoggi, malgré quelques erreurs et un manque de contextualisation.
Ces deux films racontent peut-être la même histoire, mais l’un d’eux le fait avec moins d’ornements et de bravade que l’autre.
Kingdom of Silence ne prétend jamais être autre chose qu’un morceau du puzzle dans l’histoire plus complexe d’un homme que beaucoup connaissaient de loin mais étaient loin de connaître véritablement.
Ainsi, ce film témoigne davantage de respect envers Khashoggi que l’œuvre polie de Bryan Fogel, qui omet intentionnellement les aspects les moins flatteurs de son histoire pour obtenir un produit plus vendeur.
La divergence entre ces deux films souligne les crises éthiques que traversent actuellement les réalisateurs de documentaires traditionnels : les tentations de privilégier le style sur la vérité, les formats faciles à appréhender adoptés pour promouvoir des sujets complexes, la dissimulation d’informations en faveur de discours simplifiés.
Mais au bout du compte, tous deux illustrent les défauts fondamentaux de la réalisation de documentaires sur le Moyen-Orient par les Américains : réductionnisme, manque de perspicacité et manque de nuance.
On ne peut que se demander à quoi aurait ressemblé ces deux productions si elles avaient été réalisées par des Saoudiens ou des Arabes.
The Dissident ressemble à un thriller, il en donne l’impression et il est structuré comme tel
The Dissident ressemble à un thriller, il en donne l’impression et il est structuré comme tel. Le premier personnage qui nous est présenté est Omar Abdulaziz, un jeune activiste saoudien exilé à Montréal.
Présenté dans des compositions sombres sur une bande-son mélodramatique et menaçante, il est rapidement défini comme l’homme de l’Intérieur, un lanceur d’alerte prêt à tout pour exposer les affreux secrets du royaume au monde.
« Il s’agit de vengeance », précise-t-il dans l’introduction du documentaire. « En Arabie saoudite, avoir une opinion est un crime. Mais la mort de Jamal a tout changé. » Dès le début, un ton si théâtral donne la priorité à l’atmosphère, à l’engagement émotionnel, et l’aspect cinématographique banal prend le pas sur la pleine vérité.
Un récit principalement relayé par les responsables turc
Le récit non linéaire passe constamment du présent au passé. Les années décisives de la carrière de Khashoggi en tant que partisan fidèle, quoique critique, de la famille royale saoudienne sont largement laissées de côté.
Bryan Fogel laisse entendre qu’il pourrait avoir collaboré avec les précédents régimes saoudiens convaincu que, pour changer le système du royaume, un journaliste doit travailler de l’intérieur.
L’histoire des dirigeants du royaume est abordée de manière fugace, résumée comme une passation de pouvoir d’un prince à l’autre. Le gros du discours se concentre sur la dissidence de Khashoggi (déclenchée par le Printemps arabe et l’accession au trône du roi Salmane en 2015), son exil auto-imposé aux États-Unis et en Turquie, et enfin son meurtre.
De bout en bout, telle une hagiographie, Khashoggi est dépeint comme un martyr qui a donné sa vie pour la liberté et la démocratie.
La description de sa vie personnelle se concentre sur sa relation avec Hatice Cengiz, l’universitaire turque avec laquelle il s’est fiancé après l’échec de son mariage suite à son départ d’Arabie saoudite.
Une trop grande part de The Dissident est dédiée aux détails déjà familiers du meurtre tels que l’histoire qui a attiré Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul, les douze hommes de main envoyés par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) pour l’exécuter, la découverte rapide et progressive de cet atroce assassinat, et la confirmation que MBS était le cerveau de ce meurtre.
Le récit détaillé est principalement relayé par les responsables turcs qui ont supervisé l’enquête, un certain nombre de connaissances de Khashoggi, et Hatice Cengiz, qui relie les différents aspects du meurtre.
Le seul élément fascinant du discours sinon rudimentaire de Fogel, c’est la mise au jour du réseau d’espionnage que le gouvernement saoudien a orchestré pour surveiller ses opposants, allant d’une armée de Twittos qui écrase toute critique à la campagne de piratage généralisée que MBS mène contre ses détracteurs, notamment Abdulaziz et Jeff Bezos, patron d’Amazon et propriétaire du Washington Post.
À un moment particulièrement abracadabrant, Omar Abdulaziz explique que Khashoggi pourrait avoir été assassiné à cause de son lien avec lui, ce que le régime aurait découvert avant l’assassinat. Le public pourrait alors se demander pourquoi Bryan Fogel n’a pas vérifié le témoignage d’Abdulaziz. Autre exemple, Abdulaziz affirme dans une autre scène que 80 % des Saoudiens sont sur Twitter, raison pour laquelle les autorités veulent contrôler le réseau social.
En réalité, ce chiffre est bien plus faible, 37 %, lequel, s’il est toujours élevé, est néanmoins moitié moindre que l’estimation d’Omar Abdulaziz. On se demande donc pourquoi le réalisateur n’a jamais corrigé cette fausse information, et quelles sont les autres demi-vérités assénées dans le film.
