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Jihed Haj Salem : « En Tunisie, les formes de mobilisation des jeunes restent totalement invisibles aux yeux des partis »

Le soulèvement social à Tataouine rappelle que les jeunes sont à l’origine des grands changements politiques en Tunisie : la révolution de 2011, l’engagement islamiste armé ou l’élection de Kais Saied. Entre demande d’inclusion ou rejet, leurs mobilisations ne trouvent pas de réponse
Affrontements entre des manifestants et les forces de sécurité, dans la région de Tataouine, le 21 juin 2020 (AFP)
Affrontements entre des manifestants et les forces de sécurité, dans la région de Tataouine, le 21 juin 2020 (AFP)
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

Jihed Haj Salem est un chercheur tunisien indépendant qui travaille sur les jeunes dans les quartiers populaires et leurs différentes formes d’engagement. Il a notamment étudié durant six ans la mouvance salafiste djihadiste et travaille actuellement sur les « ultras », les organisations de supporters de foot.

Après des élections législatives et présidentielle marquées par le rejet des partis, l’émergence de nouveaux acteurs et l’élection d’un président, Kais Saied, particulièrement populaire chez les 18-35 ans, le rapport des jeunes à la politique est-il en train de changer ? Portent-t-ils une force de transformation ? Leurs demandes sont-elles mieux entendues ? 

Alors qu’à Tataouine et dans le sud tunisien en général, les jeunes protestent contre le chômage et le sous-développement de leur région, Jihed Haj Salem évoque pour Middle East Eye les formes et les limites de cette politisation. Il revient également sur les évolutions de la mouvance salafiste djihadiste et sa persistance en Tunisie. 

Pour Jihed Haj Salem, depuis la fin du confinement, la Tunisie connaît un pic de mobilisations sociales mais aucune de ces dynamiques n’est reflétée dans la vie politique (Jihed Haj Salem)
Pour Jihed Haj Salem, depuis la fin du confinement, la Tunisie connaît un pic de mobilisations sociales mais aucune de ces dynamiques n’est reflétée dans la vie politique (Jihed Haj Salem)

Middle East Eye : Les élections de 2019 ont bouleversé l’échiquier politique. De nouvelles formations ont émergé. Les préoccupations des milieux populaires sont-elles mieux représentées aujourd’hui ? 

Jihed Haj Salem : Pas vraiment ! On le voit bien avec ce qui se passe à Tataouine : les protestations pour faire appliquer l’accord de 2017, suite au mouvement d’El Kamour [au printemps 2017, les jeunes de Tataouine avaient bloqué une station de pompage pour exiger qu’une part des revenus des compagnies pétrolières soit consacrée à des emplois locaux et au développement régional], ont dégénéré le 19 juin en confrontation avec la police. 

En fait, depuis la fin du confinement, la Tunisie connaît un pic de mobilisations sociales : pour l’eau dans les localités rurales, pour le versement des salaires des travailleurs du tourisme à Djerba ou dans la zone industrielle de Zaghouan, dans le bassin minier de Gafsa, pour l’emploi.

Mais aucune de ces dynamiques n’est reflétée ni dans la vie politique, ni dans les débats parlementaires. Même la coalition al-Karama, dont le leader Seifeddine Makhlouf est arrivé en tête à Tataouine au premier tour de la présidentielle avec 24 % en reprenant le discours des protestations d’El Kamour, n’a rien proposé.

En revanche, on a vu, le 3 juin, le Parlement se déchirer sur le vote d’une motion, proposée par le Parti destourien libre [PDL d’Abir Moussi] pour condamner l’intervention turque en Libye, qui n’a aucune valeur juridique mais qui vise Ennahdha et Rached Ghannouchi

La semaine suivante, la coalition al-Karama a riposté en proposant une motion pour soutenir une demande d’excuses à la France pour la colonisation, tout en mettant en cause le rôle de Habib Bourguiba. Dans tous ces débats enflammés, il n’est jamais question des préoccupations populaires. 

