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L’économie syrienne va de mal en pis alors que la crise frappe le Liban voisin

Les difficultés financières du Liban ont nui aux flux de dollars sur les marchés syriens, déjà confrontés à une économie en ruine
Des Syriens font leurs achats dans le souk d’al-Hamidiya, dans la vieille ville de Damas, capitale de la Syrie, le 3 décembre 2019 (AFP)

Lorsque les États-Unis, l’Union européenne et les Nations unies ont imposé des sanctions à la Syrie au cours de la première année de la guerre civile en 2011, celles-ci étaient destinées à faire pression financièrement sur le gouvernement de Bachar al-Assad.

Mais le Liban a également été pris dans la tourmente, contraint de restreindre l’accès de la Syrie au système financier mondial en raison des liens bancaires existant depuis longtemps entre les deux pays.

Lorsque la Syrie a nationalisé ses banques dans les années 1960, c’est au Liban qu’ont fui les capitaux privés. Des banques y ont été créées par des investisseurs syriens, comme la banque BLOM, troisième plus grande institution bancaire du pays qui est toujours gérée par la famille Azhari.

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« Les relations entre les Syriens et le secteur bancaire libanais sont plutôt anciennes », déclare Jihad Yazigi, rédacteur en chef du Syria Report, un bulletin d’informations économiques.

Tout au long de la guerre civile libanaise (1975-1990) et de l’occupation syrienne (jusqu’en 2005), c’est le Liban qui a servi de marché des changes à Damas. La Syrie était une économie fermée et échanger des dollars en dehors des banques publiques y était illégal.

À la suite du retrait syrien provoqué par des manifestations massives à Beyrouth au printemps 2005 et de la libéralisation de l’économie syrienne, les banques libanaises ont ouvert cinq filiales en Syrie.

« La dépendance à l’égard du Liban a diminué à mesure que les transferts internationaux étaient autorisés [en Syrie], bien que le Liban soit considéré comme plus sûr et jouisse du secret bancaire », précise Yazigi.

En effet, selon des câbles de l’ambassade américaine de 2008 divulgués dans les médias, des personnes proches de l’élite liée à Assad détenaient des comptes sous différents noms au Liban, y compris l’homme d’affaires milliardaire Rami Makhlouf, cousin d’Assad et sous le coup de sanctions.

Sortie de capitaux

Alors que la situation devenait de plus en plus violente en Syrie et que les sanctions commençaient à mordre, les capitaux syriens ont commencé à quitter le pays. Selon les médias, des milliards de dollars ont alors afflué au Liban.

Le 2 juillet 2011, le magazine The Economist a rapporté que plus de 20 milliards de dollars avaient été transférés, tandis que d’autres rapports indiquaient que les dépôts syriens représentaient entre 10 et 40 % du total des dépôts au Liban.

Le Financial Times a rapporté pour sa part que 80 % des Syriens fortunés conservaient en revanche leur argent au Liban.

« Quel que soit le résultat [du soulèvement] au Liban, ce sera extrêmement négatif pour la Syrie, pour les entreprises et pour le peuple »

- Jihad Yazigi, rédacteur en chef du Syria Report

Cependant, on ignorait combien d’argent appartenant à des Syriens se trouvait dans les banques libanaises – et c’est toujours le cas.

« Le secret bancaire est en vigueur [au Liban] et il est difficile de suivre ces transactions. Il est vrai que beaucoup de gens ont des comptes, en particulier des Damascènes, mais dire que les Syriens ont 20 milliards de dollars dans le système libanais est une exagération », affirme Jihad Yazigi.

Alors que le Liban ressentait la pression de se conformer aux sanctions internationales ciblant la Syrie, Riad Salameh, le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), la banque centrale du pays, a déclaré publiquement en 2012 : « Il n’y a pas de contrebande d’argent de la Syrie vers le Liban ».

