« Nous les pauvres, on ne compte pas » : le cri de détresse étouffé des quartiers populaires de Tunis
« Barra rawah ! » (rentre chez toi !), aboie un homme en uniforme, armé d’un lanceur de grenades lacrymogènes. Tous ceux qui refusent de tourner immédiatement les talons sont mis en joue. L’agent remonte ainsi l’avenue Ibn Khaldoun en marchant à côté d’une camionnette de police qui roule au pas. Il est un peu plus de 16 h. Début du couvre-feu à Tunis.
La mesure a été instaurée trois jours auparavant, au moment du dixième anniversaire de la révolution. Officiellement pour contrer la propagation de l’épidémie de COVID-19 qui explose dans le pays.
Dimanche 17 janvier, il fait encore jour quand les magasins d’Ettadhamen, banlieue populaire de l’ouest de la capitale, baissent leur rideau alors que dans le quartier toujours animé, les passants sont repoussés dans les rues perpendiculaires à l’artère principale.
Canalisé par la police, le flux humain coagule un peu plus loin. « Vous voyez ce qu’ils font ? On est dans notre quartier et ils viennent nous braquer ! », lance un adolescent hors de lui.
À quelques mètres, une épicière rend la monnaie à un client : « Hier, j’ai senti le gaz jusqu’à chez moi, à l’étage. »
La Cité Ettadhamen vient de connaître une nuit de soulèvement. Jeunes pour la plupart, les protestataires ont affronté les forces de l’ordre.
La majorité des médias tunisiens les présentent comme des « délinquants », des « casseurs », sans revendication. Une vision à laquelle adhère une large partie de l’opinion publique, mais que réfutent certains, qui y voient un soulèvement politique.
Les manifestations se déroulent dans une zone urbaine densément peuplée. La ville d’Ettadhamen compte 84 000 habitants pour une superficie d’un peu plus de 3 kilomètres carrés. Dans ce quartier ancien, constitué d’un habitat informel progressivement intégré à l’agglomération, les services publics n’ont jamais pu rattraper leur retard. Les infrastructures sont défaillantes.
À chaque grosse pluie, Ettadhamen vit dans la crainte des inondations. L’avenue Ibn Khaldoun fait figure de poumon économique atrophié. On y trouve quelques magasins, cafés, fast-foods, épiceries, un supermarché et un bureau de poste.
« On veut la dissolution du Parlement ! »
Autour de la ville, se déploient des ruelles étroites comme un réseau de capillaires sanguins. Dans un tel tissu urbain, une cartouche de gaz lacrymogène peut rendre l’air irrespirable pour des dizaine de foyers.
Soudain, un bruit sourd retentit et un nuage blanc flotte au-dessus de la Cité Ettadhamen. Une réunion entre voisins s’improvise. Il y a des dizaines de personnes, des jeunes, mais aussi des pères de famille. Un trentenaire harangue la foule : « On n’en peut plus de ces politiques ! On veut la dissolution du Parlement ! » Les tirs s’intensifient. Deux adolescents traînent un pneu au milieu de la chaussée, l’arrosent d’essence et y mettent le feu.
La nuit tombe sur Tunis et scintillent déjà, rouge et orange, plusieurs barrages enflammés censés empêcher le passage des forces de l’ordre. Protection dérisoire face aux véhicules blindés de la Garde nationale envoyés en renfort, en plus de la demi-douzaine de fourgonnettes de police déjà sur place.
Les blindés, c’est l’arme fatale du maintien de l’ordre : insensibles aux jets de pierres, ils peuvent s’approcher au plus près des manifestants. Postés à leur sommet, quatre policiers tirent des grenades lacrymogènes un peu partout dans le quartier 105, où se trouve le gros des protestataires.
Des portes claquent. Les habitants suffoquent. Une voix nous interpelle : « Venez, venez, entrez ! » H. est apeurée. Ses enfants, un garçon de 10 ans et une petite fille de 6 ans, passent la porte du studio les yeux gonflés de gaz et de larmes.
