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Entre mauvais goût et dérapages, la télé tunisienne apprend à gérer sa soudaine liberté

Réduite sous la propagande de Ben Ali à quelques chaînes contrôlées par l’État, la télévision tunisienne connaît son heure de gloire depuis la révolution. Mais les dérapages et les atteintes à la dignité y sont fréquents
Sur le plateau de tournage de l'émission « Labès » (MEE/Lilia Blaise)

Les studios d’El Hiwar Ettounssi, la chaîne de télévision la plus regardée en Tunisie, sont peu engageants. Loin de la capitale, il faut se rendre à Utique, ville archéologique sur la route de Bizerte, pour trouver le bâtiment qui produit ses émissions et celles d’Ettounissia (les deux chaînes ont fusionné), en plein cœur d’une prairie où moutons et vaches broutent en toute tranquillité.

C’est dans cette bâtisse blanc cassé, où le portrait de l’homme politique assassiné en 2013, Chokri Belaïd, côtoie les photos du producteur et propriétaire des chaînes, Sami Fehri, que se font et se défont les nouveaux shows de la télévision tunisienne.

Les studios d'Ettounissia et d'El Hiwar Ettounsi à Utique (MEE/Lilia Blaise)

Mélange des genres et infotainment

Tous les vendredis après-midi, on y enregistre par exemple l’émission phare qui rythme les samedis soir des Tunisiens, « Labès » (« Ça va »), animée depuis six saisons par le présentateur vedette Naoufel Ouertani.

Dans une ambiance bon enfant où le public est constitué de figurants fournis par une agence, le journaliste animateur enchaîne les interviews et les sketches dans un mélange des genres plutôt particulier.

Après l’interview d’une mère tunisienne résidente en France à qui l’organisation terroriste Daech vient d’envoyer une vidéo de l’enterrement de son fils, c’est au tour d’une journaliste d’une autre chaîne de télévision, Hannibal TV, de prendre la parole. Elle est en grève de la faim car son employeur n’a plus de quoi payer les journalistes et les techniciens de la chaîne. Puis c’est au tour d’un ancien animateur star de la télévision tunisienne, Hatem Ben Amara, de venir parler de son retour à la télé sur l’émission « Klem Enness », aussi diffusée sur El Hiwar Ettounsi après vingt ans d’absence. 

Le tout est entrecoupé de sketches, de numéros de clowns et d’interventions de la mascotte Doudou, marionnette duveteuse rose qui prend la place du présentateur Naoufel Ouertani pendant un moment. « Le concept de "Labès", c’est de faire de l’infotainment [type de programme fournissant à la fois de l’information et du divertissement] afin de mieux vulgariser l’information pour les Tunisiens », explique Naoufel Ouertani à Middle East Eye pendant sa pause.

Lors d’un voyage à New York en 2008, l’homme visite les studios du « Late Show with David Letterman », l’une des émissions humoristiques cultes aux États-Unis.

Le tournage de l'émission « Labès » (MEE/Lilia Blaise)

Le buzz et le sensationnalisme comme recette

Mais bientôt, la dictature du buzz rattrape toutes les émissions, y compris celle de Naoufel Ouertani. Lors d’une diffusion, l’animateur fait venir un faux djihadiste soi-disant rentré de Syrie. Dans une autre, il ne maîtrise plus ses invités qui en viennent aux mains et reçoit une suspension d’un mois par la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA).

« Le buzz, c’est un mot rentré dans le vocabulaire tunisien, du chauffeur de taxi à l’épicier du coin, tout le monde parle de ce qui fait le buzz en Tunisie », commente pour Middle East Eye Riadh Ferjani, sociologue des médias et ancien membre du conseil de la HAICA.

Fondée en 2013 via le décret-loi n°116, qui régit la liberté de la presse et de l'audiovisuel après la révolution, l'instance a des missions similaires à celle du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en France : réguler le paysage audiovisuel tunisien et sanctionner les atteintes aux droits de l’homme ou à la déontologie journalistique.