Les banques libanaises sont restées sur la défensive, clôturant les comptes de Syriens faisant l’objet de sanctions et rétrogradant les individus sanctionnés au sein des conseils d’administration des filiales bancaires syriennes, à l’instar de Rami Makhlouf à la banque Byblos Syrie et Ahmad al-Kuzbari à la banque al-Sharq, branche syrienne de la Banque libano-française.

« Les banques étaient très réticentes à l’idée d’autoriser les ressortissants syriens à ouvrir des comptes, même ceux qui ne sont pas soumis aux sanctions », note Dan Azzi, ancien PDG de la banque britannique Standard Chartered au Liban.

La pression internationale s’est encore intensifiée lorsque Washington a présenté la loi sur la prévention du financement international du Hezbollah (HIFPA) en 2014, renouvelée en 2018 sous le nom de HIFPA II, pour tenter d’isoler financièrement le Hezbollah.

Alors que ce dernier combattait aux côtés des forces gouvernementales syriennes, le secteur bancaire libanais était à nouveau sur la défensive, désireux de montrer qu’il n’était un intermédiaire ni pour les liquidités syriennes ni pour les financiers du Hezbollah.

Pente glissante

De l’autre côté de la frontière, alors que le conflit syrien s’intensifiait, les finances du pays se sont contractées.

Début 2016, le Fonds monétaire international a estimé que la Syrie détenait 1 milliard de dollars en devises, tandis que la Banque mondiale estimait ce montant à 700 millions de dollars, contre 20 milliards de dollars en 2010, selon Jihad Yazigi.

La livre syrienne, quant à elle, était sur une pente glissante, se dépréciant de 47 livres pour un dollar américain en 2010 à 400 livres pour un dollar en 2016.

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Début 2019, la livre avait atteint 535 pour un dollar, glissant à 663 livres en octobre, alors que le Liban contrôlait davantage ses transferts à l’étranger et que les fissures du système financier libanais commençaient à se manifester.

Le 17 octobre, un soulèvement a en effet éclaté au Liban, conduisant les banques à fermer leurs portes pendant deux semaines, avant d’imposer des contrôles officieux de capitaux et de limiter les retraits en dollars américains.

Tout comme le Liban avait été happé par les sanctions contre Damas, la Syrie a été prise au piège de la crise financière libanaise.

« La crise libanaise a fermé une porte importante à la Syrie pour ce qui est de l’obtention de dollars », indique un ancien banquier syrien qui a requis l’anonymat.

L’ampleur réelle de la dépendance de la Syrie à l’égard du Liban pour obtenir des billets verts, nécessaires au commerce international, est devenue encore plus évidente à mesure que les banques libanaises se sont retrouvées à court de dollars.

À la mi-novembre, la livre syrienne a atteint 822 pour un dollar et peu de temps après, alors que le secteur bancaire libanais limitait les retraits de dollars à 300 ou moins par semaine, elle a atteint 1 000 livres pour un dollar.

« La pression financière sur le Liban a exposé tous les pays liés au secteur bancaire, et la Syrie était évidemment très dépendante du secteur financier libanais », commente sous couvert d’anonymat un responsable libanais de la conformité dans une grande banque.

« Tout le monde savait que la Syrie utilisait le Liban pour échapper aux sanctions, les États-Unis le savaient, donc ce qui s’est passé n’est pas une surprise. Des milliards de dollars ont été bloqués, et l’effet immédiat a été la dépréciation de la livre syrienne », ajoute-t-il.

Que ces transferts financiers aient été légitimes ou non, cela n’est pas clair, le Liban ne déclarant que les montants des dépôts des non-résidents sans indiquer la répartition par nationalité.

« Le Liban a été utilisé comme passerelle par le biais de sociétés écrans, de prestataires de services et de tiers »

- Un ancien banquier syrien

D’après Dan Azzi, l’ancien PDG de Standard Chartered au Liban, les Syriens ont des milliards de dollars au pays du Cèdre, « mais pour la plupart, c’est de l’argent légitime ».

L’argent illégitime est quant à lui lié à des entités et individus sous sanctions qui ont utilisé le Liban pour accéder aux marchés internationaux afin d’acheter des marchandises ou, comme l’a rapporté le Financial Times en septembre, des biens immobiliers à Moscou via des sociétés écrans enregistrées dans des comptes bancaires offshore libanais.

