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Tunisie : quand la révolution s’évapore dans la fumée du haschich

En cette Journée mondiale de lutte contre les drogues, MEE s’est procuré une enquête pilote réalisée à Tunis. Elle s’inquiète notamment des raisons qui poussent les jeunes à consommer et de l’absence de réponse autre que la prison
Selon un étude, 31 % des jeunes disent consommer des drogues pour fuir la réalité (AFP)

TUNIS – Derrière ses portes colorées, son architecture beylicale et l’artisanat local qui font sa réputation, la médina de Tunis fait peut-être rêver les touristes, mais plus les jeunes de la ville.

Comme le révèle un rapport de l’Association de sauvegarde de la médina (ASM) de Tunis, soutenue par l’Association internationale des maires francophones (AIMF) et la ville du Luxembourg, les jeunes Tunisiens des quartiers de la médina sont sans cesse exposés à la consommation de drogues dures et douces.

Extrait du rapport de l'Association de sauvegarde de la médina de Tunis sur la consommation des drogues

L’enquête porte sur un échantillon de 400 jeunes parmi 4 036 jeunes âgés de 15 ans et plus, scolarisés dans les lycées publics et privés du quartier historique de la Médina de Tunis. Le questionnaire a été construit autour de différents axes touchant aussi bien à la consommation, qu’au mode de vie et aux relations d’amitié.

« Le comprimé d’ectasy est à 30 dinars (10 euros), d’autres pilules médicamenteuses sont à 2 dinars (70 centimes d’euros), c’est accessible à tous. »

-Aziz, 19 ans

Entre 10 et 13% de ces jeunes interrogés admettent avoir consommé de la drogue au moins une fois dans leur vie « à cause de la peur de la répression ». Et ils sont près de 80 % à connaître la plupart des drogues disponibles sur le marché et notamment le haschich.

Extrait du rapport de l'Association de sauvegarde de la médina de Tunis sur la consommation des drogues

« On connaît tous quelqu’un dans notre entourage qui a au moins essayé une fois », admet Aziz, 19 ans, un jeune de la médina qui habite près de la mosquée Zitouna. « Le comprimé d’ectasy est à 30 dinars (10 euros), d’autres pilules médicamenteuses sont à 2 dinars (0,70 centimes d’euros), c’est accessible à tous. »

La proximité des habitants, les ruelles alambiquées et labyrinthiques et les quelques lycées avec pignon sur rue dans la vieille ville permettent aisément les échanges et les deals.

« En tant qu’association, nous sommes souvent en contact avec les habitants de la ville historique. Notre mission ne peut pas se limiter à la préservation de l’architecture et du patrimoine. Nous devons préserver la vie communautaire dans la médina, qui est menacée par la consommation de drogues », explique Zoubeïr Mouhli directeur de l’Association de sauvegarde de la Médina à Middle East Eye.

Les pressions des amis

Les données recueillies dans le rapport révèlent que 65,8 % des jeunes interrogés rapportent avoir été initiés par un ami lors de la première consommation. « C’est souvent via un ami que l’on commence. Les dealers te donnent parfois gratuitement le premier comprimé pour que tu essayes, et tu y es encouragé dans ton cercle d’amis », confirme Sofiene, 17 ans, un jeune habitant de Bab Souika.

Daly, un jeune de 23 ans qui vit dans la Médina, admet qu’il a commencé dès le lycée « pour impressionner ses amis ».

Extrait du rapport de l'Association de sauvegarde de la médina de Tunis sur la consommation des drogues

Aujourd’hui, il est encore un consommateur occasionnel de cannabis et considère que fumer des joints a été « positif » dans sa vie. « Je ne consomme pas de drogues chimiques, de comprimés ou autres, donc je ne vois pas vraiment en quoi je me mets en danger », témoigne Daly.

