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Shams al-Ma’arif : pourquoi ce livre mystique est-il craint dans le monde musulman ?

Cette œuvre du XIIIe siècle rédigée à l’origine par un intellectuel soufi algérien est un livre de sortilèges maudit pour certains, un guide utile en matière de sciences islamiques oubliées pour d’autres
Certains musulmans soufis étudient les textes islamiques dans l’espoir d’y découvrir des connaissances cachées (illustration/domaine public)
Certains musulmans soufis étudient les textes islamiques dans l’espoir d’y découvrir des connaissances cachées (domaine public)

Pour ses défenseurs, il s’agit d’un manuel ésotérique qui aide ceux qui le lisent à se rapprocher de Dieu grâce à la révélation de secrets divins. Pour ses détracteurs, il s’agit d’un recueil de magie noire qui attire ses lecteurs dans la sorcellerie.

Shams al-Ma’arif (Talismans, le soleil des connaissances) a été rédigé à l’origine par un intellectuel soufi algérien  du XIIIe siècle, Ahmad al-Buni, et suscite la controverse au Moyen-Orient et au Maghreb depuis des siècles.

Si tous les soufis n’admirent pas cet ouvrage, le texte symbolise le fossé existant entre, d’un côté, les approches mystiques de l’islam et, de l’autre, les sources religieuses orthodoxes.

Pour ces dernières, Shams al-Ma’arif démontre les dangers d’une obsession pour l’occulte, une obsession susceptible de mener les musulmans dans le monde obscur des djinns, de la magie, des sorts et des superstitions. 

Les 99 noms de Dieu

Selon la tradition soufie, les mots du Coran, ainsi que d’autres textes islamiques, ont un double sens, apparent et caché.

On peut passer à côté d’une vérité cachée à cause d’une lecture superficielle ; les soufis investissent donc énormément de temps et d’énergie pour tenter de comprendre pleinement leurs livres saints.

Si le Coran est le principal objet de leurs méditations, il en va de même des 99 noms de Dieu (« asma al-husna » en arabe). Pour les musulmans, ces noms décrivent les divers attributs d’Allah tels qu’« ar-Rahman », le miséricordieux, ou « al-Khaliq », le créateur.

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Les soufis pensent que ces noms sont porteurs d’un pouvoir spirituel auquel il est possible d’accéder via la contemplation et les chants méditatifs, appelés dhikr.

Le Shams al-Ma’arif d’al-Buni est un traité relatif aux propriétés et usages de chacun des 99 noms de Dieu.

Chaque nom qu’il étudie est associé à un certain pouvoir, écrit-il, donc réciter « al-Alim » (l’omniscient) un certain nombre de fois donne accès à la connaissance divine, tandis que réciter « al-Qawi » (le fort) offre la protection divine.

Cet érudit né en Algérie prétend que l’invocation de ces noms divins est ce qui a permis les miracles du Coran, tels que le fait de ramener les morts à la vie et la capacité de Jésus et Moïse à parler directement à Dieu.

Les allégations susmentionnées sont conformes aux croyances traditionnelles soufies.

Cependant, l’ouvrage suscite la controverse à cause de ses consignes pour la création de talismans recourant aux noms de Dieu et à un mélange de pratiques occultes, telles que la numérologie. Il y a des charmes et des amulettes pour des besoins aussi variés que la richesse, l’amour ou le rendement agricole.

Al-Buni suggère également des moyens d’entrer en contact avec les djinns et d’autres créatures surnaturelles – une décision qui lui a valu des accusations de sorcellerie de la part d’autres musulmans.

Condamnation

Au XIVe siècle, des intellectuels comme le sociologue Ibn Khaldoun et le théologien Ibn Taymiyya ont décrété hérétiques al-Buni et son contemporain, Ibn Arabi, et qualifié leurs travaux de « sihr » (magie), ce qui est strictement interdit dans l’islam. 