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MEE : Ces mobilisations sociales portent-elles une proposition et une traduction politiques ? 

JHS : Le paradoxe de ces mouvements, c’est qu’ils sont radicaux dans leur forme : ils bloquent des routes ou des voies ferrées, des administrations ou des usines. En un mot, ils bloquent le système, mais pour demander à être intégrés au système. Ils ne s’articulent pas dans une alternative politique et sociale.

La démocratisation, depuis dix ans, n’a pas fondamentalement changé ce paradoxe. Il faut comprendre que les gens sont dans l’urgence pour trouver les moyens de leur survie.

Même à Tataouine, où les protestations formulent une critique du modèle économique extractiviste – qui extrait les richesses d’une région pour exporter les bénéfices –, la réponse n’est pas à la hauteur. Il y a trop de fantasmes sur les revenus « cachés » du pétrole. 

L’horizon de la mobilisation, c’est de bénéficier d’une rente sociale sous forme d’emplois improductifs. Ce n’est pas une demande réaliste. L’État n’a pas les moyens de tenir ce type de promesses.

MEE : La liberté d’expression et d’organisation a-t-elle permis malgré tout l’émergence de personnalités capables d’ajouter une dimension plus politique, plus stratégique dans ces mouvements ? 

JHS : Il est plus facile, effectivement, pour les individus comme pour les coordinations de s’exprimer, d’agir, d’organiser. Mais en réalité, ces acteurs sont en concurrence et surtout, ils cherchent aussi à capter des ressources pour leurs propres objectifs. 

Observés au prisme du local et de ces stratégies, les mouvements sociaux semblent en décalage complet avec le discours idéologique, « révolutionnaire », qu’on projette sur eux.

Je vais prendre l’exemple de mon quartier, Douar Hicher [un quartier populaire de la banlieue de Tunis]. Il y a un mouvement de diplômés chômeurs animé par d’anciens syndicalistes étudiants issus de la gauche radicale. 

Cette mobilisation leur permet de se positionner d’abord vis-à-vis des acteurs politiques locaux comme des médiateurs. Ils tissent un réseau parmi les décideurs qui leur permet d’obtenir des avantages, des emplois, des aides, pour les jeunes qu’ils représentent, et gagnent ainsi leur légitimité tout en canalisant le mouvement. 

Mais en réalité, ils utilisent la mobilisation comme tremplin pour une carrière politique, une élection au conseil municipal voire au Parlement. Ils n’ont pas intérêt à ce qu’elle sorte de ce cadre. Ce fonctionnement contribue finalement au statu quo, à la non-transformation. 

Kais Saied a su intégrer ces « molécules » dispersées et hétérogènes dans une « machine » politique, mais est-il capable de faire fonctionner cette machine durablement, de l’organiser ?

MEE : On a parlé, au moment de l’élection de Kais Saied, de la politisation d’un électorat jeune et populaire. Mais quelle est la forme de cette politisation ? 

JHS : Il y a une pluralité de logiques de politisation. À Douar Hicher, le salafisme a été un temps la forme de politisation principale des jeunes. Depuis août 2013 et la classification d’Ansar Charia comme organisation terroriste, cette voie s’est fermée. Les défaites de Daech en Syrie et en Irak, l’échec de l’attaque sur Ben Guerdane en mars 2016 ont beaucoup affaibli sa capacité de séduction.

Les mobilisations de jeunes chômeurs n’offrent pas beaucoup de perspectives, comme je viens de l’évoquer. 

Mais d’autres formes se sont développées. Notamment les clubs de supporters de foot, les « ultras ». C’est un cadre très important : il permet aux jeunes d’accéder à l’espace public, d’avoir une parole, de s’organiser. Mais ils sont en rupture avec tout. 

D’autre part, un sous-champ se construit depuis la révolution, très inscrit dans les réalités locales. Ce sont des associations très diverses, des clubs sportifs, des cercles de lecture, des groupes de solidarité, des organisations citoyennes pour le développement d’un quartier… qui sont totalement invisibles aux yeux des partis.