Leur entrée dans la vie des adultes semble être plus difficile qu’autrefois

Selon le rapport, la hausse de la consommation est aussi liée à une désillusion de la jeunesse. « En Tunisie, comme dans beaucoup de pays, de nombreux adolescents et de jeunes partageraient un malaise identitaire accentué parfois par l’image négative qui leur est attribuée par l’environnement dans lequel ils évoluent, la précarisation de leurs conditions, la vulnérabilité de leur statut et l’augmentation des inégalités entre les générations… Leur entrée dans la vie des adultes semble être plus difficile qu’autrefois. Certains s’orienteraient vers des comportements à risque – conduites suicidaires, automutilation, consommation de drogues et d’alcool, sexualité non protégée… – afin d’oublier leurs problèmes, d’échapper à leur vécu difficile et à la précarité économique. »

Les produits sont consommés en majorité dans la rue, donc hors du cadre de l’école ou de la maison, et la majorité des consommateurs disent avoir consommé du haschich, de la kétamine ou de la cocaïne mais jamais de drogues par injection.

Farah Ben Mna, 22 ans, volontaire du Croissant-rouge tunisien, a participé à l’enquête sur la consommation de drogues dans la médina de Tunis (MEE/Lilia Blaise)

Une étude qui illustre la réalité du pays

Selon l’Association de lutte contre les MST et le Sida (ATL), cette étude pilote dans la médina pourrait donner lieu à d’autres recherches, témoignant d’une réalité présente dans toute la Tunisie.

« Moins les jeunes ont les moyens financiers pour se droguer, plus ils ont recours à des méthodes très dangereuses. C’est pourquoi le fait de sanctionner ou d’interdire la drogue n’est pas la solution, car ils trouveront toujours de nouvelles drogues », affirme le professeur Kamoun de l’ATL à MEE.

Dans certaines régions de Tunisie, les jeunes se font des injections d’air, sniffent des moisissures de henné ou des chaussettes qui ont macéré pendant près d’un mois dans leurs chaussures

Sa collègue Selma Cherif explique que dans certaines régions de Tunisie, les jeunes se font des injections d’air (qui provoquent généralement des embolies), sniffent des moisissures de henné ou des chaussettes qui ont macéré pendant près d’un mois dans leurs chaussures.

Pour l’association qui est née dans les années 1990, au moment de l’apparition des premiers cas de sida en Tunisie, la situation est de plus en plus alarmante.

« Lors de la dernière enquête subrégionale dont les résultats seront publiés au cours de l’été, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait une nette augmentation des cas d’hépatite dus à l’injection de drogues par seringues non stérilisées », remarque le médecin Mohamed Ridha Kamoun, président de l’association.

L’incapacité d’agir face à la répression

Les deux centres de désintoxication ouverts du temps de Ben Ali, l’un à Tunis et l’autre à Sfax, ont été fermés. Reste aujourd’hui très peu d’options pour les jeunes dépendants : l’hôpital psychiatrique Ghazi ou… la prison comme l’ont montré les polémiques autour de la loi 52 qui condamne au minimum à un mois de prison les consommateurs de zatla (cannabis).

« De nombreux jeunes à qui nous avons parlé disent qu’ils aimeraient arrêter mais qu’ils ne savent pas comment faire », souligne Farah Ben Mna, une jeune volontaire du Croissant-rouge tunisien qui a participé à l’enquête. Elle-même issue de la médina et âgée de 22 ans, elle a pu entrer facilement en contact avec les jeunes lycéens interviewés.

« 70 % d’entre eux ont vraiment besoin d’une écoute qu’ils n’ont pas à la maison. L’addiction se crée aussi à cause de souffrances vécues dans le quotidien, comme les violences familiales ou l’abandon », ajoute-t-elle.

À LIRE : Pour un joint, la loi tunisienne sur les stupéfiants envoie en prison des milliers de personnes

Face au problème, qui n’est pas seulement propre à la médina de Tunis, les autorités ont choisi de répliquer par des peines de prison.

L’ONG Human Rights Watch (HRW) a dénoncé à plusieurs reprises l’arsenal juridique répressif pour la jeunesse.

En 2016, dans son rapport intitulé « Tout ça pour un joint », l’ONG note que près de 5 200 personnes ont été condamnées à une peine de prison pour consommation ou possession de zatla.

« Nous sommes en bons termes avec le ministère de la Justice et de la Santé, qui nous suivent sur ce que nous faisons, mais au parlement, il y a vraiment une résistance », relève aussi le professeur Kamoun.

