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De Gilgamesh au Coran : l’importance des rêves dans la culture du Maghreb et du Moyen-Orient

Qu’ils émanent de prophètes ou de présidents, les rêves et leurs significations ont joué un rôle à travers les âges, y compris au Maghreb et au Moyen-Orient
Traitement prosaïque des souvenirs ou phénomène plus profond ? Les rêves fascinent les humains depuis des millénaires (MEE)
Traitement prosaïque des souvenirs ou phénomène plus profond ? Les rêves fascinent les humains depuis des millénaires (MEE)

Planer, les bras ouverts, dans un ciel prune profond ; fuir des monstres, connus comme inconnus ; mener des combats dans lesquels les coups ne semblent avoir aucun impact… puis enfin, après une secousse soudaine, être de retour dans son lit – et dans une réalité où les lois de la physique ont de nouveau leur importance.

En dépit du rôle déterminant qu’ils ont joué dans la civilisation humaine, des expériences religieuses aux révélations scientifiques, les rêves sont peut-être l’un des phénomènes humains les moins compris.

Les explications du pourquoi nous rêvons vont du purement matériel – un type de mécanisme de traitement des souvenirs – au mystique, les rêves servant alors de passerelle vers le subconscient et tous les mystères qu’il contient.

Dans son Livre rouge, le psychiatre suisse Carl Jung a écrit : « Les rêves sont les paroles qui guident l’âme. Comment donc pourrais-je ne pas aimer mes rêves et ne pas faire de leurs mystérieuses images l’objet de mes réflexions quotidiennes ? »

« Les rêves sont les paroles qui guident l’âme »

- Carl Jung

Pour Jung, les rêves étaient une plate-forme où des symboles, à la fois communs à tous les humains et uniques à chaque individu, surgissaient pour avertir le rêveur des problèmes de la vie consciente. Son contemporain Sigmund Freud croyait que chaque aspect d’un rêve revêtait une signification symbolique, peu importe qu’il puisse sembler trivial de prime abord.

De nombreux scientifiques rejettent de telles explications, arguant que Jung et Freud ont dérivé trop profondément dans des spéculations infondées – une accusation que leurs partisans continuent de rejeter aujourd’hui.

Indépendamment des explications scientifiques, il est impossible d’ignorer le rôle que les rêves ont joué dans le développement de l’histoire humaine.

Et ce y compris récemment. Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi aurait par exemple déclaré un jour avoir rêvé qu’il était devenu le chef de l’État égyptien, et ce avant de renverser le premier président démocratiquement élu du pays, Mohamed Morsi.

Plus loin dans le passé, la Bible et le Coran décrivent les rêves de prophètes et d’autres personnages, qui, selon les croyances, contiennent des instructions ou des avertissements de Dieu.

Livres des rêves

Alors que les rêves sont susceptibles d’avoir influencé la formation des croyances religieuses il y a plusieurs milliers d’années, les premiers travaux documentés sur le sujet se trouvent en Mésopotamie et en Égypte anciennes

L’Épopée de Gilgamesh, compilée pour la première fois vers 2100 avant notre ère, est considérée comme le plus ancien poème épique et contient la première description de rêve connue.

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L’épopée raconte l’histoire du roi semi-mythique Gilgamesh d’Uruk dans ses efforts pour trouver le secret de la vie éternelle, affrontant les dieux ce faisant.

Dans une scène, Gilgamesh décrit un rêve dans lequel il rencontre un météore qui tombe sur Terre. Sa déesse mère, Ninsun, interprète cela comme l’arrivée imminente d’un compagnon proche, qui s’avère plus tard être Enkidu, un homme sauvage créé par les dieux pour empêcher Gilgamesh d’opprimer le peuple d’Uruk, et qui deviendra plus tard son meilleur ami.

La tablette décrivant l’épisode a été trouvée dans la bibliothèque d’Assurbanipal, le dernier grand roi de l’Assyrie antique, aux alentours de 1852, aux côtés d’un ensemble de onze autres tablettes décrivant les rêves et leurs significations. Celles-ci ont ensuite été compilées dans un livre connu sous le nom d’Iskar Dzaqiqu, et traduit en 1956 par des assyriologues sous le titre de The Assyrian Dream Book (Le Livre des rêves assyrien).

Les anciens Assyriens croyaient que les rêves étaient de trois sortes : des messages des dieux, des prophéties et des expressions de la psychologie du rêveur. Les civilisations ultérieures ont élaboré une classification similaire de la catégorisation des rêves.

Royaumes antiques

Le sujet des rêves était suffisamment important pour que les anciens Égyptiens disposent de leur propre livre de rêves.

