Tataouine 2017- Alger 1988 : pourquoi Tunis ne devrait pas envoyer l’armée dans le Sud
La décision du président tunisien de faire intervenir l’armée pour « protéger » les sites de production dans les zones touchées par la contestation sociale semble montrer ses limites. On compte déjà une « victime » accidentelle selon le discours officiel : le jeune manifestant Mustapha Sekrafi, qui aurait été écrasé mardi par un véhicule de la gendarmerie à El Kamour, près de Tataouine dans le sud du pays.
Le recours du président Béji Caïd Essebsi à l’armée nous rappelle les erreurs catastrophiques commises en Algérie où, face aux manifestants d’octobre 1988, le président de l’époque, Chadli Bendjedid, fit intervenir l’armée.
En effet, trois erreurs se croisent dans ce caléidoscope historique : le mauvais diagnostic de la crise par les autorités, ouvrant la voie à des « solutions » plus graves que les causes de la crise elle-même ; les pertes en termes de vies humaines disproportionnées par rapport au phénomène traité ; et enfin la dévaluation morale qui frappe l’armée qui, jusqu’en 1998 en Algérie et depuis la révolution du jasmin en Tunisie, bénéficiait d’une certaine aura auprès de la population.
Essayons donc de restituer la situation algérienne d’octobre 1988, dont les « émeutes » ont marqué la chute du système du parti unique (le FLN) et l’ouverture démocratique dans un premier temps avant que le pays ne sombre dans une terrible guerre civile.
Des erreurs de diagnostic
Dans un témoignage inédit paru dans ses mémoires publiées il y a quelques jours en Algérie, l’ex-général Rachid Benyelles, à l’époque membre du bureau politique du FLN (instance politique suprême avant 1989), détaille les erreurs de diagnostic commises par les hautes autorités civiles et sécuritaires.
Selon le président de l’époque, Chadli Bendjedid, les émeutes à caractère social exprimaient le ras-le-bol d’une jeunesse sans perspectives, résultaient de complots ourdis par l’étranger et autres « ennemis de l’Algérie ».
« Le constat était trop exagéré, une gestion policière et civile aurait suffit à canaliser les émeutiers et à éviter les pertes en vies humaines »
Lors d’une réunion de crise avec le président et les autres membres du bureau politique, Rachid Benyelles avait pris la parole : « On commettrait une grave erreur d’appréciation si l’on considérait que les troubles actuels étaient fomentés par une main étrangère manipulant en secret de jeunes délinquants, comme certains responsables le soutiennent. Les manifestants sont des adolescents, certes, mais à en juger par les youyous enthousiastes des femmes sur les balcons, et les marques de sympathie que leur témoignent les adultes, ils ont le soutien de la population ; et c’est là le problème. »
Devant ses collègues hauts placés, ce 10 octobre 1988, après cinq jours d’émeutes, il continua : « Il faut avoir le courage de reconnaître qu’une cassure est apparue dans les relations entre le peuple et ses dirigeants. En vérité, nous sommes en présence d’un mouvement social qui traduit une profonde lassitude des Algériens à l’égard d’un système politique à bout de souffle. Ayant atteint ses limites, il connaît des dysfonctionnements graves dans tous les domaines. »
Le haut officier, ex-commandant de la marine militaire algérienne, ne sera pas entendu. Il sera même, suite aux émeutes d’Octobre 1988, le seul haut responsable à démissionner de son poste.
Face à face entre jeunes émeutiers et jeunes appelés du service militaire
L’erreur du diagnostic, provoquée par la cécité idéologique des gouvernants et par la coupure avec la société réelle, ne peut que produire de mauvais traitements. Près de 200 engins militaires et 10 000 soldats sont déployés rien que dans la capitale, Alger !
L’état de siège est instauré et géré par le commandement militaire pour le rétablissement de l’ordre sous le contrôle du général Khaled Nezzar, numéro deux du chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP). L’armée que les Algériens respectent, car auréolée de son titre d’héritière de l’Armée de libération nationale de la guerre d’Indépendance, elle fut créée et organisée par Houari Boumediène, président charismatique si cher aux cœurs de l’Algérie profonde.
« L’intervention de l’armée d’octobre 1988 s’était malheureusement traduite par un bain de sang et par le recours à grande échelle de la torture »
- Rachid Benyelles
C’est cette armée-là qui se retrouve face à des manifestants majoritairement jeunes : face à face entre jeunes émeutiers et jeunes appelés du service militaire, inexpérimentés et non outillés pour les situations de crises en milieu urbain. Des chars face à des adolescents qui cassent les vitrines des grandes rues d’Alger.
