Des prisons aux stades, la Tunisie est une cocotte-minute sur le point d’exploser
Le 20 janvier 2021, trois jeunes du Kef, une région défavorisée du nord-ouest tunisien, ont écopé de 30 ans de prison chacun pour consommation de zatla, ou haschich. La peine est, pour être dans l’euphémisme, disproportionnée, même pour celles et ceux qui pensent que la consommation de drogues mérite une peine de prison.
Cette sentence est, de plus, intervenue dans un contexte social particulièrement tendu. La stratégie du tout-répressif, en place depuis trois décennies quant à la consommation de stupéfiants en Tunisie, n’est nul hasard.
L’affaire de la « couscous connection » impliquant le frère de l’ex-président déchu Zine el-Abidine Ben Ali est souvent évoquée comme étant la genèse de la « guerre contre la drogue » version tunisienne (en référence à la war on drugs enclenchée dans les années 1970 aux États-Unis par l’administration Nixon).
Celle-ci fait référence au démantèlement d’un vaste réseau international de trafic de drogue et de blanchiment d’argent, dans laquelle Habib Ben Ali fut condamné par contumace à dix ans de prison. Difficile de ne pas y voir de lien, le procès s’étant ouvert en 1992, année de promulgation de la fameuse loi numéro 92-52, dite « loi 52 ».
Le régime de l’ancien dictateur était clairement soucieux de communiquer une image de fermeté et d’éloigner tout soupçon d’implication dans l’affaire.
Répression pénale de la pauvreté
En effet, depuis 1961, les politiques prohibitionnistes de lutte antidrogue sont la norme, guidées par l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) de l’ONU.
Ce contexte a permis à l’État policier de Ben Ali d’étendre son pouvoir répressif, notamment sur les populations vivant « en marge de la légalité », principalement les pauvres, les militants et les migrants irréguliers.
Avec une condamnation pour consommation de stupéfiants, les populations socio-économiquement désavantagées, vivant souvent de débrouille et de travail informel, voient tout espoir d’accéder à un emploi régulier s’effondrer.
En 2017, ladite loi a été révisée, permettant désormais au juge de considérer les circonstances atténuantes, et d’aller ainsi vers des peines alternatives. Un amendement plus complet devait avoir lieu mais, faute de consensus parlementaire, c’est finalement le président de l’époque, Béji Caïd Essebsi, qui se chargera de prononcer une réforme partiale de la loi au conseil des ministres.
Une réforme largement insuffisante, car persiste la logique criminalisante et carcérale. Ainsi, la réforme 52 a maintenu la possibilité d’un cumul d’infractions, et son article 11-2, la possibilité d’une peine maximale en cas de consommation dans un lieu public. Précisément le cas des jeunes Kéfois, appréhendés dans un stade de football.
Selon Human Rights Watch (HRW), la loi 52 est responsable de 28 % de la population carcérale en Tunisie. Depuis son entrée en vigueur, environ 120 000 familles ont directement été impactées. En 2019 seulement, il y a eu 4 000 arrestations liées à la consommation de stupéfiants.
Ces arrestations touchent majoritairement les jeunes des quartiers populaires, la police y étant plus présente, les contrôles au faciès et l’absence de propriété privée permettant de fumer loin des regards plus courants. Ensuite, les familles de ces jeunes manquent de moyens financiers pour engager une défense compétente. Une double peine.
La répression pénale de la pauvreté, pour reprendre une expression récemment utilisée par l’avocate Sana ben Achour, se réfère à l’incarcération de masse des personnes considérées comme dangereuses pour le maintien de l’ordre social.
Dans cette logique, ce contrôle de la société s’opère à travers la restriction des corps dans un espace reclus, ici, la prison.
Selon Human Rights Watch, la loi 52 est responsable de 28 % de la population carcérale en Tunisie
En Tunisie, l’État ne déteste pas forcément les jeunes, ni les pauvres, ni les jeunes pauvres. Néanmoins, il faut bien contenir le risque que représente un segment de la société qui n’a pas ou peu d’horizons socio-économiques, et à qui l’État n’offre aucune alternative viable.
Depuis le philosophe Michel Foucault, de nombreux chercheurs ont démontré la logique de disciplinarisation et d’endiguement des populations considérées « à risque ». Ce mode de gouvernance fondamentalement libéral juridicise les questions sociales, remplaçant le rôle protecteur du souverain par une fonction répressive.
Les politiques pénales se substituent ainsi aux politiques sociales et sanitaires. Ces politiques, visant essentiellement les populations marginalisées, se reproduisent grâce à un triple mécanisme graduel de légitimation : 1) une autolégitimation quant à la nécessité de réprimer, opérée par les différents acteurs pénaux ; 2) une légitimation par ricochet permettant aux victimes des politiques pénales répressives de croire en la rationalité du système ; 3) Un lien établi par le reste de la société entre la légitimité du système pénal et celle de l’ordre social.
En Tunisie, les deux derniers mécanismes se sont fissurés depuis des années, bien avant la révolution, alors que le premier reste intact. C’est là tout le déphasage entre le peuple et ses institutions. En témoignent les récentes manifestations.
« Sous le carrelage, beaucoup de colère »
« Sous le carrelage, beaucoup de colère », tahet el zliz barcha takriz : ce slogan, récemment apparu dans le sillage des manifestations nocturnes, puis de jour, ayant éclaté dans plusieurs gouvernorats du pays, est difficilement traduisible. Il renvoie à la métaphore d’une cocotte-minute sur le point d’exploser.
Le carrelage, que l’État et ses institutions ne cessent de presser pour maintenir une illusion d’ordre, ne tient plus.
En janvier 2021, période charnière pour le déclenchement des protestations sociales dans le pays depuis dix ans, un vent de colère s’est levé. Explicitement antipolice, le point de déclenchement semble avoir été la diffusion d’une vidéo illustrant un berger se faisant humilier par un agent de police dans le gouvernorat de Siliana.
Une vague de manifestations, dont certaines violentes, ont éclaté à Kasserine et à Sidi Bouzid, avant de rejoindre le reste du pays, et ce malgré le couvre-feu en place.
Ni slogans, ni demandes, ni porte-paroles. La colère des colonisés de l’intérieur est brute, désordonnée. Les doléances sont connues, et ont été exprimées à maintes reprises par le passé. Essentiellement, une justice sociale.
La réponse étatique est, elle, bien plus systématique. Des centaines d’arrestations et de passages à tabac. Des cas de torture, dont des mineurs, et un mort. Les syndicats policiers renchérissent avec des manifestations et des attaques, souvent ad hominem, sur les réseaux sociaux.
« Il n’y a pas de gouvernement, pas d’État, nous sommes l’État », s’est écrié un policier lors d’une manifestation organisée par l’un desdits syndicats à Sfax, le 2 février 2021.
Pourtant, cela ne semble pas choquer le souverain. Ainsi, le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, a déclaré que les policiers avaient agi « professionnellement » pour contenir les manifestations.
La colonialité du pouvoir (concept développé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano, à partir du contexte latino-américain, se référant aux hiérarchies sociales discriminatoires héritées du colonialisme et qui structurent aujourd’hui les États-Nations contemporains). Pourtant, dans les prisons, les rues, les stades, le carrelage continue à trembler.
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