Ils citaient un hadith (traditions relatives aux actes et paroles) du prophète Mohammed, qui aurait déclaré : « Il y a trois types de personnes qui n’entreront pas au paradis : ceux qui sont alcooliques, ceux qui rompent les liens de parenté et ceux qui croient en la magie. »

Mais cette condamnation n’a pas suffi à décourager l’intérêt pour ce texte, même parmi les musulmans traditionnels.

« Quelques érudits prémodernes ont critiqué ses écrits qui selon eux relèvent de la sorcellerie, or malgré cela, son œuvre a été énormément copiée et lue jusqu’au XIXe siècle, même parmi les musulmans très éduqués, pieux, et parfois puissants au niveau politique », explique à Middle East Eye Noah Gardiner, professeur adjoint d’études religieuses à l’Université de Caroline du Nord.

Ibn Khaldoun, représenté par cette statue en Algérie, était un détracteur de ce livre (Wikimedia)
Ibn Khaldoun, représenté par cette statue en Algérie, était un détracteur de ce livre (Wikimedia)

« Ses écrits attirent encore aujourd’hui un large public », ajoute Noah Gardiner, qui rédige un ouvrage sur al-Buni et les pratiques occultes.

À son époque, ce dernier était connu comme théologien, mystique, mathématicien et philosophe. 

Il était considéré comme un maître soufi et a étudié avec le réputé Ibn Arabi. Ils vivaient à une période où le mysticisme était populaire chez les musulmans et où de nombreux autres mystiques partageaient des idées similaires, dont l’objectif principal était de connaître Dieu et de revenir à un état primaire d’unité avec le divin.

Al-Buni et ceux qui étudiaient la cosmologie et l’alchimie à l’époque ne se considéraient probablement pas comme des magiciens mais comme des étudiants des connaissances secrètes. 

Étant donné la nature secrète des connaissances auxquelles ils pensaient avoir accès, il est possible que le Shams al-Ma’arif n’ait jamais été destiné aux profanes mais seulement aux initiés des ordres soufis.

Noah Gardiner écrit que l’œuvre d’al-Buni était « censée circuler [uniquement] dans une communauté fermée de soufis instruits ». 

L’ouvrage lui-même stipule : « Il est interdit à quiconque ayant mon livre en main de le montrer à quelqu’un qui ne fait pas partie de ses pairs et de le divulguer à quiconque n’en est pas digne. »

Carrés magiques et invocation des djinns

Ne comportant que deux chapitres dans son édition originale, l’ouvrage est rempli de schémas colorés, de tableaux de prières et de codes numérologiques pour aider à la découverte des significations cachées, une étude qui a pris le nom d’Ilm al-Huruf (« science des lettres »).

Le mathématicien a théorisé que les 28 lettres arabes du Coran avaient toutes des valeurs numériques, une assertion faite en référence aux mystérieuses combinaisons de lettres, connues sous le nom de muqatta’at, qui ouvrent 29 des 114 sourates (chapitres) du Coran.

Par exemple, la plus longue sourate du Coran, Al-Baqarah (La vache), débute par les lettres « Alif, lam, meem » et la sourate Maryam (Marie) commence par « Kaf, ha, ya, ain, sad ».

Les mystérieuses significations de ces lettres isolées étaient considérées comme ayant des propriétés capables de satisfaire les souhaits du croyant. 

Les pages du Shams al-Ma’arif sont remplies de guides étape par étape pour accomplir des prières ésotériques (Khalil Collection)
Les pages du Shams al-Ma’arif sont remplies de guides étape par étape pour accomplir des prières ésotériques (Khalil Collection)

À l’aide de lettres et de nombres, al-Buni a créé des tableaux élaborés, plus tard qualifiés de carrés magiques, qui ont été écrits selon les alignements planétaires. 

Les carrés magiques avaient été utilisés dans des endroits tels que l’Inde et l’Irak des siècles avant l’époque d’al-Buni, mais son œuvre est l’un des premiers cryptogrammes développés pour un public musulman.

Ces idées ont gagné en popularité chez les soufis au XVe siècle. Elles se sont tellement répandues que les tableaux numérologiques ont plus tard été copiés dans les maillots de corps de soldats en Inde.

