Tunisie : « À Tataouine, nous sommes tous nés sans travail »
TATAOUINE, Tunisie – Des pneus calcinés qui rappellent beaucoup les images des manifestations post-révolution, des traces de brûlures sur la route, des campements de fortune, délaissés, en bordure de la ville… Mercredi 23 mai, la vie à Tataouine, à plus de 500 kilomètres au sud de Tunis, a repris son cours malgré les stigmates des confrontations avec la police deux jours auparavant.
De jeunes lycéens lancent quelques pétards et s’amusent devant le lycée de la ville. Le centre-ville grouille d’habitants venus faire leurs courses juste avant le Ramadan et les cafés transpirent la testostérone dès 10 h du matin.
Le siège du gouvernorat est pratiquement vide : le gouverneur vient de démissionner après à peine deux mois en poste. Mis à part quelques militaires postés devant les bâtiments officiels, nulle trace d’agent de police sauf ceux en civil, qui se font discrets.
Depuis les manifestations de lundi qui ont fait un mort et une dizaine de blessés, Tataouine, encore sous le choc, tente de retrouver le calme malgré une tension, encore palpable après les funérailles de la victime, Mohamed Anouar Sekrafi.
Retour sur une journée de violence
« Tataouine appelle ses enfants, nous sommes là et vous, quand venez-vous nous rejoindre ? ». Dans un de ses derniers statuts Facebook, posté à 21h51 le dimanche 21 mai, Mohamed Anouar Sekrafi, 23 ans, du village de Bir Lahmer à une vingtaine de kilomètres de Tataouine, encourageait les habitants de Tataouine à venir tenter une dernière fois de faire pression sur le gouvernement.
Pendant la nuit, lui et d’autres jeunes d’El Kamour habitués à tenir des sit-in ferment la vanne du site pétrolier où ils avaient établi un campement depuis 24 jours. Malgré une confrontation avec la police, venue sur le site pendant la nuit pour réouvrir la vanne, Anouar passe la nuit sur le camp avec son cousin Mustapha Sekrafi.
Le lendemain, le lundi 22 mai à 8 h, il tente avec les autres protestataires d’aller négocier une nouvelle fermeture de la vanne. Selon des témoins, une quinzaine de voitures de la Garde nationale, envoyées depuis la caserne de l’Aouina à Tunis, commencent à encercler les manifestants.
La pression commence à monter entre les jeunes, la police et les militaires qui gardent le site pétrolier depuis que le président de la République a ordonné le déploiement de l’armée pour protéger les sites de production dans le pays, le 10 mai.
Pendant ce temps, dans la ville de Tataouine, la colère monte aussi d’un cran et plusieurs manifestants se dirigent vers le siège du gouvernorat. Vers 9 h du matin, alors que la situation s’envenime à El Kamour et que les premiers gaz lacrymogènes sont lancés, Moncef Khabir, 29 ans, activiste, se rend au gouvernorat et reçoit une bombe lacrymogène dans son pare-brise.
Son frère fait partie des protestataires d’El Kamour. Il lui envoie des régulièrement informations. Vers 10 h, Mostapha Sekrafi, le cousin de Mohamed, reçoit dans l’avant-bras un jet de pierre provoqué par le dérapage d’une voiture de police à El Kamour. Il est transporté à l’hôpital de Tataouine et dans l’ambulance, apprend que son cousin Mohamed Anouar est mort.
« Dès le matin, je l’avais perdu dans la masse de manifestants » raconte-t-il à Middle East Eye, à Bir Lahmer, le village dont il est originaire.
Moncef Khabir, reçoit lui aussi l’information selon laquelle un manifestant est mort, lorsqu’à 11 h 30, il voit tomber devant lui Abdellah Aoual, un autre manifestant, 39 ans et père de trois enfants, devant le gouvernorat de Tataouine. Il s’est pris un une bombe de gaz lacrymogène dans l’œil. Moncef le transportera, inconscient jusqu’à l’hôpital de Tataouine. Le blessé a été, depuis, transféré à l’hôpital universitaire de Sfax.
À El Kamour, un autre protestataire, porte-parole de Bir Lahmer, est aussi blessé à la jambe : il s’appelle Khelifa Bouhaouach et a 28 ans. Vers midi, la nouvelle de la mort de Mohamed Anouar se propage à El Kamour, endeuillé.
