Même à l’étranger, les activistes sahraouis et les dissidents marocains craignent d’être poursuivis par le Maroc
La récente opération de répression de la liberté de la presse au Sahara occidental pourrait être un prélude aux efforts déployés pour réduire au silence les dissidents à l’étranger en profitant du rapprochement entre le Maroc et Israël soutenu par Washington, rapportent un certain nombre d’activistes à Middle East Eye.
Trois agences de sécurité marocaines, dont la Direction générale de la surveillance du territoire (communément appelée DGST), auraient déposé une requête auprès du tribunal de première instance de Rabat pour poursuivre des ressortissants marocains à l’étranger pour des faits présumés de diffamation à l’encontre de représentants du gouvernement.
D’après le journal espagnol El País, la plainte a été déposée contre « des individus qui résident à l’étranger et se rendent coupables de diffamation à l’encontre de personnalités publiques dans l’exercice leurs fonctions ».
L’article n’a pas fourni de détails sur l’identité des personnes susceptibles d’être concernées par les plaintes. Il n’a pas non plus précisé le mécanisme judiciaire à l’étranger qui permettra le traitement légal de ces plaintes, compte tenu du fait que plusieurs pays et cadres juridiques sont concernés.
Si le gouvernement marocain n’a pas encore confirmé ces informations, des activistes à l’étranger se disent déjà accablés en raison de leur discours antigouvernemental et s’attendent à une répression accrue à l’avenir.
Parmi ces individus figure Mohamed Radi Ellili, ancien journaliste pour la télévision nationale marocaine, qui bénéficie de l’asile en France.
« Le roi du Maroc est très en colère contre les voix libres actives en dehors du Maroc », affirme à MEE Mohamed Radi Ellili, un des détracteurs les plus actifs du gouvernement marocain.
« Il a mené une campagne locale pour réduire les activistes au silence et il m’a spécifiquement visé avec quelque 400 vidéos publiées par des plateformes parrainées par l’État, m’accusant de trahison et d’être un agent algérien », affirme-t-il.
« J’ai dévoilé des cas de corruption »
Mohamed Radi Ellili a créé sa propre plateforme, News Monde, pour dénoncer la corruption présumée supervisée par des représentants de l’État.
Il affirme que les sujets traités dans ses émissions en direct sur Facebook et dans ses articles révèlent au grand jour les politiques de l’État visant à créer une nouvelle réalité démographique dans la région du Sahara occidental.
« La raison pour laquelle ils m’ont en ligne de mire est mon travail dans le cadre duquel j’ai dévoilé des cas de corruption dans l’Oued Noun et même l’existence d’un cartel de trafic de drogue impliquant plusieurs représentants de l’État, ainsi que leurs plans au Sahara occidental », soutient Mohamed Radi Ellili.
Souvent décrit comme la dernière grande colonie d’Afrique, le Sahara occidental est une ancienne colonie espagnole située sur la côte atlantique de l’Afrique, entre le Maroc et la Mauritanie.
L’Espagne s’est retirée en 1975 et a cédé le contrôle administratif des deux tiers du territoire au Maroc, tandis que la Mauritanie en a reçu un tiers – une démarche non reconnue par le droit international.
La région renfermerait une quantité importante de réserves pétrolières offshore et de ressources minérales. Sa population sahraouie, estimée entre 350 000 et 500 000 habitants, rejette farouchement la souveraineté marocaine.
Entre 1975 et 1991, le Front Polisario a mené une insurrection contre la présence de Rabat.
Le Front Polisario réclame depuis longtemps le droit des Sahraouis à un référendum sur l’indépendance, que des résolutions de l’ONU ont également promis.
Le Front Polisario accuse régulièrement le Maroc d’exploiter les ressources naturelles de la région alors que la moitié de la population, qui vit dans des camps ou même en exil, attend un référendum.
Le gouvernement marocain qualifie pour sa part le Front Polisario d’« organisation terroriste » et l’accuse d’avoir « asservi » le peuple sahraoui.
Le conflit territorial qui dure depuis plusieurs décennies au Sahara occidental a été relancé en novembre après que les forces marocaines et les combattants du Front Polisario se sont affrontés dans le cadre de manifestations qui ont bloqué une autoroute vers la Mauritanie. Le mouvement sahraoui a alors mis un terme au cessez-le-feu de 1991.
Les autorités marocaines ont ensuite lancé une campagne de répression contre les activistes indépendantistes : les forces de sécurité ont dispersé les manifestations par la force et arrêté plusieurs activistes qui avaient exprimé leur opposition au régime marocain.
Selon Human Rights Watch, les manifestations des Sahraouis ont été majoritairement pacifiques.
