De Khashoggi à Médiapart : comment Pegasus a espionné des journalistes ciblés par des États
C’est le scandale de surveillance généralisée le plus important depuis les révélations d’Edward Snowden en 2013 sur les gigantesques programmes d’espionnage électronique américains et britanniques.
Selon une enquête du consortium de journalistes d’investigation Forbidden Stories, appuyé par le Security Lab de l’ONG Amnesty International, des militants des droits humains, des journalistes et des opposants du monde entier ont été espionnés grâce à un logiciel mis au point par une société israélienne.
Le logiciel espion Pegasus de la société NSO Group, s’il est introduit dans un smartphone, permet d’en récupérer les messages, les photos, les contacts, et même d’écouter les appels de son propriétaire.
L’entreprise, fondée en 2011 et qui a régulièrement été accusée de faire le jeu de régimes autoritaires, a toujours assuré que son logiciel servait uniquement à obtenir des renseignements contre des réseaux criminels ou terroristes.
Mais les organisations Forbidden Stories et Amnesty International ont eu accès à une liste, établie en 2016, de 50 000 numéros de téléphone que les clients de NSO avaient sélectionnés en vue d’une surveillance potentielle. Elle inclut les numéros d’au moins 180 journalistes, 600 hommes et femmes politiques, 85 militants des droits humains, ou encore 65 chefs d’entreprise… selon une analyse menée par 17 rédactions.
Sur cette liste, figure notamment le numéro d’un journaliste mexicain Cecilio Pineda Birto, abattu quelques semaines après son apparition sur ce document. Des correspondants étrangers de plusieurs grands médias, dont le Wall Street Journal, CNN, France 24, Mediapart, El País ou l’AFP, en font aussi partie.
D’autres noms de personnalités figurant sur la liste seront divulgués dans les prochains jours par le consortium de médias qui ont mené l’enquête, dont font notamment partie Le Monde, The Guardian et The Washington Post.
Leurs journalistes ont rencontré une partie des personnes visées et ont récupéré 67 téléphones, qui ont fait l’objet d’une expertise technique dans un laboratoire d’Amnesty International.
Celle-ci a confirmé une infection ou une tentative d’infection par le logiciel espion de NSO Group pour 37 appareils, selon les comptes-rendus publiés dimanche.
Deux des téléphones appartiennent à des femmes proches du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné en 2018 dans le consulat de son pays à Istanbul par un commando d’agents venus d’Arabie saoudite.
Cette nouvelle enquête révèle donc « que le logiciel espion Pegasus a infecté avec succès le portable de la fiancée de Jamal Khashoggi, Hatice Cengiz, seulement quatre jours avant le meurtre. Quelques semaines après, c’est le téléphone du fils du journaliste dissident, Abdullah, qui a été sélectionné comme cible d’un client de NSO Group basé aux Émirats arabes unis. De proches amis, des collègues et des membres de la famille du journaliste assassiné ont tous été sélectionnés comme cibles par des clients de NSO basés en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis ».
Ces révélations s’ajoutent à une étude, menée en 2020, par le Citizen Lab de l’Université de Toronto, qui avait confirmé la présence du logiciel Pegasus dans les téléphones de dizaines d’employés de la chaîne qatarie Al Jazeera.
« Complaisance traditionnelle des autorités françaises »
« Je découvre que mon nom figure, avec ceux d’autres confrères et consœurs français.e.s, parmi les cibles du pouvoir marocain à surveiller via le logiciel Pegasus. Viol de l’intimité, vol de données personnelles, attaque frontale contre le secret des sources : l’ADN d’un régime dictatorial », a posté la journaliste Rosa Moussaoui du quotidien français L’Humanité.
« La complaisance traditionnelle des autorités françaises pour les dérives et la nature de la monarchie marocaine serait plus révoltante encore, dans de telles circonstances, alors que des citoyen.ne.s et des journalistes français.e.s sont directement visés », poursuit la journaliste qui avait suivi le dossier de la révolte du Rif au Maroc.