La pièce minuscule sert à tout : de salon, de chambre à coucher, le frigo est posé à côté du lit. Les toilettes, sans chasse d’eau, et la cuisine se trouvent sur le palier. Dehors, l’odeur âcre se dissipe progressivement. Les portes et les fenêtres rouvrent. Les habitants organisent le ravitaillement des manifestants : des bouteilles d’eau sont jetées depuis l’étage d’une maison, le coca et le lait sont particulièrement prisés pour nettoyer les yeux.
Chômage et pauvreté : partout les mêmes maux
Deux heures avant le couvre-feu, tout était calme pourtant. En ce dimanche maussade, le vent s’engouffre dans l’avenue Ibn Khaldoun où règne un semblant de vie normale, tandis que tout Tunis est confiné.
Des jeunes discutent sur un bout de trottoir : « Je n’ai même pas 200 millimes [6 centimes d’euro] pour m’acheter une clope », rigole l’un d’entre eux.
L’autodérision pour chasser le cafard. Ici, on peut se permettre de rire de sa misère, car tout le monde est à égalité et partage la même obsession au quotidien : trouver des dinars. Selon l’Institut national de la statistique (INS), la zone présente l’un des taux de pauvreté les plus élevés du Grand Tunis, pourtant la région la plus riche du pays.
La fracture sociale est immense, sépare deux mondes géographiquement très proches mais qui ne se côtoient jamais.
À 26 ans, M. se trouve du mauvais côté. Lunettes noires et crâne rasé, c’est un professeur de sport au chômage qui se « débrouille » pour « gagner un peu d’argent ». Il partage le même ras-le-bol que les protestataires, mais il n’a pas voulu sortir. Idem pour son ami S., qui a été membre de l’équipe nationale de lutte.
Lui aussi est resté chez lui, il explique pourquoi à Middle East Eye : « Personnellement, je ne suis pas d’accord avec les manifestations. Moi, si je veux revendiquer mes droits, je ne vais pas aller casser… Je peux le faire de manière légale, la loi garantit le droit de manifester pacifiquement. En plus, je suis d’avis qu’il faut manifester le jour, car la nuit, personne ne va nous entendre. »
Dans les quartiers populaires, l’anniversaire de la révolution est parfois célébré par des affrontements avec la police. Ce 14 janvier, tout le monde était renvoyé chez soi par les restrictions sanitaires. Mais la colère pouvait-elle être muselée ainsi ?
Le risque était bien qu’elle s’exprime avec plus de force. La fermeture du pays, un confinement total et un couvre-feu avancé à 16 h, le déploiement massif des forces de l’ordre les jours suivant les premières manifestations ont donné une ampleur inédite au mouvement. C’est certainement là qu’il faut chercher l’origine de ces manifestations spontanées qui ont touché simultanément plusieurs banlieues déshéritées de Tunis : Ettadhamen, le Kram-Ouest, Douar Hicher, Sidi Hassine, Kabbariya…
Ailleurs dans le pays, Bizerte (nord-est), Sfax (centre-est), Sousse (nord-est), Kairouan (centre), Kasserine (centre), Siliana (nord-ouest) et d’autres villes encore ont connu le même genre de mobilisations. Malgré des contextes locaux parfois très différents, les maux sont toujours les mêmes : chômage et pauvreté.
Les souffrances subies ces dernières années, dues à une longue crise économique, ont été exacerbées par la pandémie. Les plus vulnérables étaient en première ligne.
À la misère s’ajoute le poids du rejet, de la haine des pauvres dont la police se rend souvent coupable, selon les témoignages.
« Il y a toujours eu des problèmes avec elle à Jbel Lahmar », souligne à MEE un jeune d’un quartier populaire, situé tout près du centre-ville. Il se remémore un contrôle. « L’agent m’a demandé où j’allais, je lui ai dit que je rentrais chez moi à Jbel Lahmar, après ma journée de cours. Il m’a questionné sur ce que j’étudiais. »
En entendant la réponse, le policier explose de rire : « Un architecte à Jbel Lahmar ?! » Ce jeune a refusé de manifester, rejette « ces méthodes », mais dénonce les « provocations » des forces de l’ordre.