Un « message effrayant » envoyé aux dissidents
Si les plus hauts services de renseignement ont vraiment demandé à ce que les journalistes et les activistes soient poursuivis à l’étranger, Mohamed Radi Ellili juge cela extrêmement alarmant.
« Je conseille à mes camarades activistes et journalistes d’informer leurs autorités locales de toute menace. À titre personnel, j’ai reçu de nombreuses menaces et j’ai demandé la protection de la police, mais celle-ci ne m’a pas encore été accordée. Je n’écarte pas non plus d’éventuelles tentatives d’assassinat », affirme-t-il.
La journaliste américano-marocaine Samia Errazougi, ancienne correspondante d’Associated Press (AP) à Rabat, estime que cette décision a de quoi inquiéter les voix dissidentes à l’étranger qui ont de la famille au pays.
Selon elle, cela pourrait envoyer un message selon lequel l’État marocain, même loin de ses bases, cherche à user de son pouvoir pour réduire ces voix au silence.
« La principale conséquence est que les dissidents marocains résidant à l’étranger devront désormais se préoccuper des risques d’arrestation ou d’inculpation à leur retour au Maroc », explique Samia Errazougi à MEE.
« Cela envoie un message effrayant à tous les Marocains vivant à l’étranger : même s’ils habitent dans des pays lointains qui protègent la liberté d’expression, l’État marocain trouvera toujours des moyens de les cibler et de les intimider », poursuit-elle.
« Les dissidents marocains résidant à l’étranger devront désormais se préoccuper des risques d’arrestation ou d’inculpation à leur retour au Maroc »
- Samia Errazougi, journaliste
Mohamed Radi Ellili affirme qu’il paie déjà le prix de ses critiques en ligne contre le gouvernement marocain.
Il soutient qu’une chaîne YouTube parrainée par l’État a filmé une interview de sa famille chez lui en décembre pour obliger ses proches à faire part de leur opposition à ses opinions politiques.
Le réchauffement des relations entre le Maroc et Israël s’est récemment intensifié lorsque l’administration du président américain Donald Trump a facilité l’accord de normalisation entre les deux pays, suivi plus tard d’une visite diplomatique américaine officielle pour préparer l’ouverture d’un consulat dans la région de Dakhla au Sahara occidental.
Dans le même temps, les craintes se sont accrues, depuis la révélation en juin dernier par Amnesty International de l’implication de la société israélienne d’espionnage NSO et de son système Pegasus dans la détention du journaliste marocain Omar Radi, qui attend toujours son procès derrière les barreaux.
Hicham Mansouri, ancien chargé de projet au sein de l’Association marocaine pour le journalisme d’investigation (AMJI), qui bénéficie de l’asile en France, estime que l’accord entre le Maroc et Israël a encouragé Rabat à prendre des mesures pour réduire au silence les voix dissidentes à l’étranger.
« Le contexte de la normalisation des relations entre Israël et le Maroc a contribué à accroître l’intensité de l’oppression, étant donné que le régime marocain craint la colère populaire contre tout compromis sur la question palestinienne », explique Hicham Mansouri à MEE.
Hicham Mansouri soutient également que l’arrestation d’un fervent activiste tel que Maâti Monjib reflète la crainte des autorités de voir les critiques être entendues à l’étranger.
« Je connais Maâti depuis 2009 et nous avons travaillé ensemble pour l’AMJI, où nous avons abordé des sujets sensibles comme le monopole royal de l’économie. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle Monjib a été arrêté », affirme Hicham Mansouri.
« Le fait qu’il publie en trois langues – en arabe, en français et en anglais – lui a permis de toucher un public international avec son travail, ce qui a incité les autorités à le cibler », ajoute-t-il.
« L’accord s’inscrit dans un schéma plus large où le Maroc se tire d’affaire en arrêtant des journalistes et des activistes tout en ayant peu de comptes à rendre voire aucun au niveau international », affirme Samia Errazougi.
Le Maroc a été traité comme « un partenaire sur le plan sécuritaire par l’administration Trump et les gouvernements de l’UE qui sont prêts à fermer les yeux sur les violations qui y sont commises, comme en Égypte et en Arabie saoudite ».
Après l’annonce de Trump, des activistes au Sahara occidental ont déclaré à MEE qu’ils se sentaient de plus en plus en danger, dans la mesure où l’accord équivalait à « un feu vert » accordé à « l’occupation militaire » de la région par le Maroc.
Malgré tout, alors que tous les regards étaient tournés vers l’investiture de Joe Biden, Samia Errazougi entrevoit la lumière au bout du tunnel.
« La nouvelle administration Biden occupera une position unique en se détachant du précédent diplomatique établi par l’administration Trump, qui a largement contribué aux pratiques autoritaires dans toute la région. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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