« Au moins 35 journalistes basés dans quatre pays ont été sélectionnés comme cibles par le Maroc. Nombre des journalistes marocains sélectionnés comme cibles ont été à un moment donné arrêtés, diffamés ou ciblés d’une certaine manière par les services de renseignement. D’autres, en particulier les rédacteurs en chef Taoufik Bouachrine et Soulaiman Raissouni, sont actuellement en prison pour des accusations que les organisations de défense des droits humains prétendent être instrumentalisées avec pour objectif d’écraser le journalisme indépendant au Maroc », révèle l’enquête de Forbidden Stories.
Médiapart a également expliqué que cet espionnage de téléphones coïncidait avec « la répression du journalisme indépendant au Maroc », notamment à l’encontre du journaliste d’investigation Omar Radi.
Traduction : « Il est important de noter que le journaliste marocain Omar Radi est devenu la cible d’une enquête l’accusant d’être un espion après avoir révélé au monde qu’il était lui-même espionné. »
Dans une déclaration à Forbidden Stories et ses partenaires, les autorités marocaines affirment qu’elles « ne comprennent pas le contexte de la saisine par le consortium international de journalistes » et que les autorités sont toujours « dans l’attente de preuves matérielles » pour « prouver une quelconque relation entre le Maroc et la compagnie israélienne précitée ».
D’après cette enquête, « des journalistes étrangers qui couvrent la détresse des journalistes marocains ont eux aussi été sélectionnés comme cibles, et dans certains cas, leurs téléphones ont été infectés. C’est le cas d’Edwy Plenel, directeur et l’un des cofondateurs du site d’investigation indépendant Mediapart, dont le portable a été compromis au cours de l’été 2019 selon l’analyse opérée par le Security Lab d’Amnesty ».
« En juin de cette année-là, Edwy Plenel assiste à une conférence de deux jours à Essaouira, au Maroc, à la demande d’un journaliste partenaire de Mediapart, Ali Amar, le fondateur du magazine d’investigation marocain LeDesk – dont le numéro de téléphone apparaît, lui aussi, dans la liste à laquelle a eu accès Forbidden Stories. À cette occasion, Edwy Plenel donne plusieurs interviews où il aborde la question des violations des droits humains par l’État marocain. À son retour à Paris, des processus suspects commencent à apparaître sur son portable », poursuivent les journalistes d’investigation.
« On ne peut pas laisser un pays étranger, une puissance étrangère, espionner des citoyens français sans que l’autorité publique de notre pays réagisse. Sur les relations avec le Maroc, j’estime que la puissance publique française doit faire les remontrances qui s’imposent et en tirer des conclusions, de la même manière qu’ils doivent dire des choses à l’État d’Israël », a déclaré le fondateur de Médiapart, Edwy Plenel, à France Info.
« Nous, ici [en France], nous sommes vivants et encore dans une société ouverte. Mais dans d’autres pays, des journalistes ont été assassinés après cet espionnage, des activistes ont été persécutés. Il y a là quelque chose qui devrait appeler un sursaut à l’échelle mondiale pour dire stop ! », a-t-il encore expliqué.
Médiapart a décidé de déposer plainte auprès du procureur de la République de Paris, pour que la justice puisse « mener une enquête indépendante sur cet espionnage d’ampleur organisé en France par le Maroc ».
« Le Maroc devra certainement s’expliquer plus clairement sur une sélection de numéros qui ne concerne pas qu’un journaliste, mais bien 10 000 numéros, essentiellement marocains, algériens et français », commente, pour sa part, le site France Info.
Lundi, le porte-parole du gouvernement français Gabriel Attal a déclaré qu’il s’agissait de « faits extrêmement choquants qui, s’ils sont avérés, sont extrêmement graves ».
« Il y aura des demandes d’éclaircissements », a-t-il ajouté, sans plus de précision.
« Comment être protégé.e des barbouzeries du régime marocain dans un pays où le Garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, a été l’avocat de Mohamed VI ? », se demande la journaliste Rosa Moussaoui, en référence au ministre français de la Justice, inculpé ce vendredi pour « prise illégale d’intérêts ».
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