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Cinq façons d’éloigner le « mauvais œil » au Maghreb et au Moyen-Orient

Craignant que leurs proches ne soient la cible de la jalousie du ayn, les peuples de la région utilisent divers moyens pour contrer ses effets
Le nazar est une amulette populaire en Grèce et en Turquie pour stimuler la chance (Creative Commons)
Par MEE

C’est une scène que beaucoup de ceux qui ont grandi au sein ou autour des cultures du Moyen-Orient et du Maghreb connaissent bien, et qui peut être une cause d’anxiété pour certains.

« Oh, n’est-il pas devenu un beau garçon », dira avec admiration une amie bienveillante. La mère dudit enfant attendra alors avec impatience que son compliment soit suivi de l’expression arabe machallah – « Dieu l’a voulu ainsi ».

Après avoir réalisé que celle-ci ne sera pas offerte, la mère dira elle-même machallah et commencera à marmonner des prières à voix basse pour protéger son enfant, soupçonnant désormais que son amie ait pu jeter le ayn, le mauvais œil, sur son enfant, involontairement ou à dessein.

Les bédouins du désert du Néguev considèrent le mauvais œil comme une force réelle et dangereuse (Creative Commons)
Les bédouins du désert du Néguev considèrent le mauvais œil comme une force réelle et dangereuse (Creative Commons)

La croyance dans le mauvais œil, qui correspond à peu près au concept de jalousie ou au « monstre aux yeux verts » des cultures occidentales, est très répandue au Moyen-Orient et au Maghreb. En arabe, il est connu sous le nom de ayn, qui signifie œil ; en turc, il s’appelle nazar, ce qui signifie regard ; et en persan, il s’appelle le cheshm khordan.

Le regard persistant d’un œil envieux, non immédiatement suivi d’une bénédiction, peut conduire à toutes sortes d’affliction. Beaucoup de personnes pensent qu’il est responsable des malheurs qu’elles rencontrent et se donnent beaucoup de mal pour conjurer ses pouvoirs supposés par le biais de rituels enracinés à la fois dans la pratique religieuse et les traditions culturelles.

Une anecdote bien connue dans la région évoque une Irakienne à qui la belle-mère conseille de renverser un pot de plante chez elle afin que la terre ainsi éparpillée sur le sol détourne l’attention des visiteurs de la beauté de la maison.

Les anciens Égyptiens utilisaient le khôl pour noircir le pourtour de leurs yeux afin de se protéger des mauvais esprits entrant par les fenêtres de l’âme. Une tradition similaire est encore pratiquée aujourd’hui dans certaines régions d’Asie du Sud. Les pendentifs en forme d’œil visant à se protéger des forces spirituelles malignes pourraient être originaires de Mésopotamie. Les anciens Grecs disposaient de symboles similaires pour éloigner le mal.

Une pratique qui plongerait ses racines dans la tradition juive semble défier toute logique : une personne attentionnée dit le contraire de ce qu’elle pense afin d’éviter d’attirer le mauvais œil.

« Je me souviens d’un jour où j’attendais ma fille à la sortie de l’école ; quand je l’ai vue, je lui ai dit : ‘’Bonjour ma vilaine’’ », raconte une Chypriote turque. « Son professeur a entendu et a été horrifié que je traite ma propre fille ainsi. J’ai dû lui expliquer que dans ma culture, nous disons souvent le contraire de ce que nous pensons pour détourner l’attention du mauvais œil. »

Dans certaines communautés bédouines, les mères ne soignent pas l’apparence de leurs enfants de crainte que leur beauté ne suscite la jalousie.

Contrastant fortement avec l’esprit de l’ère des réseaux sociaux, de nombreuses traditions du Moyen-Orient et du Maghreb encouragent ceux qui jouissent de la richesse, du bonheur et de la beauté à éviter d’afficher ostensiblement leur bonne fortune. Cette idée est reflétée dans un vers du poète libanais Khalil Gibran : « Voyage et ne le dis à personne, vis une véritable histoire d’amour et ne le dis à personne, vis heureux et ne le dis à personne, les gens ruinent les belles choses. »

« Mauvais esprits »

La croyance dans le mauvais œil et les moyens de s’en protéger existent depuis la nuit des temps : une première trace remonte à l’époque des Sumériens, il y a 5 000 ans. Un dicton populaire parmi les bédouins reflète la signification du ayn : « Le mauvais œil peut conduire un homme dans sa tombe et un chameau dans la marmite ».