Des centres de resociabilisation faute de centres de désintoxication

Faute d’aide à la désintoxication, la seule solution pour le moment selon le docteur Kamoun est d’aider à « une resociabilisation ». Depuis 2013, l’ATL a ouvert quatre centres, entre Gafsa, Melassine à Tunis, Nabeul et Kasserine, pour aider les consommateurs à une réintégration sociale. Au quotidien, plusieurs dizaines de personnes fréquentent les différents centres.

Entre les matchs de foot pour les hommes et les animations dans le centre dédié aux femmes, qui viennent aussi avec leurs enfants, l’association fait ce qu’elle peut car elle n’est pas autorisée à administrer des traitements de substitution.

Des manifestants réclament la dépénalisation du cannabis lors d’une manifestation en Tunisie, en 2012 (YouTube/Nawaat)

« La seule chose que l’on peut faire reste illégale dans la mesure où l’on ne signale pas à la police les cas qui viennent nous voir. Nous donnons parfois des seringues propres pour éviter les infections. Nous ne sommes que des espaces de réduction de risques », se désole le docteur Kamoun.

Parfois, le rapport avec la police est facilité par le fait que les autorités préfèrent que les jeunes drogués aillent dans le centre plutôt que de trainer dans les rues.

« Mais la drogue est encore un tabou aujourd’hui en Tunisie, et si nous n’éduquons pas d’avantage les jeunes ou que nous n’apportons pas un soutien psychologique, cela va aller de mal en pis. »

Un désir de fuir la réalité

Lors de la réalisation de l’étude dans la medina, Farah Ben Mna a rencontré de jeunes lycéens qui ont confié avoir consommé des drogues dès l’âge de 12 ans, et qui sont désormais accros à certains médicaments.

Pour Daly, le problème est parfois « trop amplifié ». « Moi, j’aime bien fumer de temps en temps avec des copains comme tous les jeunes de mon âge, je ne vois pas pourquoi je devrais être puni par de la prison pour ça », s’énerve-t-il.

Du côté de la médina, l’ASM avec le soutien de Leila Ben Gacem, entrepreneuse dans la ville historique, essaie de sensibiliser les jeunes via des cafés jeunesse où ils peuvent parler ouvertement de leurs problèmes.

90 % des jeunes interrogés évoquent l’importance des liens d’amitié et de loisirs dans leur vie mais peu sont intéressés par des activités culturelles

« Nous les avons fait participer à l’écriture du journal de la médina, certains sont venus faire des ateliers de bande dessinée », énumère Leila Ben Gacem pour qui renouer avec une vie culturelle et propre au quartier peut être un moyen de prévention, surtout pour les jeunes tentés mais qui n’ont pas encore essayé.

Le rapport montre en effet que si près de 90 % des jeunes interrogés évoquent l’importance des liens d’amitié et de loisirs dans leur vie, peu sont intéressés par des activités culturelles.

Extrait du rapport de l'Association de sauvegarde de la médina de Tunis sur la consommation des drogues

« Le cinéma et le théâtre sont peu cités (11,7 % des interrogés dit fréquenter ces lieux de culture), alors que les cafés semblent attirer 57,5 % des jeunes interrogés (73,6 % des jeunes hommes contre 42,4 % des jeunes filles). La lecture reste une activité peu répandue chez les jeunes (23,7 %), en dépit de son importance dans l’ouverture sur l’autre et la découverte des différentes expériences et des valeurs humaines », peut-on lire dans le rapport.

À LIRE : Tunisie : le bouillonnement culturel post-révolution freiné dans son élan

Les activités privilégiées à près de 85% par les jeunes sont celles en famille, la navigation sur internet et l’écoute de la musique.

Si la majorité de ceux qui ont déjà pris des drogues disent avoir consommé ou essayé une fois « pour vivre une expérience », un autre facteur arrive en seconde position : l’envie de fuir sa réalité pour 31 %, avant la recherche d’un plaisir ou le désir d’imiter ses pairs.

« C’est là-dessus que nous devons nous interroger », conclut Farah Ben Mnah. D’autant qu’à la question « comment vous projetez-vous dans l’avenir », près de 48 % disent vouloir quitter la Tunisie.

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