« Les dirigeants du pays n’avaient pas songé à se doter d’unités anti-émeute, parce qu’ils se croyaient à l’abri de la contestation populaire en raison de leur légitimité historique et de leur dévouement au service de leurs compatriotes », ironise, dans ses mémoires, l’ex-général Benyelles qui insiste dans une déclaration à la presse lors de la présentation de ses mémoires lundi 22 mai dernier : « Le constat était trop exagéré, une gestion policière et civile aurait suffit à canaliser les émeutiers et à éviter les pertes en vies humaines. »
Questionné dans le cadre de l’ouvrage « Octobre, il parlent », le général Khaled Nezzar, devenu homme fort du régime durant les années 1990, explique que, pendant le déploiement de l’armée sous ses ordres à Alger, « l'idée d'utiliser les armes ne [lui] avait pas frôlé l'esprit ».
« J'étais convaincu que la présence des unités dans les rues ramènerait le calme. Je n'avais jamais pensé devoir recourir aux armes. Lorsque l'irréparable s'est produit, des instructions très précises ont été données. Au début, les armes ont été utilisées pour tirer en l'air, pour disperser la foule. Cependant, les tirs de sommation dans le cadre du maintien de l'ordre sont réglementés. Mais les gens ne sont pas habitués... Beaucoup de victimes des événements d'octobre ont d'ailleurs été fauchées par des balles perdues. On a aussi tiré par terre pour disperser la foule. Les noyaux et les enveloppes de balles, en ricochant, ont mortellement atteint des personnes. Nous n'avons pas tiré pour tuer et les instructions n'ont jamais été données dans ce sens. »
De l’intervention de l’armée au massacre
Mais ce qui devait arriver arriva : une marche initiée par les islamistes le 10 octobre 1988 à Bab El Oued à Alger, tourne au massacre. Qui a tiré le premier ? Pour les autorités, un tireur islamiste. Pour les manifestants, un militaire qui a perdu son sang-froid. Pour d’autres, une provocation d’une officine obscure. Azouaou, jeune artisan bijoutier est au milieu des tirs, il tente de secourir une jeune femme blessée. « Trois soldats rappliquent, l’un deux tire une rafale de fusil mitrailleur. Neuf balles dans le corps. Bras sectionné par les projectiles. Orteils du pied éclatés. Blessures au visage, au coude. Nos mutilations sont considérées comme ‘’accident de travail’’. Accident de travail pour des gamins qui n’avaient pas 18 ans à l’époque, ou même pour des enfants en bas âge touchés par des balles perdues. Accident de travail ! », nous racontait Azouaou au 20e anniversaire d’octobre 1988.
Bilan non officiel de cette fusillade : entre 30 et 35 morts, 200 blessés. Sans parler des tortures dans des centres secrets des services spéciaux, aucun bilan connu, ni enquête diligentée. Globalement, le bilan officiel de cette semaine d’octobre 1988 est de 169 morts, alors que les sources hospitalières parlent d’un bilan entre 500 et 1 000 morts et plus de 2 000 blessés.
« Calamiteuse et sanglante, l’intervention de l’armée d’octobre 1988 s’était malheureusement traduite par un bain de sang et par le recours à grande échelle de la torture ; une pratique atroce pour ceux qui la subissent dans leur chair et déshonorante pour ceux qui y recourent ou l’autorisent en fermant les yeux. Pour la deuxième fois depuis l’indépendance, des militaires avaient fait usage de leurs armes contre leurs compatriotes », conclut Benyelles dans son livre.
L’armée tunisienne, rappelons-nous, a eu le beau rôle durant la Révolution de jasmin : elle a refusé de réprimer les manifestants, les protégeant même contre les matraques des sbires de Ben Ali. On se souvient des belles scènes de fraternisation entre manifestants et jeunes soldats dans les rues de Tunis en effervescence. Quand les soldats tunisiens tombent sous les balles des terroristes islamistes, tout le pays leur rend un vibrant hommage.
Ce lien, nécessaire pour bâtir une nation, ne devrait pas se déliter sous la pression d’un autoritarisme d’un autre âge. Surtout en ces moments difficiles où s’imposent les défis sécuritaires intérieurs et le chaos libyen tout proche.
Car trente ans après, l’armée algérienne ne s’est jamais moralement relevée de cet épisode sanglant d’octobre 1988.
- Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé deux thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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Photo : un char stationne en faction à un carrefour d'Alger, le 10 octobre 1988. Une vingtaine de personnes ont été tuées au cours d'une manifestation, le même jour dans le quartier de Bab-el-Oued (AFP).
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