« Leur comportement avec les citoyens tunisiens n’est pas bon et la révolution n’y a rien changé. C’est encore pire quand il s’agit des classes populaires. Avec les habitants des quartiers chic, les forces de l’ordre ne peuvent rien tenter. »
Le grizzly
L’appel à la prière se termine, tandis que les cris de la foule percent de nouveau dans le lointain.
À Ettadhamen, dimanche soir, entre deux charges de la police, J. accepte de répondre à nos questions.
À 33 ans, c’est l’un des manifestants les plus âgés. Cet expert des sports de combat ne parle qu’en punchlines : « On est les plus pauvres, on est les plus touchés. Tu sais, si tu ne travailles pas, si tu ne gagnes pas ta journée, tu ne peux pas manger. On fait des collectes pour amasser un peu d’argent et aider un malade par exemple. Un voisin s’est blessé l’autre jour et pour payer ses soins, on a réussi à réunir 50 dinars [environ 15 euros]. »
Barbe taillée en pointe, paire de baskets rouges et survêtement, il a toujours en tête le soulèvement qui a conduit à la chute de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali en 2011.
À Ettadhamen, la mobilisation avait été particulièrement forte : « Ce qu’on vit, c’est une autre révolution, pour le pauvre et l’affamé. On est toujours contre le système, car il n’a pas changé. »
Mais cette fois, la liberté ne fait plus partie des revendications : « On en est arrivés là. On demande juste à pouvoir travailler et manger. »
Surnommé « le dragon », « le grizzly », Ettadhamen fait peur aux autorités, selon J. : « Quand il se réveille, regardez ce qu’il se passe ! », lance-t-il enthousiaste, faisant l’inventaire du dispositif sécuritaire déployé dans son quartier.
« Deux blindés, un canon à eau, tous ces policiers », on ne trouverait ça nulle part ailleurs en Tunisie. Ça le rend fier, lui qui est animé par un fort désir de reconnaissance. Il a porté les couleurs de son pays durant des compétitions internationales, « mais la Tunisie ne [lui] a rien apporté, ne [lui] a rien donné ».
Beaucoup ont le sentiment d’être méprisés, comme L., qui est en train d’enfiler une paire de baskets pour rejoindre les manifestants.
« Regardez cette jeunesse marginalisée, même si elle manifeste deux ans, trois ans ou même vingt ans, on ne va jamais s’intéresser à elle. Tant que les riches vivent bien, nous les pauvres, on ne compte pas. »
Sous des cheveux noirs plaqués en arrière, des lunettes en cul de bouteille lui donnent un look d’intello chétif. L. dénonce les violences policières. « On n’a rien fait, on est dans notre quartier et ils viennent nous gazer. L’autre jour, on a reçu une grenade lacrymo dans notre véranda. En fait, qu’on vive ou qu’on meure, ça ne change rien pour eux. »
Dimanche soir, à Ettadhamen, se met en place une chorégraphie répressive. La police charge à intervalle régulier, les blindés s’élançant en première ligne. Ils remontent l’avenue pour disperser les jeunes qui fuient comme une volée de moineaux.
« L’autre jour, on a reçu une grenade lacrymo dans notre véranda. En fait, qu’on vive ou qu’on meure, ça ne change rien pour eux »
- Un manifestant
En passant devant chaque ruelle perpendiculaire où les manifestants sont réfugiés, les policiers tirent des grenades lacrymogènes. Par-dessus les maisons, pour tenter de surprendre, mais aussi à l’horizontale, à hauteur de tête. Des cartouches gisent un peu partout sur le bitume.
Sur certaines d’entre elles figurent encore des informations, comme le nom du fabriquant (une entreprise espagnole qui s’appelle Falken), mais aussi le type de munition. Il s’agit de grenades 37/38 mm.
