Syrie : la politique de la « terre brûlée » menée par Damas a détruit l’agriculture pour des décennies
Dans le nord-ouest de la Syrie sous contrôle rebelle, les dégâts causés par les forces russes et gouvernementales syriennes ont rendu les terres agricoles d’Ahmed al-Amin et de ses voisins incultivables.
« Un missile balistique russe est tombé le mois dernier et a détruit des oliviers d’une trentaine d’années », affirme Ahmed al-Amin à Middle East Eye depuis chez lui dans le Jabal al-Zawiya, dans le sud de la province d’Idleb.
« Les bombardements aveugles ont balayé le sol et rendu les terres agricoles rocailleuses et impropres à l’agriculture. Les terres agricoles sont remplies de restes explosifs de guerre. Des arbres vivaces ont été coupés après avoir été touchés par des éclats d’obus qui ont gâté leurs fruits », raconte-t-il.
Ces agriculteurs qui s’évertuent à restaurer la productivité de leurs terres prennent un risque à chacune de leurs initiatives face à une menace qui ne concerne pas seulement leur gagne-pain.
En avril, des détonations de munitions et d’engins explosifs improvisés non explosés ont fait au moins trois morts et cinq blessés parmi les civils dans le nord-ouest de la Syrie, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies.
Dans un rapport publié en mars, la Défense civile syrienne, communément désignée sous le nom de Casques blancs, a averti que les bombes à sous-munitions représentaient le plus grand danger pour les civils en raison de leur utilisation intensive par le gouvernement syrien et les forces russes.
« Nuire le plus possible à la population »
Le groupe a déclaré avoir rendu compte de l’utilisation de onze types d’armes interdites au niveau international et a accusé les forces progouvernementales d’utiliser des mines et des armes à sous-munitions dans le cadre d’une « politique systématique visant à nuire le plus possible à la population » et à empêcher les personnes déplacées de rentrer chez elles et de cultiver leurs terres.
Le groupe a déclaré être intervenu lors de vingt explosions causées par des restes explosifs de guerre en 2021 et au cours des trois premiers mois de 2022, pour un bilan de 15 morts dont huit enfants et 27 blessés.
Mercredi 18 mai, les Casques blancs ont indiqué qu’un garçon avait été grièvement blessé dans une explosion survenue sur des terres agricoles dans le village de Kurin, dans le sud de la province d’Idleb.
Le groupe a déclaré que ses équipes de recherche de munitions non explosées dans le nord-ouest de la Syrie avaient jusqu’à présent éliminé plus de 23 000 munitions, dont plus de 21 000 bombes à sous-munitions, au cours d’opérations qui ont coûté la vie à quatre volontaires des Casques blancs.
À l’approche de la saison des récoltes, l’organisation a exhorté les agriculteurs à ne pas toucher aux restes explosifs de guerre et a déclaré avoir intensifié les campagnes de sensibilisation visant à informer les civils du danger des munitions non explosées.
Des milliers d’agriculteurs comme Ahmed al-Amin doivent maintenant choisir entre risquer leur vie pour réhabiliter leurs terres ou abandonner un mode de vie qui, dans de nombreux cas, fait vivre leur famille et leur communauté depuis des générations.
Dans la région d’Afrin, désormais contrôlée par les rebelles soutenus par la Turquie, de nombreuses fermes sont désertées depuis que les agriculteurs les ont abandonnées en raison du danger des milliers de mines non détectées.
Le secteur a été tapissé de mines par les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) avant leur retrait d’Afrin face à une offensive militaire turque début 2018.
Les mines déclenchées par les tracteurs qui labourent le sol tuent ou blessent les agriculteurs et détruisent souvent les véhicules, ce qui a un coût économique catastrophique.
Dans d’autres cas, des mines explosent au passage de troupeaux de bétail, tuant des dizaines d’animaux.
Un terrain d’essai pour les nouvelles armes de la Russie
Les mines représentent toujours un danger dans les zones désormais retournées sous le contrôle du gouvernement syrien. Des terres autrefois fertiles et peuplées de cultures et d’arbres près de Damas ont été en grande partie détruites avant d’être reprises par les forces gouvernementales en 2018.
« Les terres agricoles sont encore en grande partie désertes parce que le gouvernement ne fait aucun effort pour déminer et enlever les munitions non explosées », affirme à MEE un ancien agriculteur qui travaillait dans la région.