Ailleurs, il y a de grosses lacunes dans l’explication trop proprette de Fogel. Les nombreuses luttes de pouvoir au sein du royaume sont négligées, ce qui aboutit à une présentation sans profondeur de l’Arabie saoudite comme un mélange étrange entre une autocratie égoïste et une quasi-théocratie.
Manichéisme occidental
Par ailleurs, Bryan Fogel n’explique jamais comment l’islam a été instrumentalisé pour renforcer le pouvoir de la famille royale, pas uniquement dans le royaume mais à travers le monde arabe.
Toutes les questions politiques abordées par The Dissident sont simplifiées pour correspondre à un manichéisme occidental opposant le bien et le mal.
Le Printemps arabe était quelque chose de formidable pour la région mais l’Arabie saoudite l’a démoli à travers le Moyen-Orient par crainte que cela n’encourage ses propres citoyens à la révolte. Les monarques saoudiens étaient tous malfaisants, obsédés par l’idée d’asseoir et de sauvegarder leur pouvoir et leur richesse.
Quant aux responsables turcs, ils sont présentés en croisade pour la vérité, dans LE pays qui « n’a pas ménagé ses efforts » pour traîner les meurtriers de Khashoggi devant la justice, comme l’affirme Bryan Fogel dans différentes interviews.
En fait, la réalité est bien plus complexe et multiforme. Par exemple : la Turquie est l’un des pays qui emprisonne le plus de journalistes, devançant même l’Arabie saoudite.
Le film ne mentionne pas non plus comment le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’est servi de cette affaire pour se mettre en avant avec les États-Unis et l’Arabie saoudite.
Dans plusieurs interviews, Bryan Fogel déclare que c’est la déformation de la réputation de Khashoggi dans les médias et le fait qu’il était présenté comme apologiste des Frères musulmans et du terrorisme qui l’ont incité à faire ce film (il ne mentionne jamais quel média, qu’il soit occidental ou arabe, était à l’origine de ces accusations).
« Je voulais que le monde aime Jamal », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse du Festival du film de Zurich. Il a qualifié son entreprise d’« unique et exclusive » dans une interview avec la télévision turque, assurant que le documentaire présente « l’histoire secrète du meurtre de Khashoggi ».
A contrario, Kingdom of Silence de Rick Rowley démontre les graves erreurs de jugements de The Dissident, avec un récit moins cinématographique mais bien plus étayé.
Produit notamment par le journaliste réputé et spécialiste du Moyen-Orient Lawrence Wright, ce documentaire plante le décor avec une citation de Mohamed Soltan, activiste pour les droits de l’homme américano-égyptien, qui déclare avec à-propos que « quiconque prétend connaître chaque aspect de la vie de Jamal vous ment assurément ».
Chronique franche du meurtre de Khashoggi, selon Rick Rowley, c’est tout sauf le récit suivi par The Dissident. Lawrence Wright, par exemple, souligne la relation étroite qu’entretenait Khashoggi avec la maison des Saoud.
« L’Arabie saoudite est divisée entre membres de la famille royale et roturiers », relève-t-il. « Les membres de la famille royale possèdent tout et parmi les roturiers, Jamal Khashoggi avait beaucoup d’influence. Je ne pense pas qu’il y ait un seul endroit en Arabie saoudite qui lui était interdit. Il n’était pas seulement puissant… Les gens l’aimaient. »
Rick Rowley révèle plusieurs faits notables à propos de Khashoggi dédaignés par Bryan Fogel, par exemple qu’il fut le premier journaliste à interviewer Oussama ben Laden dans les années 1980, à l’époque où le fondateur d’al-Qaïda avait commencé à combattre les soviétiques en Afghanistan.
Il raconte que Khashoggi avait été ébloui par ben Laden, avant de perdre ses illusions lorsqu’il a terni l’Arabie saoudite et l’islam avec les attentats du 11 septembre contre les États-Unis.
Révélations majeures
Le fervent soutien ultérieur de Khashoggi au régime saoudien, insinue Lawrence Wright, était une réaction contre ben Laden et était motivé par la culpabilité autant que par le patriotisme. En accord avec le discours saoudien à l’époque, explique Rick Rowley, Khashoggi est devenu un ardent défenseur de l’invasion américaine de l’Irak en 2003 – ce que laisse de côté The Dissident.
« Lorsque je l’ai rencontré, [Khashoggi] m’a paru être un néo-conservateur » explique Lawrence Wright. « Il était nationaliste. » Les États-Unis n’auraient pas envahi l’Irak sans le soutien des Saoudiens, souligne-t-il, et Khashoggi a certainement aidé à promouvoir la cause américaine à l’époque.
Il y a également des révélations majeures à propos de Khashoggi dans Kingdom of Silence, des révélations qu’ignore The Dissident.
La première est que, bien avant son meurtre, Khashoggi devait rencontrer des membres de la commission du 11 septembre 2001, lesquels tentaient de prouver que le gouvernement saoudien avait des liens tangibles avec les terroristes, mais il ne s’est jamais présenté pour des raisons qui demeurent inconnues.