Al-Buni donne également aux lecteurs des instructions sur la manière d’invoquer des anges et de bons djinns afin qu’ils répondent à leurs volontés, en prévenant qu’il est toutefois possible d’invoquer par inadvertance de mauvais djinns.

Les maîtres soufis auraient pratiqué l’invocation des djinns, car leur spiritualité accrue leur permettait de servir d’intermédiaires entre le monde terrestre et le monde spirituel.

Légendes urbaines et influences

Après le décès d’al-Buni en 1225, une version plus longue du livre – écrite sur plusieurs centaines d’années – a fait son apparition. Au bout du compte, l’ouvrage comptait 40 chapitres avec des contributions de plusieurs auteurs anonymes, qui espéraient peut-être populariser leurs propres idées en les associant à l’autorité de l’œuvre originale d’al-Buni.

« Il s’agit en fait d’un patchwork de morceaux de travaux authentiques d’al-Buni et des textes d’autres auteurs », précise Noah Gardiner à propos du recueil plus récent du Shams al-Ma’arif.

On appelle cette nouvelle version Shams al-Maarif al-Kubra, ce qu’on peut traduire comme le Shams al-Ma’arif enrichi. Les manuscrits de cette édition n’apparaissent pas dans les archives historiques avant le XVIIe siècle.

On pensait que les maillots de corps faisant office de talisman, comme celui-ci du XVe siècle en Inde, avaient des pouvoirs protecteurs (Metropolitan Museum)
On pensait que les maillots de corps faisant office de talisman, comme celui-ci du XVe siècle en Inde, avaient des pouvoirs protecteurs (Metropolitan Museum)

C’est cette version enrichie qu’on connaît aujourd’hui et qui a été traduite en ourdou, en turc, en indonésien et en espagnol. 

Il n’est pas surprenant qu’avec ses racines dans l’occulte et le tabou général autour de la magie et de la sorcellerie dans l’islam, le Shams al-Ma’arif ait donné naissance à moult intrigues et légendes parmi les musulmans.

Une histoire répétée sur les forums en ligne veut qu’un Saoudien ait lu le livre et épousé une djinn, laquelle a tué par la suite son épouse humaine, ses parents et ses beaux-parents. 

Pour d’autres en revanche, l’utilisation de l’œuvre d’al-Buni est bien plus prosaïque. Dans certains pays d’Asie du Sud, comme le Pakistan et l’Inde, les tableaux d’al-Buni sont placés dans les devantures de magasins dans l’espoir qu’ils fassent prospérer les affaires.

Ses mots, ou variations, sont également gravés sur des bols divinatoires dans la région car boire de l’eau dans ceux-ci pourrait guérir les malades.

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D’autres rendent visite à des pirs (maîtres soufis) ou des saints soufis, qui promettent de guérir les malades, de marier les célibataires et d’augmenter la richesse, tant qu’ils portent des talismans ou amulettes associés à al-Buni.

Une version anglaise du livre enrichi a été publiée en 2022. Elle est disponible sur internet et, selon sa description, « aide ceux qui ne sont pas familiers de la magie et de la culture islamiques ».

Le débat fait toujours rage parmi les musulmans concernant les mérites de cette œuvre, certains la qualifiant de blasphématoire.

Sur Amazon, on peut lire par exemple : « Livre répugnant qui explique comment se livrer à la magie noire – livre très malfaisant – sa lecture peut détruire votre vie. »

Pour un autre commentateur : « Ce livre inspire la magie noire, pour réduire des djinns en esclavage et tout cela relève du blasphème. Veuillez le retirer du catalogue. »

À l’inverse, dans la section commentaire d’une vidéo à propos du livre, un fan d’al-Buni qui se présente comme un « guérisseur spirituel certifié » écrit : « Shamsul Maarif n’est pas un ouvrage de magie noire. C’est un livre de sagesse et il explique les lois du monde invisible. Les connaissances qu’il contient vont bien au-delà. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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