En parcourant le pays depuis 2012 pour parler de son projet de réforme du système représentatif, [faire élire au scrutin uninominal des représentants locaux pour former les conseils municipaux, régionaux et l’Assemblée nationale], Kais Saied a su capter son attention et constituer ainsi sa base électorale.

Il a su intégrer ces « molécules » dispersées et hétérogènes dans une « machine » politique, mais est-il capable de faire fonctionner cette machine durablement, de l’organiser ? 

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Quand il va prier dans un quartier populaire, quand il participe à une distribution d’aide ou quand il va visiter une usine de fabrication de masques pendant la période de confinement, il entretient cette connexion. Mais pour le moment, on ne perçoit pas de transformation de ce « rhizome » en véritable force.

Il y a une attente d’un leader charismatique démocratique, capable de dépasser les formes obsolètes des partis politiques qui ne représentent plus les intérêts de la grande majorité de la population, tout en préservant les libertés. 

Mais pour le moment, Kais Saied ne parvient pas à fournir le récit qui transforme cette attente en proposition fédératrice et force de transformation.

MEE : Vous venez d’évoquer le salafisme djihadiste. Malgré la répression dont il est l’objet, il continue de se manifester périodiquement. On a vu l’attentat sur l’avenue Bourguiba en juin 2019 ou l’attaque du poste de police à l’entrée de l’ambassade américaine en mars. Comment expliquer cette persistance ? 

JHS : Même si ces attaques surviennent toujours à des moments de fragilité de la vie politique tunisienne, je crois qu’il faut les connecter à la logique continentale de Daech, dans laquelle le Maghreb est devenu un terrain secondaire depuis le recul en Libye. 

Sa priorité, c’est plutôt l’installation plus au sud de l’Afrique, à la frontière algérienne, au Mali, jusqu’au lac Tchad et au Cameroun. Même si elles sont perpétrées par des marginaux, ces actions terroristes s’inscrivent dans un cadre global.

Les assaillants des attaques de juin 2019 étaient de Hay Tadhamon [quartier voisin de Douar Hicher], ils n’avaient jamais quitté la Tunisie. Mais ils étaient en lien avec des gens de leur quartier en Irak. 

Concernant l’attaque de mars dernier, l’un des deux assaillants avait passé six mois en prison, sous le coup de la loi antiterroriste pour un post sur Facebook. Il a donc fréquenté d’autres détenus plus ou moins liés à la mouvance djihadiste.

Mon hypothèse, c’est qu’un nouvel acteur, très radical, qui a rompu avec le [groupe] État islamique sur des divergences idéologiques, inspiré par le cheikh saoudien Ahmed ben Omar al-Hazimi, est en train de s’imposer sur la scène djihadiste tunisienne.

MEE : Comment expliquer ce phénomène ?

JHS : Pour comprendre, il faut revenir à la formation de la mouvance salafiste djihadiste en Tunisie. Depuis les années 1980, il y avait un mouvement tablighi de prédication [considéré comme prosélyte et ultrafondamentaliste].

Progressivement, à partir du début des années 2000, certains n’ont pas voulu se contenter de prêcher, ils voyaient la surveillance policière dans les mosquées, les femmes voilées harcelées, ce qui se passait en Irak, en Palestine… ils voulaient changer l’ordre établi.

L’apparition d’al-Qaïda, l’influence d’Abou Moussab al-Zarkaoui dans la résistance à l’occupation américaine en Irak, la généralisation des paraboles, des cafés internet ont favorisé le développement d’un salafisme djihadiste en Tunisie.

La fusillade de Soliman, en 2006, a révélé cette évolution au grand jour. Le pouvoir a alors emprisonné plus de 2 000 suspects, dont 48 seulement étaient réellement impliqués dans la fusillade. 

