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L’épouse d’un activiste sahraoui emprisonné appelle le Maroc à libérer les prisonniers politiques

Alors que les prisons marocaines sont dangereusement surpeuplées, Ghali Bani craint que ce ne soit qu’une question de temps avant que son mari contracte le virus
Ghali Bani martèle que son mari Mohamed n’était pas un activiste et encore moins un leader du mouvement sahraoui (Fondation Nushatta)
Par Amandla Thomas-Johnson à DAKAR, Sénégal

Chaque été, lorsque Ghali Bani rend visite à son mari Mohamed, un prisonnier politique sahraoui détenu près de la ville côtière d’Agadir, l’expérience est souvent mitigée.

Comme la plupart des épouses des hommes emprisonnés pour s’être opposés à l’occupation du Sahara occidental par le Maroc, qui se poursuit depuis des décennies, Ghali doit faire un long voyage pour voir le père de ses enfants, dans son cas, quelque 600 km. 

Une fois arrivée à la prison d’Aït Melloul après un voyage pénible, elle ne dispose que d’une demi-heure avec lui et n’est autorisée à lui rendre visite qu’une fois par semaine.

« Les enfants deviennent fous et se demandent tout le temps ce qui va lui arriver. Ils veulent que leur père rentre à la maison »

– Ghali Bani, épouse d’un prisonnier politique

Par conséquent, Ghali n’a guère d’autre choix que de louer une maison à proximité pendant plusieurs semaines, une dépense difficile à assumer sans travail, qui plus est avec cinq bouches à nourrir.

Ses chances de voir Mohamed, 51 ans, cet été, semblent minces dans la mesure où le Maroc maintient des mesures de confinement et des interdictions de déplacement en réponse à un pic de cas de coronavirus.

Les prisons marocaines dangereusement surpeuplées n’ont pas été épargnées par le virus, une recrudescence des cas ayant été observée rien qu’au cours des derniers jours. 

Ghali, 44 ans, craint désormais que ce ne soit qu’une question de temps avant que Mohamed contracte le virus.

« Nous sommes vraiment préoccupés par la pandémie. Tout le monde est très inquiet », confie Ghali à Middle East Eye depuis Laâyoune, la plus grande ville du Sahara occidental. « Les enfants deviennent fous et se demandent tout le temps ce qui va lui arriver. Ils veulent que leur père rentre à la maison.

« Les Nations unies doivent faire pression sur le Maroc pour qu’il libère mon mari et les autres prisonniers politiques sahraouis pacifiques sans aucune condition », ajoute-t-elle.

Avec 3 377 cas confirmés de coronavirus et 149 décès, le Maroc est l’un des pays les plus touchés en Afrique. Samedi dernier, le pays a prolongé d’un mois le confinement imposé le 20 mars. Les écoles et les commerces non essentiels ont fermé et les mosquées resteront closes pendant le Ramadan.

« L’endroit est sale »

Les prisons surchargées restent une source de préoccupation pour les familles des détenus et les groupes de défense des droits de l’homme.  

Les autorités pénitentiaires ont déclaré mardi que 68 personnes avaient été diagnostiquées positives dans une prison de la ville de montagne de Ouarzazate. Des cas ont également été signalés dans une prison près de Tanger et une autre à proximité de Marrakech.

En réponse, les autorités ont procédé à des recherches de contacts et intensifié le recours aux tests dans les prisons où des cas ont été découverts. Elles ont également distribué des vêtements et des masques de protection au personnel et isolé les nouveaux prisonniers entrant dans le système.

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Reconnaissant que les prisons pourraient bien être surchargées, le roi Mohammed VI a gracié 5 645 prisonniers le 5 avril et appelé à « prendre toutes les mesures nécessaires pour renforcer la protection des détenus » contre le coronavirus.

Mais ce nombre ne représente qu’une infime partie de l’ensemble de la population carcérale. 

