Comment la chaîne israélienne i24 News s’est installée au Maroc
Le 13 juin, un collectif de plus de 80 journalistes marocains s’est exprimé pour la première fois contre le rapprochement du royaume avec Israël, acté en décembre 2020 dans le cadre des accords d’Abraham.
Dans un appel largement partagé sur les réseaux sociaux, le groupe « contre la normalisation sioniste » dit suivre « avec une grande inquiétude la dangereuse voie de la normalisation poursuivie par l’État marocain, depuis décembre 2020, à travers plusieurs accords et décisions qui permettent aux institutions de l’occupation sioniste de profaner notre pays ».
En un an et demi, les deux pays ont renforcé la coopération dans tous les domaines, allant même jusqu’à signer un accord de coopération sécuritaire sans précédent lors d’une visite qualifiée d’historique du ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, à Rabat en novembre 2021.
Mais la colère des journalistes est arrivée à son paroxysme avec la récente ouverture de deux bureaux de la chaîne israélienne i24 News à Casablanca et à Rabat, « à un moment où la blessure est encore vive de l’assassinat, de sang-froid et devant les yeux du monde, de notre collègue journaliste Shireen Abu Akleh par l’armée d’occupation [israélienne] », déplorent les journalistes.
Pas de « normalisation » mais des « retrouvailles »
Journalistes, artistes, diplomates, hommes d’affaires se sont tout de même bousculés, le 30 mai, pour se rendre à la grande soirée de gala, la première de la chaîne israélienne dans un pays arabe, à Rabat, à l’occasion du lancement des deux antennes marocaines d’i24 News.
L’événement organisé sur le site archéologique du Chellah, un des lieux les plus emblématiques de la capitale, a réuni quelque 500 personnalités des deux pays, dont le conseiller royal André Azoulay, le ministre de la Culture Mehdi Bensaid, la ministre de l’Habitat Fatima Zahra Mansouri ou encore le milliardaire Patrick Drahi, patron du groupe Altice, qui détient i24 News.
« En Israël, on ne sait pas ce que c’est un Émirati mais on sait ce que c’est un Marocain »
- Frank Melloul, PDG d’i24 New
Après les Émirats arabes unis, où elle s’est installée en 2021, la chaîne de télévision fondée en 2013 jette ainsi son dévolu sur le royaume, premier pays maghrébin et, au-delà, du continent africain à lui ouvrir la porte.
Frank Melloul, PDG d’i24 News, évite d’ailleurs soigneusement de qualifier l’accord signé par le royaume en 2020 de normalisation, préférant parler de « retrouvailles ».
« Ces retrouvailles sont célébrées pour la simple et bonne raison qu’en Israël, on ne sait pas ce que c’est un Émirati mais on sait ce que c’est un Marocain. Cette connaissance du Maroc, à partir de cette culture marocaine déjà très prégnante dans la société israélienne, suscite une attente à la hauteur de cette émotion qu’il y a entre les deux peuples », a-t-il déclaré dans un entretien donné à la chaîne qu’il dirige.
Ancien porte-parole au Quai d’Orsay en charge des affaires stratégiques, de la sécurité, du terrorisme, du désarmement, du Proche-Orient, de l’Afrique du Nord, des Nations unies, passé par Place Beauvau et Matignon en tant que conseiller de Dominique de Villepin puis par France Media Monde (France 24, RFI, TV5 Monde et Monte-Carlo Doualiya) en tant que directeur de la stratégie et du développement, Frank Melloul brandit aussi ses racines marocaines en évoquant ces « retrouvailles », son père étant né à Fès.
Les accords d’Abraham ont également été une aubaine pour le milliardaire Patrick Drahi, qui a vu le jour à Casablanca avant de s’installer en France à partir de l’âge de 15 ans.
En 2017, la rumeur prêtait au magnat des télécoms et des médias (BFM-TV, RMC, L’Express, Libération) l’ambition d’entrer dans le capital de la chaîne semi-publique marocaine 2M, en proie depuis plusieurs années à des difficultés financières.
L’information avait à l’époque fait les choux gras des journaux, dont certains avaient jugé l’information peu vraisemblable en raison des « positions » de Patrick Drahi.
« Si sa confession juive n’est en aucun cas un obstacle, ses positions comme ses actions pro-sionistes posent problème. Quand on sait que toute négociation se passe au plus haut niveau du gouvernement et de l’État, une telle posture passe mal », écrivait le site d’information Le360.
À la recherche de partenariats locaux
« Patrick Drahi achète à tour de bras, il est dans les médias, la communication, l’audiovisuel, la téléphonie, y compris en Israël. Peut-on imaginer une chaîne nationale marocaine, détentrice de la plus forte part de marché et de loin, devenir la cousine de la chaîne israélienne ? Cela paraît invraisemblable », commentait le portail marocain d’information économique Médias24.
L’information avait finalement été démentie par Altice mais Patrick Drahi a fini par entrer par la grande porte dans le secteur médiatique au Maroc à la faveur des accords d’Abraham.
Comment la chaîne a-t-elle pu avoir les autorisations si rapidement ? Selon les informations recueillies par Middle East Eye, les équipes de Frank Melloul ont pu compter d’abord sur le soutien du ministre de la Culture Mehdi Bensaid, qui a également mis à la disposition de la chaîne le site du Chellah, où a eu lieu le gala.
Selon nos informations, les équipes de Frank Melloul ont pu compter d’abord sur le soutien du ministre de la Culture Mehdi Bensaid, qui a également mis à la disposition de la chaîne le site du Chellah
Après avoir constitué son équipe technique et une partie de son équipe éditoriale locale, les responsables d’i24 News se penchent désormais, selon nos sources, sur d’éventuels partenariats avec des médias publics ou privés au Maroc.
Il s’agit d’un modèle déjà testé aux Émirats arabes unis, où la chaîne israélienne avait noué des partenariats avec les deux groupes publics Abu Dhabi Media et Dubai Media avant d’étendre sa collaboration avec des médias privés.
Alors, la chaîne 2M est-elle dans la ligne de mire d’i24 News ?
Selon les sources consultées par MEE, des discussions seraient en cours avec plusieurs partenaires potentiels, autour des sujets qui intéressent le média israélien au Maroc : la diplomatie, la géostratégie, l’histoire et la culture.
Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que des médias des deux pays scellent un partenariat. Le 22 décembre 2020, le magazine marocain L’Observateur avait annoncé dans un communiqué un « accord de partenariat stratégique » avec The Jerusalem Post, consistant « en une syndication, aboutissant à un échange de contenu ».
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