La seconde est qu’il était marié à une Égyptienne nommée Hanan el-Atr, en Virginie, avec laquelle il était toujours lorsqu’il a rencontré Cengiz puis s’est fiancé à cette dernière.
Les sept dernières années de la vie de Khashoggi en sont venues à définir son héritage : son courage, son altruisme et les sacrifices qu’il a faits pour défendre la liberté des journalistes et son combat pour la libération de ses concitoyens, ce qui a fini par lui coûter la vie. Cependant, il était surtout une énigme – un homme plein de contradictions et de secrets qui pourraient ne jamais être dévoilés.
Il y a certains points sur lesquels Fogel et Rowley s’accordent : tous deux pensent que le Printemps arabe a ébranlé Khashoggi, le faisant évoluer de défenseur de la famille royale saoudienne à défenseur passionné des mouvements démocratiques balayant et libérant la région.
La Maison des Saoud, comme le souligne Rowley, croyait que Washington avait laissé tomber le président égyptien Hosni Moubarak, un allié de Riyad, qui a été évincé en février 2011.
Cependant, on trouve bien peu de choses sur ce contexte général, lequel est crucial pour comprendre ce qui est arrivé à Khashoggi.
Les deux documentaires ne donnent pas le contexte global.
Après la chute de Moubarak, Riyad a mobilisé ses efforts pour évincer les Frères musulmans élus démocratiquement, qui ont gouverné de 2012 à 2013, avant d’être renversés par un putsch.
Mais aucun des deux films ne mentionnent le rôle du Qatar dans le financement des Frères musulmans. Ils ne plongent pas non plus dans la myriade de facteurs qui ont conduit à la chute de la confrérie, notamment la prise de pouvoir ratée du groupe, l’essor de l’islam politique et ses politiques économiques bâclées.
Les deux films offrent peu de compréhension du positionnement de l’Arabie saoudite
Plus important encore, tous deux négligent d’accentuer l’opposition croissante envers le gouvernement de Mohamed Morsi avant le coup d’État ou que le président actuel Abdel Fattah al-Sissi est arrivé au pouvoir en 2014, bien que plusieurs candidats aient boycotté l’élection ou n’aient pas pu s’y présenter.
Insinuer que la principale raison de l’échec de la révolution égyptienne tient au fait que Riyad a utilisé les forces hostiles à Morsi pour mobiliser les masses contre les Frères musulmans n’est pas seulement imprécis, c’est également loin de la vérité.
Tous deux offrent peu de compréhension du positionnement de l’Arabie saoudite.
Aucun ne mentionne que l’Arabie saoudite a connu une vague de réformes, quoique très progressive, bien avant que Salmane et son fils n’arrivent au pouvoir. Pourquoi Salmane, et par défaut, le prince héritier ont choisi d’adopter un régime plus répressif n’est jamais expliqué dans les documentaires, tout comme la lutte très complexe pour le trône entre les nombreux frères les plus hauts placés au sein de la maison des Saoud. À son crédit, Kingdom of Silence reconnaît que le royaume a autorisé les médias à faire des critiques limitées, même si ce droit a été perdu lorsque Salmane a été couronné en 2015.
Cependant, les deux films ne donnent aucun aperçu de la société saoudienne à l’époque et aujourd’hui. Tout n’est jamais totalement noir ou blanc dans une société – même au sein des plus autoritaires.
Passés sous silence : les activistes dans les prisons saoudiennes
À la fin de Kingdom of Silence, l’ancien chef de mission à l’ambassade américaine de Riyad assène une conclusion accablante, mais sensée : « L’Arabie saoudite est un allié stratégique [pour les États-Unis] et je pense que cela contrebalance la mort d’une personne. »
Kingdom of Silence met le doigt sur le cynisme inhérent qui définit la relation toxique de l’Amérique avec le plus grand fournisseur de pétrole au monde (Riyad a dû prévoir que Washington ne prendrait sûrement pas de mesures de représailles après la mort de Khashoggi).
Réclamer justice pour Jamal Khashoggi pourrait être une bataille perdue : les États-Unis ne laisseront jamais MBS être poursuivi en justice, même avec la future administration de Joe Biden.
La détention d’activistes saoudiens, qui bénéficie d’une moindre couverture médiatique en comparaison, et est une problématique plus pressante.
Mais The Dissident, qui n’apporte rien de nouveau, ne fait pas la moindre allusion aux nombreux activistes saoudiens qui ont choisi de rester dans le pays et ont été emprisonnés, notamment la plus célèbre, Loujain al-Hathloul, qui a été torturée, menacée de viol et est toujours en détention. Cette grave absence est une insulte de la part des réalisateurs.
Il faut un documentaire à propos de la longue histoire de l’activisme en Arabie saoudite, mais la matière première est peut-être trop subtile et manque de sensationnel. Il reste à espérer qu’il n’y ait pas d’autres morts avant que le monde n’y prête attention.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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