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La loi César ou l’art d’empoisonner la victoire de Bachar al-Assad en Syrie

La loi César, qui porte sur de nouvelles sanctions américaines contre la Syrie, est entrée en vigueur le 17 juin. L’objectif est de torpiller la victoire loyaliste et d’empêcher la reconstruction
Manifestation à Damas, le 11 juin 2020, contre les sanctions américaines (AFP)

Avec le Printemps arabe et la multiplication des soulèvements à travers la région, parfois transformés en conflits armés, on a pris l’habitude de confondre ce qui relève de la politique et ce qui relève de la géopolitique.

Certaines revendications politiques sont noyées par des considérations géopolitiques (relatives à la sacro-sainte stabilité) et certaines configurations géopolitiques (rapports de force régionaux ou mondiaux) sont évacuées au profit d’une lecture politique.

C’est ce dont pâtit la Syrie depuis bientôt une dizaine d’années. Très tôt, les soulèvements populaires légitimes ont été dévoyés par des conflits géopolitiques qui dépassent la population syrienne, et beaucoup d’analystes et d’observateurs ont continué à privilégier une grille de lecture politique : un régime autoritaire qui martyrise sa population.

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En réalité, la géopolitique a tout simplement sauvé le pouvoir syrien alors que ses adversaires pensaient, à tort, que le climat politique était une bonne occasion de régler quelques comptes.

Malgré son nom (« Syria Civilian Protection Act »), la loi César n’est certainement pas destinée à protéger la population syrienne du pouvoir de Bachar al-Assad.

Les Américains, et les adversaires du pouvoir syrien en général, n’ont jamais ciblé le régime syrien pour sa nature (autoritaire et cruelle comme presque tous les régimes du monde arabe), mais pour ses partis pris régionaux.

Au nom de la lutte antiterroriste, les sanctions américaines contre la Syrie se sont multipliées depuis 1979. Elles se sont accentuées depuis 2011, mais cette dernière loi se distingue par son étendue.

En effet, il ne s’agit plus de viser uniquement des entités syriennes et américaines, mais aussi les entreprises de toutes nationalités susceptibles de traiter avec des acteurs syriens sanctionnés. Ce sont les fameuses « sanctions secondaires », utilisées notamment dans le cadre du dossier iranien.

Neutraliser le pays tout entier

Parmi les secteurs de l’économie syrienne concernés par ces nouvelles sanctions américaines, l’accent est mis sur l’énergie et la construction. Cela laisse entrevoir l’intention d’empêcher la reconstruction matérielle du pays.

À défaut d’avoir réussi à renverser le pouvoir syrien, les Américains entendent s’attaquer à toute la population syrienne, davantage une cible qu’une victime collatérale.

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Il n’est donc plus question de « faire pression » sur le pouvoir syrien ou de le faire tomber au profit d’un acteur plus conciliant, mais de neutraliser le pays tout entier.

En aggravant la crise économique que vit le pays et en dissuadant les acteurs extérieurs de contribuer à la reconstruction, l’objectif de Washington est d’empoisonner la victoire du camp loyaliste en Syrie et de mettre en difficulté les Russes et les Iraniens.

Le maintien des troupes américaines au nord-est, à proximité des champs pétrolifères, sert aussi à compliquer les choses pour les dirigeants syriens et leurs partenaires russes et iraniens.

Le but des Américains est double : priver Damas de potentielles sources de revenus et encourager les combattants kurdes à conserver une posture de défiance à l’égard de Bachar al-Assad.

Pour le géographe français Fabrice Balanche, contacté par Middle East Eye, il n’est pas impossible que cette loi serve à préparer le départ effectif des troupes américaines. Ce serait un moyen d’éviter un bourbier au travers de l’élection présidentielle et de partir après un dernier acte contre le pouvoir syrien.

Mais cette hypothèse n’est valable que si le retrait s’effectue cet été. Si les Américains se maintiennent encore quelques mois, ils risquent fort de subir des attentats qui pourraient compromettre les ambitions électorales de Donald Trump.

L’hypothèse d’une volonté d’affamer la population syrienne et de neutraliser le pays est d’autant plus crédible que l’inefficacité des sanctions contre les acteurs supposément visés est prouvée. Les sanctions économiques font du mal aux populations plutôt qu’aux régimes. D’ailleurs, la précarité économique peut favoriser le recrutement de miliciens loyalistes.

Une culture des sanctions

Au Liban voisin, les sanctions américaines contre le Hezbollah ne l’ont pas affaibli et n’ont même pas mis fin à son alliance politique avec le président Michel Aoun. Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a justement fait de la loi César une affaire libanaise et invité le gouvernement libanais à refuser de s’y conformer.

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En outre, tous les alliés de Washington dans la région ne sont pas sur la même longueur d’onde.

Si certains pays, à l’instar de l’Arabie saoudite, hésitent encore avant d’entreprendre une normalisation des relations avec Damas, d’autres ne semblent pas enclins à se plier à l’injonction américaine.

Pour les Émirats arabes unis, qui souhaitent contrer l’influence turque en Syrie, le dialogue avec Bachar al-Assad s’impose. Poussés par la Russie – avec laquelle ils entretiennent d’excellentes relations –, les Émirats pourraient participer à la reconstruction du pays. Un autre pays pourrait participer à cette reconstruction indépendamment de la menace américaine : la Chine.

Enfin, un argument de taille peut être opposé aux Américains par leurs alliés européens et moyen-orientaux : l’absence de reconstruction peut provoquer de nouvelles vagues de réfugiés et ce n’est pas le territoire américain qui est concerné par cette problématique.

Cette culture des sanctions, et plus particulièrement des « sanctions secondaires », constitue une négation de la diplomatie et confirme l’image d’un allié contraignant.

Les États-Unis représentent une puissance affaiblie, de moins en moins influente au Moyen-Orient, qui prétend dicter au reste du monde la politique étrangère à adopter.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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