Écrit sur papyrus en hiératique (une forme de hiéroglyphes cursifs) et datant d’environ 1279-1213 avant notre ère, sous le règne de Ramsès II, le livre commence par les mots « Si un homme se voit en rêve », suivis de 108 descriptions de rêves et de leurs significations.

Les visions sont interprétées comme étant soit bonnes, soit mauvaises, et contiennent de courtes interprétations.

En voici quelques exemples :

« Si un homme se voit mort, c’est bien ; cela signifie qu’une longue vie l’attend. »

« Si un homme se voit mettre son visage contre terre, c’est mauvais, cela signifie que les morts veulent quelque chose. » 

Le Livre des rêves de l’Égypte ancienne serait le plus ancien manuel d’interprétation des rêves au monde (British Library)
Le Livre des rêves de l’Égypte ancienne serait le plus ancien manuel d’interprétation des rêves au monde (British Library)

Certains rêves étaient simples et faciles à déchiffrer, mais la fascination des Égyptiens pour l’oniromancie, c’est-à-dire l’interprétation des rêves, conduisit à une étude plus approfondie. Les oracles effectuaient même des rituels spécifiques pour provoquer des rêves.

L’incubation des rêves était un moyen d’essayer d’avoir des rêves ou des visions spécifiques ou encore de chercher une réponse à un problème particulier à travers un rêve. Des formes du rituel ont été pratiquées par les Mésopotamiens, les Grecs et les juifs, et la prière musulmane dénommée Istikhara (prière de consultation) a également été décrite par certains comme une méthode d’incubation des rêves.

Dans l’Égypte ancienne, le processus d’incubation des rêves impliquait que l’interprète des rêves se rende dans un temple, comme celui de Dendérah, et effectue une série de rituels (tel le sacrifice d’un animal ou le jeûne), avant de dormir afin de rêver d’une explication à un rêve antérieur. 

Les chambres à rêves, comme celle-ci au temple de Dendérah dans le gouvernorat égyptien de Qena, étaient autrefois utilisées pour aider à trouver un sens aux rêves (Creative Commons)
Les chambres à rêves, comme celle-ci au temple de Dendérah dans le gouvernorat égyptien de Qena, étaient autrefois utilisées pour aider à trouver un sens aux rêves (Creative Commons)

Les musulmans soufis incorporent un type d’incubation des rêves dans leur culte ou pratiquent le rêve lucide afin d’atteindre une conscience supérieure. Ibn Arabi, un philosophe soufi du XIIe siècle, a décrit les « grands avantages » qu’il y avait à s’entraîner à vivre des rêves lucides.

Sagesse divine

Il ressort clairement de l’importance accordée aux rituels liés aux rêves que pour les peuples anciens ainsi que de nombreuses personnes enclines à la religion aujourd’hui, les rêves sont une passerelle vers un royaume spirituel.

Selon la tradition juive, dont descendent les autres religions abrahamiques, les rêves étaient un mode de communication entre Dieu et ses prophètes.

Dans le récit biblique, c’est dans un rêve qu’Abraham a été chargé par Dieu de sacrifier son fils Isaac, tandis que l’on peut voir Joseph interpréter ses rêves et ceux d’autrui.

Dans le judaïsme, le sommeil est vu comme un voile entre le monde vivant et celui, au-delà, des esprits et des anges ; les rêves étaient un moyen d’accéder à la sagesse divine. 

L’une des histoires de rêves les plus célèbres au sein des religions abrahamiques est celle de Joseph partageant ses rêves avec son père, représentée ici dans la gravure de Lucas van Leyden Joseph racontant son rêve à Jacob au Met Museum (Creative Commons)
L’une des histoires de rêves les plus célèbres au sein des religions abrahamiques est celle de Joseph partageant ses rêves avec son père, représentée ici dans la gravure de Lucas van Leyden Joseph racontant son rêve à Jacob au Met Museum (Creative Commons)

Dans le christianisme, Joseph, l’époux de la Vierge Marie, aurait envisagé de quitter sa femme en découvrant sa grossesse. Il fit alors un rêve au cours duquel un ange lui ordonna de rester.

Et dans l’islam, le prophète Mohammed dit à ses compagnons qu’après sa mort, la seule forme de prophétie et de conseil viendrait sous la forme de vrais rêves et visions, appelés rou’ya.

Des années plus tard, au XIIIesiècle, l’érudit et philosophe Ibn Khaldun a divisé les rêves en trois catégories : les rêves et visions clairs, qui viennent de Dieu ; les rêves des anges, qui ont un sens caché ou un message qui peut nécessiter une interprétation ; et les rêves confus ou mauvais, qui sont attribués au diable.

Interprétation savante

Preuve de l’importance accordée aux rêves au début de l’islam : des recueils de significations et de symbolisme des rêves ont été compilés par des érudits musulmans pour aider à leur interprétation.

