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Violences dans les stades : au Maroc, les ultras renvoient la balle à l’État

Moins d’un mois après le retour du public dans les gradins marocains, deux stades ont été le théâtre d’affrontements. Bilan : près de 200 blessés, dont la moitié parmi les forces de l’ordre. Sur le banc des accusés, les ultras, qui nient tout lien avec les débordements
Après un match opposant la Maghreb Association Sportive (MAS) de Fès à l’Association sportive des Forces armées royales (AS FAR, club de la capitale, éliminé 2 à 0) le 13 mars, des ultras ont envahi le terrain et s’en sont pris aux forces de l’ordre (Facebook/Black Army’06)
Après un match opposant la Maghreb Association Sportive (MAS) de Fès à l’Association sportive des Forces armées royales (AS FAR, club de la capitale, éliminé 2 à 0) le 13 mars, des ultras ont envahi le terrain et s’en sont pris aux forces de l’ordre (Facebook/Black Army’06)

Après deux ans de matchs à huis clos, les supporteurs marocains ont regagné les stades de football fin février. Si la décision a suscité l’enthousiasme du public, les autorités et la Fédération royale marocaine de football (FRMF) ne cachaient pas leur inquiétude.

« Fouzi Lekjaa [président de la FRMF] a appelé les présidents des clubs et responsables à assumer leur responsabilité pour redonner vie aux stades et donner ainsi une image civilisée du ballon rond marocain », indiquait le 25 février un communiqué de la fédération.

Leur inquiétude était fondée : le 20 mars, lors d’un match à Agadir (sud-ouest) entre le club de la ville (le Hassania d’Agadir) et le Fath Union Sports (FUS) de Rabat, plusieurs bagarres ont eu lieu, faisant des dizaines de blessés, dont sept membres des forces de l’ordre.

La réaction de la police ne s’est pas fait attendre : 84 personnes ont été arrêtées après la rencontre – dont une cinquantaine de mineurs – pour ivresse sur la voie publique, détention d’armes blanches et destruction de biens publics, explique une source locale à Middle East Eye, confirmant des informations de l’AFP. Parmi eux, 42 sont en détention.

Une semaine plus tôt, c’est à Rabat que des scènes de violence ont couronné un match opposant, dans le cadre de la Coupe du Trône, la Maghreb Association Sportive (MAS) de Fès à l’Association sportive des Forces armées royales (AS FAR, club de la capitale, qui a été éliminé 2 à 0).

Déçus, les ultras des FAR ont envahi le terrain après un échange de jets de pierres, s’en prenant même aux forces de l’ordre. Le bilan : 160 blessés, dont 85 policiers et 18 membres des forces auxiliaires, selon la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN).

« Aucune tolérance »

« Ces actes de vandalisme ont occasionné des dégâts matériels au niveau de plusieurs installations et dépendances du stade », souligne un communiqué de la DGSN, précisant que « les opérations sécuritaires lancées par la préfecture de police de Rabat dans la foulée de ces actes ont permis l’interpellation de 160 individus, dont 90 mineurs, pour leur implication présumée dans le vandalisme lié au sport, le port d’armes blanches, l’ébriété manifeste, le jet de pierres couplé à la dégradation de biens publics et privés, outre l’incendie d’un véhicule ».

Une soixantaine de supporteurs sont actuellement en détention, dont 17 mineurs.

« Il n’y a aucune tolérance à avoir face à de tels comportements. Tout le monde doit répondre de ses actes », réagit auprès de Middle East Eye une source au sein de la fédération, laquelle a décidé le 14 mars de sanctionner les deux clubs.

L’AS FAR jouera ainsi sans public durant toute la saison sportive et le MAS pendant ses deux prochains matchs.

Pointés du doigt, les ultras du club de la capitale rejettent la faute sur des « délinquants sans lien avec le groupe ».

« Tout le monde nous accuse d’être à l’origine de ces violences, sans preuve. On nous qualifie même d’organisation criminelle. Ces actes ont été commis par des délinquants qui n’ont rien à voir avec nous », affirme un membre du groupe ultra Black Army.

Selon lui, les causes de ce phénomène sont à chercher ailleurs. « Cette violence a pour origine le système éducatif défaillant et d’autres problèmes d’ordre social. Les ultras, d’après mon expérience, font un travail d’encadrement nécessaire, ce qui sauve beaucoup de jeunes de la drogue et de la délinquance. Tout le contraire de ce qu’on nous reproche », poursuit-il.

« Comment se fait-il que des jeunes puissent entrer dans un stade de foot armés de coutelas et de bâtons ? Pour un match de cette importance, il fallait mobiliser plus de policiers et assurer la sécurité de tout le monde. Cela ne veut pas dire que certains éléments ultras ne sont pas violents mais il ne faut pas généraliser », nuance un autre membre des ultras.