La prison leur a permis de se rencontrer, de se former et de se structurer. Après l’amnistie de février 2011, le mouvement était déjà prêt et Ansar Charia a pu tenir son premier congrès dès le mois d’avril. 

L’apparition d’al-Qaïda, l’influence d’Abou Moussab al-Zarkaoui dans la résistance à l’occupation américaine en Irak, la généralisation des paraboles, des cafés internet ont favorisé le développement d’un salafisme djihadiste en Tunisie

Néanmoins, la mouvance était parcourue de débats doctrinaux, stratégiques, théologiques. En particulier, une partie envisageait la possibilité d’une institutionnalisation en tant que parti politique, officiellement déclaré. 

Mais surtout, elle s’est déchirée autour d’une question devenue centrale : faut-il accorder à celui qui enfreint la loi islamique l’excuse de l’ignorance ? Ou bien la seule infraction justifie-t-elle « l’excommunication » [takfir] de son auteur ? Cette dernière thèse était défendue par Ahmed ben Omar al-Hazimi, qui ajoute que celui qui excuse l’infraction pour motif d’ignorance doit, lui aussi, être « excommunié ». 

Or, al-Hazimi est venu prêcher quatre fois en Tunisie, entre décembre 2011 et mai 2012, à l’invitation d’Abou Jaafar al-Hatab, alors imam dans une mosquée de Tunis. Al-Hatab, parti en Syrie en septembre 2013, a joué un rôle important dans l’organisation de l’État islamique puisque c’est lui qui a fourni la justification théologique à la proclamation d’Abou Bakr al-Baghdadi comme calife. 

Or, pour ce dernier comme pour Daech, les implications des thèses d’al-Hazimi sur le takfir étaient dangereuses parce qu’elles coupaient l’organisation des populations qu’elle devait administrer en les obligeant à se lancer dans une épuration sans fin. 

Abou Bakr al-Baghdadi a fini par ordonner l’exécution d’al-Hatab en septembre 2014 et de nombreux combattants tunisiens. En Tunisie, c’est un choc que certains n’ont pas encore surmonté.

MEE : On a une idée de l’importance de cette tendance ? 

JHS : L’État ne se donne pas les moyens de bien connaître ce milieu. Il y a actuellement plus de 2 000 personnes dans les prisons pour une incrimination sur la base de la loi antiterroriste. Cela va de la participation à un groupe djihadiste, d’un engagement en Syrie, à une simple publication sur les réseaux sociaux. 

Or, on ne sait rien de cette population : qui sont les acteurs, les courants, les formes d’organisation, comment ce monde communique-t-il avec l’extérieur ? 

La classification d’Ansar Charia comme organisation terroriste en août 2013, après les assassinats politiques [de l’opposant Chokri Belaïd et du député Mohamed Brahmi], a interrompu son cycle d’institutionnalisation. Une partie de la mouvance aurait peut-être pu évoluer vers une normalisation et une intégration dans la vie démocratique.

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Aujourd’hui, il reste des gens qui ne sont pas engagés dans l’action violente. Mais en traitant tout le monde comme terroristes, l’État se prive d’une possibilité d’intégrer une partie de ces jeunes. 

Or, le salafisme reste une voie de politisation. Certes, à la différence des mouvements sociaux, son objectif n’est pas de trouver une place dans le système, ou de le réformer, mais de le renverser et de le refonder totalement sur une base religieuse. 

Mais il faut comprendre que pour des jeunes que la société considère sans valeurs, que l’État maltraite socialement, physiquement, symboliquement, l’identification au djihadisme est une forme de « transsubstantiation », et une façon d’acquérir une valeur et une position de pouvoir. Ce qu’ils ne trouvent pas ailleurs.

C’est aussi le résultat des impasses des autres formes de politisation dans les milieux populaires. Ce que j’apprends de mes observations à Douar Hicher, c’est l’importance essentielle de connecter la démocratie représentative aux questions vitales pour les gens : l’emploi, la santé, l’eau, etc. Sans quoi, c’est toute la démocratie qui sera disqualifiée. 

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