Le professeur Aref Abu-Rabia, un anthropologue de l’Université Ben Gourion dans le Néguev qui a étudié les bédouins du désert de cette région, explique que cette communauté a toujours considéré le mauvais œil comme une « force dangereuse » très réelle qui a le pouvoir d’impacter les vies.

« On dit qu’une personne qui possède le mauvais œil a des esprits impurs qui véhiculent une volonté intense et le désir de causer du mal, du désordre et des dégâts, que ce soit en regardant la victime ou au moyen de rites directs ou indirects, comme des prières ou des malédictions », écrit-il.

Les « coupes à yeux » des Grecs de l’Antiquité servaient à repousser le mauvais œil, comme celle-ci exposée au Staatliche Antikensammlungen de Munich (Creative Commons)
Les « coupes à yeux » des Grecs de l’Antiquité servaient à repousser le mauvais œil, comme celle-ci exposée au Staatliche Antikensammlungen de Munich (Creative Commons)

Le mauvais œil peut être blâmé pour tout, de l’échec d’un mariage à la maladie d’un enfant ou la perte d’un emploi. Une somnolence excessive, des bâillements ou un manque de concentration sont aussi parfois expliqués comme des effets du ayn.

Dans le folklore bédouin, il existe trois niveaux de mauvais œil : quelqu’un qui involontairement fait l’éloge de quelque chose sans faire les bénédictions adéquates ; quelqu’un qui est conscient de sa jalousie mais évite de dire quoi que ce soit ; et l’aradh (du mot arabe irdh – qui signifie « esprit », « âme » ou « soi »), une personne qui cherche délibérément à faire du mal à travers son regard amer.

Les plus vulnérables face au mauvais œil seraient les personnes en bonne santé, belles et riches, ainsi que les enfants et les femmes enceintes.

Le concept de mauvais œil est présent dans les religions abrahamiques. Le prophète de l’islam Mohammed aurait notamment dit : « Le mauvais œil est vérité, et s’il y avait quelque chose qui dépassait la prédestination, ce serait le mauvais œil. »

Les juifs pratiquants disent souvent kina hora, contraction des mots kein eina hara, ce qui signifie « sans mauvais œil ». Et les adeptes de la Kabbale, une tendance mystique au sein du judaïsme, attachent un fil rouge autour de leur poignet gauche pour éloigner l’œil.

Middle East Eye résume ici cinq symboles et traditions qui sont encore utilisés aujourd’hui pour protéger du mauvais œil.


1. Amulettes

Celles-ci sont courantes dans de nombreux foyers et peuvent même être vues suspendues au rétroviseur des voitures, ou encore portées autour du cou ou du poignet tel un bijou.

La main de Fatima est un talisman populaire pour éloigner le mal dans certaines régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (CC)
La main de Fatima est un talisman populaire pour éloigner le mal dans certaines régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (CC)

Les perles de verre bleues, agrémentées d’une tache blanche et d’un petit point noir au milieu, sont appelées nazar en turc et auraient été utilisées comme moyen de protection par des peuples aussi divers que les Assyriens, les Phéniciens, les Romains, les Ottomans et les Grecs.

On dit que la perle en forme d’œil renvoie sur celui qui a le mauvais œil son regard funeste.

Un autre talisman populaire est la main de Fatima, du nom de la fille du prophète Mohammed, appelée main de Miriam dans la tradition juive. Un œil est souvent représenté au centre de la paume pour protéger du malheur et des pouvoirs du mauvais œil.


2. Récitations coraniques

En dépit de la grande popularité des amulettes dans le monde islamique, de nombreux musulmans pensent qu’elles ne sont pas autorisées dans leur religion et s’opposent fermement à leur utilisation. Estimant que seul Dieu est en mesure de protéger une personne des mauvais esprits, leurs pratiques contre le mauvais œil sont enracinées dans les paroles de la prière.

