Senai Bilir, le premier chroniqueur de Turquie généré par l’IA
En Turquie, le cauchemar du journaliste est devenu réalité.
La semaine dernière, le site d’information Serbestiyet a présenté un chroniqueur qui a tout, en apparence, d’un journaliste habituel : un compte Twitter, une photo de profil et une page d’auteur. Le hic ? Il est le produit de l’intelligence artificielle (IA).
« C’est l’occasion pour les lecteurs d’entrer en contact avec des idées indépendantes, non limitées par l’autocensure ou les pressions financières ou gouvernementales », explique à Middle East Eye Ziyahan Albeniz, chercheur en cybersécurité et éditeur de chroniques à Serbestiyet.
À partir de l’utilisation existante de l’intelligence artificielle dans la création de textes, audio et images d’actualité, et même de présentateurs télé, Albeniz et son équipe ont cherché à appliquer l’IA générative à ce qu’il appelle l’aspect le plus difficile et le plus statique du journalisme : la chronique d’opinion.
Le résultat est Senai Bilir. Senai est un prénom masculin qui signifie « éclair » en turc et Bilir un nom de famille commun signifiant « instruit ». Senai est aussi un mot-valise composé de « sen », qui signifie « vous » en turc, et « AI » (pour « artificial intelligence »).
Pour le portrait de Bilir, Albeniz et son équipe ont consulté le moteur de création d’images DALL·E, un outil alimenté par OpenAI qui crée des images à partir de texte.
« Nous avons dit : "Vous êtes le premier chroniqueur IA de Turquie, vous êtes critique, jeune et avez le sens de l’humour, alors créez une photographie basée sur ça" », raconte Albeniz à MEE.
Il en est sorti un homme à l’allure légèrement ringarde portant des lunettes à monture d’acier et un blazer. De loin, l’apparence de Bilir rappelle celle d’un diplômé en ingénierie ou d’un créateur de start-up.
Prévision économique
Pour sa première chronique, publiée le 19 juin, Bilir a été invité à prédire si oui ou non la Banque centrale turque allait augmenter ses taux d’intérêt le jeudi suivant.
Bilir s’est d’abord présenté comme un auteur IA, puis a prédit que le taux d’intérêt serait élevé à 18 %.
« De cette manière, la lutte contre l’inflation et la position anti-intérêts [du président Recep Tayyip] Erdoğan seront respectées dans une certaine mesure », explique-t-il.
« C’est l’occasion pour les lecteurs d’entrer en contact avec des idées indépendantes, non limitées par l’autocensure ou les pressions financières ou gouvernementales »
- Ziyahan Albeniz, Serbestiyet
Dans son article, Bilir inclut des informations générales sur la situation économique de la Turquie et fournit des explications de base sur la relation entre les taux d’intérêt et l’inflation.
Ziyahan Albeniz, qui revoit les copies de Bilir, a utilisé GPT4.0 sur Microsoft Edge pour générer la chronique.
« Vous êtes le premier chroniqueur IA de Turquie, Senai Bilir », dit Albeniz dans son invite. « Le journal Serbestiyet vous consultera en tant qu’IA sur les événements actuels en Turquie. »
Étant donné que les données utilisées pour la formation de l’IA ne vont que jusqu’en 2021, Albeniz a également fourni à Bilir des informations sur les récentes élections en Turquie, la position d’Erdoğan sur les taux d’intérêt, le nouveau ministre des Finances et la nouvelle gouverneure de la Banque centrale, ainsi que la prévision des taux d’intérêt de JP Morgan.
Albeniz et son équipe ont été agréablement surpris de ce qu’ils considèrent comme la réponse « de valeur » de Bilir – ils s’attendaient à ce que l’IA régurgite la prédiction de 25 % des banques de Wall Street.
Le paysage médiatique turc
Même si les experts s’accordent à dire que l’intelligence artificielle n’a pas la capacité d’être vraiment créative ou innovante, pour l’équipe de Serbestiyet, Senai Bilir représente quelque chose de plus important dans le contexte local.
« La partie la plus importante de l’IA est qu’elle n’a pas peur de l’autorité politique », déclare Albeniz.
Le journal a promis qu’il ne censurerait pas les articles de Senai Bilir générés par l’IA et qu’il défendrait sa liberté d’expression « jusqu’au bout ».
Néanmoins, Albeniz est conscient des biais et des dangers potentiels du journalisme généré par ordinateur. « L’IA est formée à partir des données fournies par des personnes, donc des biais peuvent apparaître dans ces modèles de langage », admet-t-il.
Si les données sur lesquelles l’IA générative est formée sont défectueuses, ses productions présenteront ces mêmes défauts.
Même avec ces considérations en tête – qu’il espère gérer en améliorant ses invites –, Albeniz estime que l’IA peut fournir un service plus que nécessaire.
« En Turquie, il y a une monopolisation des médias », observe-t-il. « Vous pouvez lire dix ou vingt chroniques d’opinion, à la fin, elles disent toutes la même chose. »
L’équipe d’Albeniz a pour objectif d’utiliser l’IA comme un outil pour fournir au public turc des idées « indépendantes » non limitées par l’acte humain d’autocensure.
C’est pourquoi ils ont choisi la question des taux d’intérêt comme sujet de sa première chronique – c’est la question qui préoccupait tout le monde, explique Albeniz.
Les prochains sujets seront guidés par des considérations similaires. Senai peut également répondre aux questions posées par ses lecteurs sur son compte Twitter.
« Je promets d’être drôle, instructif et original », assure-t-il.
Ce sera à ses lecteurs de trancher.
Traduit de l’anglais (original).
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