En novembre, Mustapha Ramid, ministre de la Justice et des Libertés, a déclaré que la population carcérale s’élevait à 83 747 détenus et que la surpopulation carcérale s’élevait à environ 138 % en 2018. Environ 40 % de ces détenus étaient en détention préventive, d’après le ministre.

Vendredi dernier, lors d’une conversation téléphonique de cinq minutes avec son épouse, Mohamed a affirmé que peu de précautions – voire aucune – avaient été prises à la prison d’Aït Melloul, où il est détenu.

« Il a dit qu’aucune mesure de précaution sérieuse n’avait été prise par les autorités carcérales et que lorsqu’il leur a demandé s’il y avait des cas [dans la prison], ils n’ont pas répondu », explique Ghali Bani. « D’après ce qu’il m’a dit, les conditions sont mauvaises et l’endroit est sale. Il est très inquiet. »

Le Maroc considère le Sahara occidental, riche en poissons et en phosphates, comme une partie de ses « provinces du Sud » suite à l’invasion et à l’occupation lancées par Rabat quelques mois après le retrait de l’Espagne coloniale en 1975.  Sa revendication n’a été reconnue par aucun État

La « troisième Intifada sahraouie »

Les autochtones sahraouis, menés par le Front Polisario, ont engagé depuis une lutte pour l’autodétermination de leur territoire qualifié de « dernière colonie d’Afrique ».

Mohamed, fonctionnaire, était l’un des premiers à avoir planté une tente et campé dans le désert près de Laâyoune en octobre 2010 dans ce qui est devenu le camp de protestation de Gdeim Izik.

Cet acte a été un geste majeur de défiance des Sahraouis contre l’occupation et le pillage des ressources du territoire. Quelques semaines plus tard, Bani a été rejoint par des milliers d’autres personnes. Le désert vide a été transformé en une petite ville de quelque 6 500 tentes à laquelle se sont joints des Sahraouis de tous horizons.

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Un mois seulement après son édification, le camp a été ravagé lorsque les forces de sécurité marocaines sont intervenues pour le démanteler, provoquant de violents affrontements avec des manifestants. 

Lorsque la nouvelle de ces actes de violence s’est répandue, des bâtiments ont été incendiés et des véhicules ont été brûlés au cours d’émeutes qui se sont propagées à travers les villes du Sahara occidental. 

Les forces de sécurité marocaines ont lancé des attaques de représailles contre les Sahraouis et les ont empêchés de recevoir des soins, d’après Human Rights Watch (HRW).

Selon les autorités marocaines, treize personnes ont été tuées lors des affrontements, dont onze membres des forces de sécurité et deux manifestants. Le Front Polisario a estimé le nombre de Sahraouis tués à 36, auquel s’ajoutent des centaines d’autres personnes blessées et arrêtées.
 
Parfois décrits comme la « troisième Intifada sahraouie », les événements de 2010 sont désormais gravés dans l’histoire politique des Sahraouis. 

Selon certains commentateurs, dont Noam Chomsky, Gdem Izik a marqué le début du Printemps arabe. Ses bourreaux lui ont uriné dessus.

Happé par une vague d’arrestations, Mohamed a pour sa part été emmené dans un commissariat de police à Laâyoune. Au bout de quatre jours, il a été transporté en hélicoptère à Rabat où il dit avoir été torturé et humilié par les forces de sécurité marocaines.

Ghali raconte qu’il a été forcé à marcher sur du verre brisé, s’est fait uriner dessus et a été pendu par les pieds. Ses bourreaux lui ont arraché les ongles et l’ont forcé à signer des aveux. 

Pourtant, le tribunal militaire qui a jugé Bani et 24 co-accusés a ignoré les allégations de torture, dont des faits de viol. En 2013, les hommes ont été condamnés à de longues peines et neuf d’entre eux, dont Bani, ont été condamnés à perpétuité. 

Un processus judiciaire « sali »

Tous les hommes soutiennent que les condamnations pour des faits allant d’agressions contre des policiers à la mutilation d’un cadavre étaient fondées sur des aveux extorqués sous la torture. 