Les versets du Coran sont utilisés par les musulmans pour se protéger du mauvais œil (Creative Commons)Les versets du Coran sont utilisés par les musulmans pour se protéger du mauvais œil (Creative Commons)
Les versets du Coran sont utilisés par les musulmans pour se protéger du mauvais œil (Creative Commons)

Plusieurs versets coraniques et sourates (chapitres) sont généralement considérés comme efficaces contre les forces associées au ayn. Les plus courantes sont deux sourates courtes qui commencent par le mot Qul (l’invocation « dis » en arabe). Il s’agit des sourates al-Falaq (l’aube naissante) et an-Nas (l’humanité), qui sont collectivement connues sous le nom d’al-Mu’awwidhatayn (« les versets de refuge »).

D’autres versets du Coran sont censés être efficaces contre le mauvais œil ; la plupart d’entre eux impliquent des invocations directes du pouvoir de Dieu pour vaincre le mal.

La tradition islamique est riche de nombreuses anecdotes sur l’efficacité de l’utilisation du Coran contre les mauvais esprits et la jalousie. Ibn Qayyim al-Jawziyya, un juriste islamique syrien du XIVesiècle, écrivit par l’exemple l’histoire d’un bédouin qui, après avoir découvert la personne qui avait rendu malade son chameau par le biais du ayn, récita quelques versets du Coran qui lui permirent de guérir l’animal et de chasser celui qui lui avait jeté le mauvais œil.


3. Brûler de l’encens

Brûler de l’encens pour éloigner les mauvais esprits est une pratique courante au Moyen-Orient, au Maghreb, en Asie du Sud et en Asie de l’Est.

Les bédouins brûlent du bois d’agar ou de l’encens autour de celui qui a été maudit afin de nettoyer l’énergie négative projetée par le mauvais œil. En Égypte, on lui préfère la graine noire (habbat al-baraka) ou le thym.

Un Saoudien vend du bois d’agar dans la capitale Riyad (AFP/Hassan Ammar)
Un Saoudien vend du bois d’agar dans la capitale Riyad (AFP/Hassan Ammar)

En Iran, ceux qui croient au mauvais œil utilisent la graine d’esfand, également connue sous le nom de Rutaceae syrienne. Dans les foyers iraniens, l’encens est chauffé jusqu’à ce que les graines éclatent, pour se protéger contre le cheshm khordan. On pense que la pratique remonte à l’époque où le zoroastrisme était le principal culte des Perses et qu’elle serait efficace pour éliminer l’énergie négative. Les commerçants le brûlent souvent autour de leurs magasins dans l’espoir de meilleures ventes, et il est également utilisé pour purifier l’énergie dans les nouvelles maisons.


4. Cracher trois fois

Le rituel consistant à faire semblant de cracher trois fois, sans que la salive ne quitte réellement la bouche, semble avoir été pratiqué dans de nombreuses cultures, notamment grecque et romaine (« despuere malum » en latin signifie cracher sur le mal).

Certains juifs ont coutume de faire trois fois le geste de cracher pour conjurer le mauvais œil (AFP)
Certains juifs ont coutume de faire trois fois le geste de cracher pour conjurer le mauvais œil (AFP)

Longtemps pratiquée par les juifs, elle est perçue comme un moyen facile de se protéger du mauvais œil, et va de pair avec les prières, comme le kina hora.

Chez certains bédouins, les guérisseurs ne font pas que semblant et utilisent leur salive pour guérir ceux qui ont été victimes des tragédies du mauvais œil – selon la croyance, la salive d’un homme guérira un homme et celle d’une femme guérira une femme.


5. Gratter ou pincer son postérieur

Les Iraniens le font, les Arméniens libanais aussi, tout comme les Assyriens, bien que chacun ait des approches et expressions légèrement différentes pour accompagner cet acte.

En Arménie, on se gratte le derrière pour empêcher qu’un compliment ne se transforme en malédiction (AFP/Kevork Djansezian)
En Arménie, on se gratte le derrière pour empêcher qu’un compliment ne se transforme en malédiction (AFP/Kevork Djansezian)

Chez les Arméniens, on se gratte rapidement le derrière en prononçant l’expression char atchk pour éviter qu’un compliment ne se transforme en malédiction.

Les Assyriens, eux, préfèrent pincer plutôt que gratter, faisant suivre leur acte des mots theesa moocha (« se pincer le derrière ») et d’un généreux machallah.

En théorie, la douleur ressentie par le léger pincement devrait faire en sorte que le mauvais œil ne soit plus envieux de votre succès, puisqu’à présent, vous souffrez.

Traduit de l’anglais (original).

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