« Les ultras, d’après mon expérience, font un travail d’encadrement nécessaire, ce qui sauve beaucoup de jeunes de la drogue et de la délinquance. Tout le contraire de ce qu’on nous reproche »

- Un membre du groupe Black Army

Black Army n’a pas manqué d’ailleurs de réagir à la polémique. « Serions-nous devenus le bouc émissaire pour cacher les problèmes sociaux et l’échec du système éducatif ? Non, l’échec des parties concernées ne saurait nous être imputé car nous ne sommes responsables que de l’encadrement de nos membres. Notre mission, en tant que groupe, se termine au moment où l’arbitre siffle la fin du match », a écrit le groupe ultra le 15 mars sur sa page Facebook.

Et d’ajouter, pour se dédouaner des débordements qui ont eu lieu après la rencontre : « Nous contribuons, à notre manière, à travers la sensibilisation, à gérer la suite du match afin que soient respectées les consignes. Nous essayons dans la mesure du possible de contrôler les événements mais, tôt ou tard, la réponse sécuritaire doit être revue », rétorquent-ils.

Les premiers actes de violence remontent à 1993

Le phénomène de la violence dans les stades ne date pas d’aujourd’hui. En mars 2016, à la fin d’une rencontre opposant au stade Mohammed-V le Raja de Casablanca au Chabab Rif Al-Hoceima, des affrontements entre deux groupes ultras casablancais avaient fait deux morts et une cinquantaine de blessés.

Trois ans plus tôt, le stade abritant un match entre le Wydad (Casablanca) et l’AS FAR avait encore été le théâtre de jets de pierres contre les joueurs et les forces de l’ordre ; un véhicule de secours avait même été saccagé. Plusieurs blessés parmi les supporteurs et les policiers étaient à déplorer là encore.

Les exemples sont très nombreux. Dans son livre Des ultras dans la ville, paru en 2018 aux éditions la Croisée des chemins, le sociologue marocain Abderrahim Bourkia retrace l’histoire de ce phénomène qui aurait commencé il y a 30 ans, au complexe de Moulay Abdellah à Rabat, là où a eu lieu le match entre l’AS FAR et le MAS le 13 mars.

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« L’histoire de la violence dans les stades au Maroc remonte exactement à une après-midi de printemps de 1993 à Rabat. Le Raja, après avoir éliminé son rival de toujours, le Wydad, s’inclina en quart de finale de la prestigieuse Coupe du Trône devant le Kawkab de Marrakech par 3 buts à 1 », explique le chercheur associé au Laboratoire méditerranéen de sociologie LAMES Aix-Marseille.

Après cette défaite, certains supporteurs « cherchant de la visibilité » se sont précipités « pour arracher les sièges du stade Moulay Abdellah à Rabat, marquant d’une pierre blanche les premiers actes de violence d’un groupe de supporteurs au Maroc. »

Selon lui, « l’inédit dans ce premier acte de violence résidait dans sa retransmission en direct à la télévision. Depuis cette date, le phénomène des violences est devenu plus visible. Les supporteurs du Raja sont ‘‘étiquetés’’ délinquants. Ainsi, à partir de ce match, la violence a été introduite comme activité à part entière dans le monde des supporteurs avant même la naissance du mouvement ultra ».

Une « hostilité envers tous les symboles de l’autorité »

Quelle signification donner à ces comportements ? Si le mouvement ultra existe dans plusieurs pays, le phénomène a ses propres spécificités au Maroc.

« Souvent, les supporteurs se placent aux antipodes de leurs supporteurs rivaux et des forces de l’ordre, du gouvernement, des riches qui exploitent les pauvres et le pays. Ils affichent leur hostilité envers tous les symboles de l’autorité », analyse Bourkia dans son livre.

À propos des affrontements entre groupes ultras, il écrit : « C’est le ‘‘nous’’ contre le ‘‘eux’’. Les règlements de comptes sont courants dans l’univers des supporteurs et décrits comme l’aboutissement d’un processus d’acculturation antagoniste. Pour certains supporteurs, s’inscrire dans un groupe ultra, c’est user de la violence contre les autres groupes. C’est insignifiant pour eux, mais abominable et condamnable par l’opinion publique. »

Le sociologue évoque par ailleurs certaines causes de cette violence, « liées davantage au contexte socioéconomique du pays ». Car, selon lui, « les actes de violence révèlent une partie des problèmes et des maux qui rongent notre société. C’est le corps social lui-même qui produit et nourrit ces faits observables ».

« Toute une réflexion sociologique s’articule autour de la frustration comme moteur de la violence »

- Abderrahim Bourkia, auteur du livre Des ultras dans la ville

Le stade, fait-il remarquer, « n’amène pas que des supporteurs », ce qui « laisse penser que l’injustice économique ne serait pas sans rapport avec certains débordements de violence ».

« Toute une réflexion sociologique s’articule autour de la frustration comme moteur de la violence. La discrimination économique peut donner une explication aux actes de violence. L’insatisfaction des attentes légitimes d’un groupe social est motif de violence », explique Abderrahim Bourkia dans son livre.

Partant, il met en garde contre la stigmatisation « du stade et [des] ultras ». Car, conclut-il, en continuant « à leur imputer, à tort ou à raison, la responsabilité des actes de violence sans admettre que certains actes correspondent à la délinquance à laquelle on assiste dans la vie sociale de tous les jours, on se voile la face sans aller en profondeur des véritables causes ».

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