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Dix ans après la révolution, les journalistes tunisiens doivent toujours se battre pour leurs droits

La grève des journalistes dans les médias tunisiens, prévue jeudi 10 décembre, a été suspendue après un accord signé cette semaine avec le gouvernement. Pour autant, la corporation se bat toujours pour acquérir d’autres droits de base que la seule liberté d’expression
Dans la newsroom de la chaîne de télévision Wataniya, le 14 novembre 2020 (AFP)
Dans la newsroom de la chaîne de télévision Wataniya, le 14 novembre 2020 (AFP)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« Les négociations étaient difficiles, longues et compliquées, mais nous sommes parvenus à un accord. » Yassine Jelassi, président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), précise toutefois à Middle East Eye que cette suspension est de seulement deux mois, le temps de mettre en application ce qui a été convenu mardi 8 décembre. « La grève reste maintenue si la convention collective n’est pas publiée dans les délais convenus », assure-t-il.

Les journalistes tunisiens protestent, principalement, contre la non-publication au Journal officiel de la convention collective des journalistes, obtenue après cinq ans de négociations entre le syndicat et les employeurs du secteur. Une première dans l’histoire de la profession en Tunisie.

La signature avait été accélérée sous la pression et la colère des acteurs du secteur, déclenchées par l’immolation par le feu du journaliste-photographe Abderrazek Rezgui, en décembre 2018.

Il voulait dénoncer sa situation financière précaire dans une allusion au suicide par immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid en 2011, considéré comme le déclencheur de la révolution de 2011 et des soulèvements du Printemps arabe.

La signature de cette convention entre le gouvernement Youssef Chahed et le SNJT s’est faite le 9 janvier 2019, mettant ainsi fin à la grève générale dans le secteur qui avait été décidée pour le 14 janvier.

« C’est un événement historique dans le secteur de l’information qui vient rompre avec la pauvreté et la marginalisation de plusieurs journalistes », s’enthousiasmait l’ancien président du SNJT Neji Bghouri en marge de cette signature.

La convention organise le secteur de l’information, définit les droits matériels et moraux des journalistes, et fixe les différentes formes de contrats. Elle définit par ailleurs les mesures disciplinaires et fixe les garanties à apporter à la liberté de conscience et à la déontologie de la profession.

La convention, qui comprend 36 articles, a aussi été signée par la télévision nationale tunisienne, la radio nationale tunisienne, l’agence de presse Tunis-Afrique-Presse (TAP), la Fédération des directeurs des journaux, la Chambre syndicale des chaînes de télévision privées, la Chambre syndicale nationale des radios privées et la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA).

Mais depuis, le syndicat bataille pour que cette convention entre en vigueur.

« Dans la précipitation »

Face à l’atermoiement des différents gouvernements qui se sont succédé, le syndicat a choisi de porter plainte. Il a obtenu gain de cause le 11 novembre dernier, lorsque le tribunal administratif a prononcé son verdict en faveur du SNJT, ordonnant la publication immédiate de la convention collective.

Malgré le jugement de la cour, le gouvernement est resté passif. Le syndicat a alors appelé à plusieurs mouvements de protestation – port du brassard rouge, « jour de colère » et sit-in devant la présidence du gouvernement à la Kasbah –, avant de passer à la grève générale.

Selon le ministre des Affaires sociales Mohamed Trabelsi, cette convention a été signée « dans la précipitation et n’est pas conforme au code du travail ni à celui des contrats ». Il appelle à sa révision mais cette proposition a été refusée par le syndicat des journalistes.

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« Le gouvernement n’émet aucune réserve sur le contenu de la convention, mais la convention ne peut pas être publiée sous cette forme, car elle ne correspond pas au système juridique tunisien », a assuré le ministre Mohamed Trabelsi aux médias. « Les avantages dans les établissements médiatiques publics sont régis par des décrets gouvernementaux, alors que la convention collective est soumise aux lois du secteur privé. »

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Les négociations ont débuté quelques jours après le « jour de colère » mené le 26 novembre. « Tous les journalistes ont été mobilisés et nous avons passé un message fort », assure Yassine Jelassi.

Mardi, le SNJT a annoncé qu’un accord avait été conclu avec le gouvernement pour que les règlements de base des établissements publics soient adaptés à la convention.

« La convention collective va être publiée telle quelle, après amendement de cinq articles relatifs aux médias publics, dans un délai ne dépassant pas les deux mois », détaille à MEE le président du SNJT.

Une commission formée de toutes les parties intervenantes travaillera sur les modifications.

La grève décidée pour le 10 décembre a été choisie à une date symbolique : la Journée internationale des droits de l’homme.

Dix ans après la révolution tunisienne qui avait pour slogan « travail, liberté et dignité », les droits des journalistes en Tunisie – à l’exception de la liberté d’expression obtenue grâce à la mobilisation des journalistes qui ont bataillé après la révolution pour l’inclure dans la Constitution – restent toujours à conquérir.

Droits des journalistes et salaires décents

Certains journalistes travaillent encore hors contrat ou sont payés moins que le salaire minimum, d’environ 400 dinars (120 euros).