Certains décident de continuer de manifester à Tataouine alors que l’armée demande à la police de se retirer de la zone militarisée et de ne pas tirer sur les manifestants.
À Tataouine, les affrontements se poursuivent. Les manifestants n’ont pas pu entrer dans le gouvernorat et de toute façon, le gouverneur est à Tunis.
« Vers 14/15 h, la situation a commencé à se calmer. Certains sont allés vers l’hôpital régional pour se faire soigner des dommages causés par le gaz, d’autres ont commencé à rentrer », rapporte Moncef Khabir.
« Nous avons vu des voitures stationner là-bas, sans plaque d’immatriculation, ou parfois immatriculées en Libye, ce ne sont pas des gens de Tataouine »
- Moncef Khabir
Pour lui, l’incendie du poste de police et de la Garde nationale, côte à côte près du gouvernorat, n’est pas le fait des manifestants.
« Nous avons vu des voitures stationner là-bas, sans plaque d’immatriculation, ou parfois immatriculées en Libye, ce ne sont pas des gens de Tataouine » affirme-t-il.
Alors qu’à Tunis, les porte-parole du ministère de l’Intérieur et de la Défense annoncent officiellement la mort d’Anouar, « tué accidentellement » par une voiture de police, le Sud, encore traumatisé par la tournure des événements, prépare ses funérailles. « Les manifestations devaient rester pacifiques depuis le début, même quand nous avons appris la mort de Mohamed Anouar, nous n’avons pas réagi par la violence, ni par la vengeance » souligne Khelifa Bouhaouach, allongé sur son lit, la moitié de la jambe dans le plâtre.
Les maux du chômage et le rêve de pétrole
Des rumeurs annonçant plusieurs morts, une instrumentalisation des violences, une ville en état de siège ou en proie à des milices obscures : de nombreux récits ont circulé sur les événements de lundi. Mais toutes les personnes qui ont parlé à MEE ne veulent attirer l’attention que sur une seule chose : le chômage qui ronge leur vie.
« À Tataouine, nous sommes tous nés sans travail », résume Youssef Zorgui, un activiste de 29 ans, diplômé en littérature et civilisation anglaise, sans emploi depuis sept ans.
Il vient de Bir Lahmer et a lancé depuis 2013 une page Facebook Sawt El Bir Lahmer (La voix de Bir Lahmer) « pour parler de tout ce qu’il se passe, aussi bien les événements culturels que les mouvements de protestation », explique-t-il.
« Ces jeunes incarnent une génération qui en a marre de devoir demander de l’argent aux parents pour s’acheter des cigarettes, ou aller au café »
- Sabrine Wafi
À ses côtés, Sabrine Wafi, à la tête d’une association pour les femmes, a aidé depuis le début les activistes d’El Kamour. « Au départ, ils ne voulaient pas de moi car ils avaient peur qu’on leur colle l’étiquette d’‘‘association’’. Mais après, quand ils ont vu que j’étais là pour aider, ils m’ont laissée venir au sit-in. La majorité demande surtout du travail », précise-t-elle, la voix cassée après les événements. « Ces jeunes incarnent une génération qui en a marre de devoir demander de l’argent aux parents pour s’acheter des cigarettes, ou aller au café », témoigne-t-elle.
Selon les chiffres donnés par le gouvernorat, ils seraient près de 12 000 jeunes chômeurs sur les 150 000 habitants. L’Union des jeunes diplômés chômeurs recense 9 644 diplômés chômeurs et l’Association des chômeurs non qualifiés, près de 7 000 chômeurs sans baccalauréat.
Au gouvernorat, des délégués de la région qui n’ont pas voulu révéler leur identité assurent que les problèmes de chômage chez les jeunes sont, depuis la révolution, devenus les maux de la ville.
Le taux de chômage dans le gouvernorat – de 58 % chez les diplômés et de 27 % chez les jeunes – est un des plus élevés dans le pays.
« Il y a ceux qui sont partis à l’étranger et ceux qui restent ici, en général, sans travail », témoigne l’un d’eux. Ni Mohamed Anouar, qui avait un brevet en peinture de bâtiment et de décoration intérieur, ni Khelifa, diplômé en sciences et civilisation islamique, ni Youssef, n’ont pu travailler après leurs études.