Une employée de la HAICA fait du monitoring sur le logiciel de l'Instance (MEE/Lilia Blaise)

« Notre décision la plus symbolique a été de prononcer une sanction quand la télévision nationale a diffusé des corps de militaires morts et mutilés dans une opération antiterroriste en 2013 », se souvient Riadh Ferjani.

La dernière fut la suspension pendant trois mois de l’émission d’Alaa Chebbi, « Andi Makolek » (« Quelque chose à te dire »), dans laquelle l’animateur conseillait à une jeune fille venant de se faire violer et enceinte de son violeur d’épouser l’auteur du crime.

Mais la HAICA a du mal à changer le paysage audiovisuel tunisien qui, pour certains, est saturé de dérapages et de divertissements voyeuristes.

« Les producteurs ont favorisé ce format d’émissions après la révolution car il est peu coûteux : un talk-show avec quelques invités qui débattent sur une problématique donnée, cela nécessitait beaucoup moins de moyens qu’un véritable journal télévisé », argumente Thameur Mekki, journaliste à Nawaat.org. Chaque semaine, il décrypte dans des chroniques acerbes les émissions de la télévision tunisienne.

« Il y a eu une prolifération de chaînes après la révolution car celles qui se mettaient sur satellite n’avaient pas besoin d’autorisation pour diffuser. Nous avons eu de tout, des chaînes d’information en continu, des chaînes religieuses et surtout, beaucoup de chaînes de divertissement », relève-t-il.

Dans ce paysage en pleine transformation, l’animateur et producteur Sami Fehri a un atout : des studios déjà prêts pour produire des débats et des feuilletons. Certains admirent son carriérisme et sa capacité à faire des émissions accessibles à tous, d’autres l’accusent de médiocrité et reprochent à ses talk-shows de tirer le débat vers le bas.

« Il n’y a qu’en Tunisie où, dans une même émission, vous pouvez avoir un humain déguisé en panda faire des sketches et parler ensuite, sans transition, de justice transitionnelle », note Thameur Mekki.

Comment réguler sans censurer

La chaîne El Hiwar Ettounsi se retrouve souvent dans les radars de la HAICA pour ses nombreux dérapages. « Étant donné le nombre conséquent de chaînes privées, que ce soit à la télévision ou à la radio aujourd’hui [11 télévisions privées, 2 publiques, 30 radios privées et associatives et 5 nationales], nous n’étions pas en mesure de regarder/écouter chacune de ces chaînes toute la journée », explique Samira Hammami, responsable du monitoring à la HAICA.

Samira Hammami, en charge du monitoring à la HAICA (MEE/Lilia Blaise)

« Nous avons donc décidé de nous focaliser sur les émissions "à problèmes" et les animateurs "à problèmes" », insiste-t-elle. Dans sa ligne de mire, les émissions qui atteignent à la dignité et au droit des enfants, comme celle d’Alaa Chebbi où la jeune fille interviewée était mineure.

« Mais ils font bien pire ! Hier par exemple, dans une autre émission, on a interviewé un adolescent à qui les terroristes ont coupé un bout de la langue. Son visage était flouté mais il était en compagnie de son père qui était clairement identifiable », raconte-t-elle à MEE tout en montrant sur son logiciel comment elle isole les séquences qui portent atteinte à la dignité humaine.

« Le problème reste le traitement des faits divers. La semaine passée, une jeune fille s’est suicidée. Un journaliste a monté une histoire de toutes pièces comme quoi c’était dans le cadre d’un rituel satanique. Le ministère de la Famille et de l’Enfance a dû mener une enquête pour montrer que tout cela était faux, mais est-ce que vous imaginez comment des quartiers entiers sont stigmatisés à cause de ce genre de choses ? »

Pour Nouri Lajmi, le président de la HAICA, le plus difficile dans le rôle de l’instance – qui a émis 88 décisions depuis sa création en mai 2013 entre avis, avertissements et amendes avec suspension de programmes – reste de savoir où placer le curseur dans la sanction, qui est souvent financière. « Certains nous accusent d’être les nouveaux censeurs et pourtant beaucoup abusent de la nouvelle liberté d’expression acquise après la révolution », observe-t-il.