« Le Liban a été utilisé comme passerelle par le biais de sociétés écrans, de prestataires de services et de tiers », affirme l’ancien banquier syrien.

« Bien que [le gouverneur de la BDL Riad] Salameh ait toujours soutenu que les Syriens n’utilisaient pas le secteur bancaire, il y a des milliards de dollars dans les banques libanaises, et les Syriens veulent les récupérer. »

De pire en pire

Le propriétaire d’un bureau de change au Liban affirme sous couvert d’anonymat que les Syriens continuent à échanger des livres contre des dollars malgré les sanctions.

« Ils ont pu acheter autant qu’ils voulaient en dollars, sans qu’aucune question ne soit posée. Maintenant, c’est encore plus difficile pour les Syriens que pour les Libanais », dit-il.

En raison de la pénurie de dollars, les affaires en Syrie ont été « interrompues à cause du Liban », indique l’ancien banquier syrien.

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Pour Dan Azzi, les contrôles officieux de capitaux qui gèlent les dépôts bancaires au Liban, y compris l’argent des Syriens, ont été « mauvais pour Assad mais bon pour le secteur bancaire libanais » qui tentait de gérer la crise.

« Les Syriens se sont fait avoir tout comme les Libanais. Maintenant, les Syriens doivent utiliser un autre intermédiaire, ce qui est plus onéreux. »

Si les Syriens sont en mesure de retirer de l’argent, c’est en lires libanaises, lesquelles devront ensuite être échangées en dollars.

La lire est officiellement attachée au dollar, avec une parité de 1 507 lires pour un dollar. Mais en raison de la pénurie de dollars, elle se négocie actuellement à plus de 2 400 lires, soit une augmentation de 60 %.

« Il y a deux prix, l’un dans les banques, que personne n’utilise, et celui dans nos bureaux de change, qui est 60 % plus élevé », déclare l’agent de change.

La dépréciation et le manque d’accès au dollar pour les importations auront un impact sévère sur l’économie syrienne.

« Quiconque gagne des dollars ou doit importer des marchandises en dollars est touché. L’économie syrienne est déjà en très mauvais état et cela va s’aggraver. Quel que soit le résultat [du soulèvement] au Liban, ce sera extrêmement négatif pour la Syrie, pour les entreprises et pour le peuple », prévient Yazigi.

La richesse de la Syrie est estimée à un cinquième de ce qu’elle était lorsque la guerre civile a éclaté. Le Global Wealth Report, publié par la banque suisse Crédit Suisse, a estimé la richesse totale de la Syrie à 21 milliards de dollars à la mi-2019. Fin 2010, elle s’élevait à environ 117 milliards de dollars.

Un magasin de fruits et légumes dans le village de Killi, dans le nord de la province d’Idleb, le 29 octobre 2019 (AFP)

La Syrie et le Liban seront en outre touchés par la loi César de protection civile syrienne adoptée par le Sénat américain en décembre, en référence au pseudonyme d’un ancien photographe militaire syrien qui a exfiltré du pays des milliers de photos attestant de la pratique de la torture dans les geôles syriennes.

La législation, qui doit encore être signée par le président Donald Trump, impose des sanctions supplémentaires à la Syrie pour crimes de guerre.

« La loi César est importante car elle affecte des pays tiers et aura des conséquences négatives sur les relations du Liban avec la Syrie. Il sera alors plus risqué de faire des affaires avec la Syrie car, techniquement, vous pourrez faire face à des sanctions de la part des Américains », explique Jihad Yazigi.

« Les entreprises libanaises qui obtiennent un contrat de reconstruction attribué par le gouvernement seront ainsi passibles de sanctions. »

Une bien mauvaise nouvelle pour les entreprises de construction libanaises qui espéraient décrocher des contrats pour la reconstruction de la Syrie, un coup de pouce indispensable pour l’économie.

Traduit de l’anglais (original).

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