Tirées à courte distance, elles peuvent provoquer de graves blessures et même entraîner la mort, selon l’Omega Research Foundation, organisation britannique indépendante qui répertorie les équipements sécuritaires.
Avec ce type d’arme, seuls les tirs en cloche sont admis, explique la Ligue française des droits de l’homme dans l’un de ses rapports portant sur une manifestation de Gilets jaunes à Montpellier. « Dès lors, le canon est incliné vers le haut pour que la grenade lacrymogène éclate en l’air et disperse ses palets avant leur retombée au sol, évitant ainsi que les personnes soient percutées. »
Le non-respect des conditions d’utilisation serait à l’origine de la mort d’un jeune homme à Sbeïtla, dans le centre du pays. Le décès de Haykel Rachdi a été annoncé officiellement ce lundi 25 janvier. Selon ses proches, il aurait été atteint à la tête par une grenade lacrymogène, lors d’un rassemblement nocturne une semaine auparavant. Une enquête a été ouverte.
Les policiers, « des Tunisiens, comme nous »
Dans la banlieue de Tunis, les premières blessures apparaissent rapidement. Un adolescent montre le gros hématome rouge au niveau de sa clavicule, un autre soulève la jambe de son pantalon pour découvrir un mollet qui a doublé de volume.
Mais il y a aussi des cas plus graves, comme cet homme groggy, qui a du mal à respirer à cause du gaz. Il doit s’appuyer sur quelqu’un pour marcher. Il a reçu une grenade lacrymogène sur la pommette, à deux centimètres de l’œil, il saigne du nez et de la bouche.
Des dizaines de grenades sont tirées ce soir-là par la police. Les jeunes forment, juste avant 19 h, une foule de plusieurs centaines de personnes sur l’avenue Ibn Khaldoun. Trois heures plus tard, la police quitte les lieux. Quelques cris de joie, mais rapidement on se salue, des petits groupes s’éloignent tranquillement, on se dit à demain, il est l’heure d’aller se coucher.
La manifestation se termine dans le calme. Chacun regagne sa maison, comme des supporters bien disciplinés à la fin d’un match de foot. Dimanche 17 janvier, aucun magasin, aucun bâtiment public n’a été pris pour cible à Ettadhamen.
Lorsque des manifestants ont tenté de forcer le rideau de fer d’un magasin, d’autres se sont interposés. « Heureusement qu’ils nous ont raisonnés », confie A., jeune artiste qui a dû arrêter de travailler à cause de la crise sanitaire.
« C’est mieux comme ça. Je pensais prendre un objet qui aurait pu me rapporter 50 dinars à la revente, mais ils ont bien fait de nous rappeler à l’ordre. On a eu honte de nous, on s’est excusés. »
Certains tentent d’encadrer le mouvement et d’empêcher toute surenchère dans la violence, comme J., l’un des plus anciens. L’objectif n’est pas de blesser les policiers, selon lui. « Ce sont des Tunisiens, comme nous, mais ils doivent payer pour ce que le gouvernement a fait. »
Certains manifestants sont armés de sabres. De longues lames, très impressionnantes, avec lesquelles ils essayent de crever les pneus des blindés. Les cocktails molotov ne sont utilisés que de façon très marginale ce soir-là. Le plus souvent, les protestataires évitent d’aller au contact, jettent des pierres de loin.
Au moment de la publication de cet article, les manifestations avaient déjà cessé presque partout. La répression brutale explique en partie l’essoufflement du mouvement. Depuis son déclenchement, au moins 1 200 personnes ont été arrêtées, dont 30 % de mineurs, selon le dernier décompte de la Ligue tunisienne des droits de l’homme datant du lundi 25 janvier. Plusieurs ONG dénoncent « des campagnes d’arrestations arbitraires » et « un usage excessif de la force ».
Pour protéger les habitants et les manifestants, les auteurs ont préféré les faire témoigner de manière anonyme.
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