« Nous sommes parvenus à la régularisation de la situation précaire de 36 journalistes et photographes dans les établissements publics », se réjouit quand même Yassine Jelassi.

Selon le rapport annuel du SNJT sur la situation des libertés de la presse en 2020 (entre mai 2019 et avril 2020), environ 500 journalistes ont rapporté ne pas avoir été payés (en partie ou en intégralité) par leurs employeurs durant cette période.

La convention collective est venue fixer le salaire minimum brut à 1 400 dinars (430 euros), les différentes formes de contrats, les heures de travail hebdomadaires, les droits aux congés payés et la couverture sociale généralisée pour tous les journalistes.

Le même rapport révèle que 303 journalistes ont été licenciés arbitrairement en un an, dont 190 pendant la crise du coronavirus (soit 153 licenciements de plus qu’en 2018).

Selon le rapport annuel du SNJT sur la situation des libertés de la presse en 2020, environ 500 journalistes ont rapporté ne pas avoir été payés

La convention collective du secteur garantit aussi la propriété intellectuelle et permet aux journalistes de recourir à la clause de conscience en cas de changement fondamental de la ligne éditoriale. Dans ce cas, le journaliste a le droit de résilier son contrat sans préavis tout en bénéficiant des conditions d’un licenciement arbitraire.

En dehors de son combat pour l’application de la convention collective, le syndicat revendique aussi la priorité pour les diplômés chômeurs de l’Institut de presse (IPSI) dans les recrutements.

L’accord signé mardi promet aussi de généraliser la fonction de chargé de communication pour tous les établissements publics, et le recrutement sera exclusivement réservé aux diplômés de l’IPSI.

« La création de ces postes ouvrira la porte à l’employabilité des chômeurs de l’IPSI, ainsi qu’aux prochains diplômés », explique Yassine Jelassi à MEE.

Le SNJT demande également l’application des mesures de dédommagement promises pour les institutions touchées par le coronavirus, et la régularisation de la situation des médias confisqués depuis la révolution.

Après la révolution, l’État a confisqué des centaines de sociétés appartenant au président déchu Zine el-Abidine à Ben Ali ou à ses proches, dont la radio Shems FM, la radio Zitouna, le groupe de presse Dar Assabah et l’agence de production Cactus Prod.

Après des années de négociations avec les différents gouvernements, d’engagements non tenus, de protestations et de grèves, ces médias sont aujourd’hui dans une situation déplorable. Ils enregistrent notamment des retards dans le versement des salaires.

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« Bien qu’elle soit toujours sur le podium des radios les plus écoutées en Tunisie [généralement classée deuxième] et qu’elle ait obtenu le label de la radio la plus objective par l’instance de l’audiovisuel [HAICA], la radio Shems FM agonise », déplore Khaoula Sliti, la présidente du syndicat des journalistes de Shems FM.

« Il a été planifié non seulement par le gouvernement mais aussi par certains hommes d’affaires, dès l’annonce de l’intention de sa cession en 2015, de noyer la radio dans les dettes », affirme la syndicaliste à MEE, persuadée que la radio est privée de publicité dans le but de réduire ses ressources, de l’endetter et de diminuer sa valeur. Elle affirme également que des coupures d’antenne ont déjà eu lieu à cause de la détérioration du matériel technique.

« Tous les autres médias confisqués sont dans la même situation à des degrés différents. Tous en état de réanimation ! », relève-t-elle.

Selon l’accord avec le gouvernement, la radio Zitouna FM, à vocation religieuse, sera rattachée à l’établissement de la radio publique avant mai 2021.

La création d’une agence nationale de gestion de la publicité publique fait aussi partie des engagements du gouvernement envers le SNJT. Elle sera destinée à distribuer équitablement la publicité publique dans les médias.

Deux grèves depuis la révolution

« La distribution se fera suivant des critères clairs et transparents. Par exemple, celui qui ne respecte pas la déontologie de la profession ne profitera pas de la publicité publique », indique Yassine Jelassi. « Une commission incluant des journalistes se chargera de le déterminer. »

Un congrès national sera aussi organisé pour la restructuration des médias publics qui traversent « une grande crise structurelle », selon le président du syndicat des journalistes.

Longtemps sous l’emprise du régime de Ben Ali, la presse tunisienne a connu deux grèves générales depuis la révolution.

La première, en 2012, a été menée en réaction à la pression du gouvernement de la troïka (gouvernement de coalition mené par Ennahdha), accusée de s’en prendre à la liberté de la presse. Les journalistes demandaient principalement l’inscription de la liberté d’expression et de la presse dans la Constitution. Cette grève a abouti à la mise en application des décrets-lois 115 et 116, relatifs à la liberté de la presse et de l’édition, et à la mise en place de la HAICA.

La dernière grève du secteur a eu lieu en septembre 2013, à la suite de l’arrestation d’un journaliste, pour dénoncer ce que la profession percevait comme les tentatives du même gouvernement de faire pression sur la liberté d’expression. La liberté de la presse et d’expression a été inscrite dans la Constitution de 2014.

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