« Cette situation concerne la plupart des terres agricoles dans les vastes zones que le gouvernement a reprises dans différentes parties du pays depuis 2014. »
Le gouvernement syrien publie de temps en temps des mises à jour sur les opérations de détonation d’explosifs qu’il attribue aux « terroristes », terme qu’il utilise pour désigner les combattants de l’opposition syrienne, ainsi que des images d’exercices militaires sur des terres agricoles réhabilitées, généralement dans d’anciens bastions de l’opposition dans le nord du pays.
Néanmoins, dans un récent rapport consacré à l’impact de la décennie de guerre en Syrie sur les terres agricoles du nord-ouest, Radio Rozana, établie en France, constate que toutes les parties au conflit ont contribué à la destruction et à la pollution des terres, des sols, des cultures et des arbres.
« Des terres ont été expropriées à des fins de contrôle militaire, des arbres ont été coupés et des armes expérimentales mortelles ont été larguées sur des zones civiles et agricoles », indique le rapport réalisé en collaboration avec Unbias the News, une plateforme d’information établie en Allemagne.
Le rapport souligne le rôle de la Russie dans le conflit en tant que principal allié du président syrien Bachar al-Assad. Il indique que la Russie a fait de la Syrie un terrain d’essai pour ses nouvelles armes, citant un rapport publié par les médias d’État russes en 2018 dans lequel le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou déclarait que les forces de son pays avaient testé 210 armes en Syrie.
Le rapport indique que les forces gouvernementales pro-syriennes ont mené une politique de « terre brûlée » qui a détruit 110 000 hectares dans le nord-ouest d’après des responsables de l’opposition syrienne.
Il constate cependant que les rebelles syriens ainsi que d’autres forces impliquées dans le conflit ont également causé des dommages environnementaux importants.
Les rebelles soutenus par la Turquie à Afrin ont brûlé et déraciné environ 280 000 oliviers à Afrin, dont certains étaient vieux de plus de 60 ans, précise le rapport.
Le rapport cite également le cas d’un agriculteur de la ville de Morek, près de Hama, dans le centre-ouest de la Syrie, qui a déclaré que les forces turques stationnées sur ses terres avaient abattu des pistachiers et rasé une grande partie de la zone pour construire des défenses, rendant la terre impropre à l’agriculture.
Un autre agriculteur installé près d’Alep a raconté une histoire similaire : les forces turques ont transformé une partie de ses terres en base militaire sans sa permission.
La Turquie a construit des dizaines de bases militaires à travers le nord-ouest de la Syrie dans le cadre d’un accord de désescalade avec la Russie en vue d’un cessez-le-feu dans la région en 2018.
Un sol contaminé
Pour la population syrienne, l’impact de la dévastation des terres agricoles du pays est immédiat et menace leur existence. Environ 12,4 millions de Syriens souffrent d’insécurité alimentaire et plus de 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies.
Mais les conséquences se feront également sentir pour les générations à venir.
Dans son rapport, Radio Rozana cite des recherches menées par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, selon lesquelles « les guerres modernes utilisent des armes de destruction non dégradables et des produits chimiques qui peuvent rester dans les sols touchés pendant des siècles après la fin du conflit ».
Le rapport se réfère à la « zone rouge » dans le nord-est de la France, jugée impropre à l’habitation humaine après la Première Guerre mondiale et où le sol reste par endroits contaminé par des niveaux élevés de métaux et de produits chimiques dangereux à la suite des batailles livrées il y a plus d’un siècle.
D’après les experts, l’enlèvement des munitions non explosées n’est que la première étape de la restauration des terres agricoles syriennes : des analyses en laboratoire sont également nécessaires pour déterminer si le sol est propice au pâturage et aux cultures destinées à la consommation humaine.
« Les éléments lourds qui composent les explosifs sont absorbés par le sol, puis transmis à l’homme », explique Fadi Obeid, ingénieur agricole vivant à Idleb. « Si le pourcentage de métaux lourds dépasse la limite autorisée, cela peut entraîner des cancers. Ces distorsions sont également transmises aux animaux, ovins et bovins, dont le lait ou la viande sont consommés par la population. À cela s’ajoute la crainte des explosions susceptibles de tuer les agriculteurs. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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