Pour Naoufel Ouertani, qui ne conteste pas les décisions prises à son encontre par le conseil, le reproche porte davantage sur une politique de sanction de « deux poids, deux mesures ». « Pourquoi avons-nous sans cesse des rappels à l’ordre alors que certaines chaînes ne payent même pas leurs amendes à la HAICA et déchirent en direct les décisions de l’instance ? », demande-t-il en faisant référence à la chaîne religieuse Zitouna TV.

Pourtant, dans le bureau de monitoring, les chaînes religieuses sont les plus scrutées après celles de téléréalité.

Adel Bsili, un autre membre du conseil de la HAICA, déplore le fait que Zitouna TV, chaîne religieuse lancée par le fils d’un ancien ministre du parti islamiste Ennahdha et qui a refusé de signer la convention avec la HAICA, ne soit pas plus sanctionnée du fait de sa diffusion ainsi hors la loi. « Autant nous avons besoin de chaînes religieuses comme Zitouna TV pour assurer la pluralité et la diversité des médias que nous recherchons, autant elle doit diffuser dans un cadre légal », argumente-t-il.

La chaîne continue toutefois, jusqu’à aujourd’hui, sa diffusion. « Les gens nous prennent souvent pour le tribunal des médias alors que nous ne pouvons pas statuer sur tout. »

D’autres présentateurs tentent de s’autoréguler et de respecter les codes de déontologie, comme Myriam Belkhadi, qui occupe chaque soir le plateau télévisé d’El Hiwar Ettounsi avec son émission « 7/24 », à mi-chemin entre « C’est dans l’air » sur France 5 et « Le Supplément » de Canal +.

« Je suis ma propre HAICA, je ne me censure pas mais je travaille à fond toutes mes interviews et je fais attention aux dérapages », garantit-elle dans son bureau où elle prépare sa quotidienne, jonglant entre ses trois téléphones et le livre de stratégie militaire L’Art de la guerre de Sun Tzu.

Manque de professionnalisme et de moyens

Si son parcours d’enseignante en lettres et de journaliste la distingue des autres par son professionnalisme, elle reconnaît le manque de formation à la déontologie des médias.

« Nous sommes en train de finir une étude pilote sur l’incitation à la haine dans les médias, et près de 30 % de ces incitations proviennent des journalistes », commente Nouri Lajmi. Entre émissions religieuses et talk-shows sensationnalistes, le téléspectateur tunisien n’a pas d’autre choix que de zapper sur un contenu souvent répétitif et au goût douteux.

Lors du Ramadan par exemple, « Allo Jeddah », une émission sur la chaîne Attessia TV, proposait une caméra cachée où l’invité pouvait appeler par Skype un homme se faisant passer pour l’ancien dictateur Ben Ali.

« Je pense que l’on sous-estime profondément l’audience. Dans les années 90, il y avait une émission culte "Jawez Safar" ("Passeport"), dans laquelle un journaliste faisait des reportages partout dans le monde, pourquoi ne pas aller vers ce contenu aussi ? », se demande Thameur Mekki.

Le milieu audiovisuel tunisien, fortement dépendant des investissements publicitaires, souffre aussi de la crise économique qui frappe le pays. « Les chaînes privées n’ont pas les moyens d’assurer des reportages à l’étranger ni même en Tunisie », affirme Adel Bsili.

« Il ne faut pas oublier aussi que les deux derniers journalistes tunisiens qui sont allés faire un reportage en Libye ne sont jamais revenus », ajoute Adel Bsili, se référant à Sofiane Chourabi et Nadhir Ktari, partis en 2014 pour le reportage d’une chaîne privée, First TV, et kidnappés.

De son côté, Naoufel Ouertani dit vouloir préparer un journal télévisé pour 2017 avec déjà près de 25 journalistes recrutés. « C’est un investissement très lourd mais nous y croyons. Nous avons la liberté de le faire et c’est surtout ça, l’acquis de la révolution. »

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