Mostapha Sekrafi, le cousin d’Anouar, lui aussi au chômage, passait son temps entre la maison et le café, connecté sur Facebook ou devant un match de foot avec un budget de 400 dinars (147 euros) par mois, qu’il devait demander à sa famille pour tenter d’oublier son chômage.
Lorsque le sit-in d’El Kamour a commencé, après plusieurs manifestations locales en avril, il a rejoint une communauté qui lui a redonné espoir. « Là-bas, je croyais vraiment qu’on allait obtenir ce que l’on avait demandé, que nous allions nous faire entendre ».
« Les jeunes voient qu’un simple ouvrier est payé dans les 1 200 dinars [440 euros] dans les compagnies pétrolières et gagne quatre fois le salaire minimum légal tunisien d’environ 300 dinars [110 euros] »
- Un officiel du gouvernorat
Ils sont nombreux à avoir du mal à se souvenir de la date à laquelle les sit-in ont commencé et pour quelle raison. Certains parlent de licenciements dans une des compagnies de sous-traitance liées aux firmes pétrolières, d’autres parlent d’un ras-le-bol général qui a mené à une organisation de comités, où chaque village et chaque quartier de Tataouine est représenté.
Depuis quelques années, il faut dire que les quatre sociétés pétrolières installées dans la région et leurs organismes de sous-traitance (logistique, catering, transport etc…) ont apporté du rêve aux chômeurs.
« Les jeunes voient qu’un simple ouvrier est payé dans les 1 200 dinars [440 euros] dans les compagnies pétrolières. En d’autres termes, il gagne quatre fois le salaire minimum légal tunisien d’environ 300 dinars [110 euros] », explique un des officiels au gouvernorat.
Pour Moncef Khabir, les revendications des jeunes sont plus complexes et sont notamment liées à « un régionalisme quelque peu légitime ». « Si on exploite les richesses naturelles de leur terre, pourquoi n’en profiteraient-ils pas ? Et puis ils sont réalistes, ils savent que ces compagnies n'ont pas une grande capacité d’emplois. Elles ont, à tout casser, 400 à 500 employés. En revanche, dans les sociétés de sous-traitance, il y a du potentiel, et malheureusement, peu de gens de Tataouine y travaillent », déclare-t-il.
Dans leurs revendications, les jeunes d’El Kamour demandaient 3 000 emplois dans la Société de l’environnement (travaux municipaux liés à l’environnement) et 2 000 emplois dans les sociétés liées au pétrole, ainsi qu'un fonds d’investissement d’environ 100 millions de dinars (36 millions d’euros) pour encourager le lancement de petits projets.
Le Premier ministre, Youssef Chahed, leur a promis la moitié de chacun, réparti sur 2017 et 2018. Mais certains n’ont pas accepté les négociations ou restaient sceptiques sur leur application immédiate, d’où la poursuite du sit-in et des événements de lundi.
« Même le fonds de responsabilité sociale que les entreprises étrangères doivent alimenter pour l'emploi et le développement de la région, nous n'en avons jamais vu la couleur »
- Moncef
« Il y a un vrai problème, car nous avons un budget de développement de près de 60 millions de dinars (22 millions d’euros) mais cela ne se traduit pas dans de l’emploi direct. La seule chose positive que nous avons obtenue l'année dernière, c'est l'octroi de micro-crédits qui ont généré 500 emplois. Mais cela reste peu sur les milliers au chômage », regrette-t-on au gouvernorat.
Face à cette situation morose, les jeunes se sont saisis de l’or noir dans l'espoir de se faire enfin entendre à Tunis. « Même le fonds de responsabilité sociale que les entreprises étrangères doivent alimenter pour l'emploi et le développement de la région, nous n'en avons jamais vu la couleur », dénonce Moncef qui aujourd’hui, attend encore l’issue de négociations avec le gouvernement et le ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle.
« Notre message, c’est que nous voulons aider notre pays, nous avons dépassé les mobilisations qui ne servent qu’à casser ou à protester », promet Khelifa Bouhaouach. « C’est pourquoi nous nous sommes organisés dès le début en comités avec des sit-in. Nous voulons vraiment dialoguer et trouver une solution. »
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