Selon John Lamoreaux, universitaire spécialisé dans les premières études islamiques, 63 livres de rêves ont été écrits au cours des 450 premières années de l’islam, ce qui témoigne de leur grande popularité, bien que peu de ces ouvrages aient survécu.

Le livre des rêves le plus ancien encore existant est celui du savant perse Ibn Qoutayba. Son ouvrage intitulé Ta῾bir al᾽Ru᾽yā (De l’interprétation des rêves), écrit au IXe siècle, décrit neuf méthodes d’interprétation des rêves, y compris « l’interprétation par les contraires » (ta’wil bil did wal maqlub), selon laquelle, par exemple, rêver que l’on donne naissance signifierait mourir. 

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Parmi d’autres importants interprètes de rêves dans l’islam figurent l’érudit du IXe siècle Ibn Sirin et l’écrivain du Xe siècle Abdullah Ibn Abi Zayd al-Qayrawani.

De telles traditions n’étaient d’ailleurs pas propres à l’islam ou aux autres religions abrahamiques.

Les zoroastriens ont leurs propres règles à ce sujet, dont une qui insiste sur le fait qu’un rêve ne peut être interprété avec précision que le jour même de son apparition. Le Sifat-i-Sirozah est une compilation détaillée de la manière dont les rêves doivent être interprétés et classés selon le jour du mois.

Par exemple, le troisième jour du mois est le jour d’Ardebehist, l’ange gardien du feu. Les rêves faits ce jour-là ne se réaliseront pas. Mais le sixième jour du mois est celui de Khurdad, l’ange qui préside à l’eau et à la végétation. Si un rêve est fait ce jour-là, il se réalisera avant la fin du mois.

Malgré ces règles, l’art de l’interprétation a conservé une certaine subjectivité et l’importance de choisir le bon interprète est abordée avec légèreté dans une anecdote du Moyen-Orient. Le même rêve, celui de la chute de dents, est interprété pour un roi de deux manières différentes. Tandis qu’un interprète prévient le monarque que sa famille mourra avant lui, un autre lui annonce qu’il survivra à ses proches. Le premier est puni, l’autre récompensé.

Bien que l’interprétation des rêves ne soit peut-être plus le choix de carrière qu’elle était autrefois, le sujet suscite toujours un intérêt évident.

Des psychanalystes comme Freud et Jung ont leurs adeptes au Maghreb et au Moyen-Orient, comme ailleurs, mais il y a aussi des praticiens dont les méthodes sont enracinées soit dans la religion, soit dans des formes contemporaines de superstition, comme l’astrologie.

En Arabie saoudite, des interprètes de rêves reconnus ont mis en garde contre les escrocs qui promettent de dévoiler des secrets inconscients en échange d’argent.

On compte aussi des cas de charlatans ayant utilisé les informations qu’ils glanent sur la vie personnelle d’un rêveur pour le faire chanter.

Paralysés et inconscients

Mais que nous dit la science moderne sur les rêves ?

Nous savons tous que le sommeil en tant que tel est essentiel pour une vie saine, et que la privation de sommeil peut être une forme de torture.

En moyenne, une personne passera environ un tiers de sa vie à dormir et ferait quatre à six rêves par nuit, lesquels se produisent pendant les moments de mouvements oculaires rapides (MOR).

Lorsqu’il rêve, notre corps est décrit comme paralysé, tandis que notre cerveau continue d’être actif.

À l’aide d’électroencéphalogrammes, les scientifiques peuvent savoir quand nous rêvons. Ils peuvent également dire que notre cerveau répond à des stimuli visuels et auditifs qui ne sont pas nécessairement présents dans le monde réel qui nous entoure. 

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Mais au-delà de ces informations, le domaine de l’étude des rêves reste l’objet de spéculations et de théories, sans qu’aucune idée sur la raison pour laquelle nous rêvons n’ait été confirmée.

Selon une théorie plutôt prosaïque et rationaliste, les rêves nous aident à traiter les événements de la journée et à stocker des souvenirs et des expériences importants.

Pour Jung, l’état de rêve était celui dans lequel les aspects subconscients de notre esprit s’éveillaient.

Le plus profond de ces niveaux était « l’inconscient collectif », un aspect de notre esprit commun à toute l’humanité et dont les symboles, les instincts et les archétypes se sont formés au cours de l’évolution humaine.

Cette conscience résiduelle, d’après Jung, explique pourquoi tant de cultures disparates partagent les mêmes symboles et même pourquoi tant de personnes font les mêmes rêves (ou des variations de ces rêves).

Bien que non démontrée et peut-être indémontrable, cette théorie pourrait expliquer la popularité durable des histoires de rêves, de Gilgamesh à la Bible.

Traduit de l’anglais (original).

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