En 2015, un tribunal civil a maintenu les accusations portées contre eux et rejeté à nouveau les allégations de torture. 

Human Rights Watch (HRW), qui a décrit un processus judiciaire « sali », a réclamé un nouveau procès équitable ou la libération des hommes.

Du point de vue des activistes sahraouis, ces lourdes peines visent à écraser les espoirs de leur mouvement de libération.

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Ghali martèle que son mari Mohamed n’était même pas un activiste et encore moins un leader du mouvement. Selon elle, il n’était que l’un des milliers de Sahraouis qui protestaient pacifiquement dans le camp.

Lorsqu’on lui demande pourquoi son mari a reçu une peine aussi lourde selon elle, Ghali, qui porte une mlehfa – un châle qui la couvre de la tête aux pieds – de couleur crème, hausse les épaules. 

« Tous les Sahraouis sont condamnés à perpétuité à cause de l’occupation », lâche-telle après une pause.

Théâtre courant de manifestations parfois violentes, le boulevard Smara, qui traverse le centre de Laâyoune, est resté désert ces dernières semaines alors que la ville respecte les mesures de confinement imposées par le Maroc.

De nombreux Sahraouis, dont Ghali, respectent la réglementation dans la mesure où l’État sahraoui partiellement reconnu, qui contrôle un cinquième du territoire du Sahara occidental, leur a demandé de rester chez eux. 

« Nous ne répondons pas à l’appel des autorités d’occupation marocaines car nous estimons que ce n’est pas leur pays », affirme-t-elle.

Selon la MINURSO, la force de maintien de la paix des Nations unies dans le territoire, six cas de COVID-19 ont été enregistrés au Sahara occidental et une seule personne nécessite encore des soins médicaux. 

Dans les camps surpeuplés de Tindouf en Algérie, qui abritent des dizaines de milliers de réfugiés sahraouis, aucun cas n’a encore été signalé.

Pour le moment, la famille Bani doit se contenter de quelques brèves conversations téléphoniques avec Mohamed chaque semaine

Pour le moment, la famille Bani doit se contenter de quelques brèves conversations téléphoniques avec Mohamed chaque semaine

Depuis que le principal soutien de famille n’est plus là, Ghali Bani doit compter sur l’aide de proches et d’amis pour subvenir aux besoins de leurs cinq enfants. 

Bien qu’elle parvienne à s’en sortir, elle s’inquiète des conséquences de l’absence de Mohamed sur le benjamin Ayyub, 11 ans, qui n’avait que 2 mois lorsque son père a été emprisonné.

« Il répète sans cesse qu’il a besoin de son père à la maison, parce que lorsqu’il va à l’école, il voit que ses camarades de classe sont accompagnés par leur père et ne comprend pas pourquoi le sien ne peut pas l’emmener. »

Pour le moment, la famille Bani doit se contenter de quelques brèves conversations téléphoniques avec Mohamed chaque semaine. 

Alors qu’ils ne peuvent pas l’appeler, il est autorisé à les contacter trois fois par semaine pour leur parler à chaque fois pendant cinq minutes au maximum. 

Dans un communiqué publié au début du mois, Amnesty International a appelé les autorités marocaines à « libérer immédiatement et sans condition » tous les manifestants pacifiques.

« La sombre perspective de la propagation du COVID-19 dans les prisons devrait inciter les autorités marocaines à libérer les dizaines de personnes détenues uniquement pour avoir exprimé leurs opinions ou exercé leur droit de manifester », a déclaré Heba Morayef, directrice régionale d’Amnesty International pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

« Ces personnes pacifiques n’auraient jamais dû être incarcérées au départ. À celles et ceux qui demeurent en détention ou en prison, le gouvernement marocain doit dispenser des soins médicaux qui répondent aux besoins de chacun et garantissent la protection la plus efficace possible contre la propagation du COVID-19. »

Invité à réagir à cet article, le gouvernement marocain n’a apporté aucune réponse au moment de sa publication.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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