La jeunesse tunisienne, garde-fou d’un retour vers le passé
TUNIS – Zeineb Turki, 34 ans, médecin, a fait son premier apprentissage politique juste après la révolution. De meetings en campagnes, elle avait rejoint le Parti démocrate progressiste (PDP), ancien parti d’Ahmed Nejib Chebbi devenu ensuite al-Joumhouri en fusionnant avec un autre parti libéral, Afek Tounes. Après des hauts et des bas, une démission et une traversée du désert, la revoilà depuis six mois, de nouveau engagée, cette fois chez Afek Tounes, avec la volonté de « remettre des valeurs dans la pratique politique ».
D’autres comme Sofiene Bouagila, 33 ans, se sont engagés en politique il y a longtemps, sous Zine el-Abidine Ben Ali, et ont fini par quitter leur parti après l’élection présidentielle de 2014 (remportée par Béji Caïd Essebsi). D’autres encore, comme Mouheb Garoui, président de l’ONG tunisienne I-Watch, ont toujours préféré la société civile.
Cinq ans après la révolution, le chômage et la corruption restent les priorités du combat de la jeunesse tunisienne, tout comme les libertés individuelles qui reviennent souvent dans le débat, avec l’arrestation quotidienne de jeunes pour consommation de cannabis ou « atteinte aux bonnes mœurs ».
Aujourd’hui, malgré une expression libérée, le fossé avec la classe politique et les institutions se creuse et la jeunesse, peu soutenue par les politiques, peine à mobiliser massivement.
À Tunis, rien n’est perceptible dans la rue mais chaque détail évoque les soucis de la jeunesse tunisienne. Au bord du lac, où les amoureux se retrouvent les après-midis, des tourtereaux s’embrassent et contemplent l’eau paisible.
Difficile, en les voyant, de ne pas penser au jeune Louay, un adolescent enfermé dans un appartement avec sa copine par une voisine qui leur reprochait d'être ensemble, seuls (comprendre : sans être mariés). En voulant s’échapper par la fenêtre, le jeune Louay a fait une chute mortelle. Son décès a provoqué l’émotion de nombreux jeunes Tunisiens sur les réseaux sociaux et relancé la question de la loi et des tabous relatifs aux couples non mariés en Tunisie.
Dans le centre-ville, les affiches de variétés et les publicités ont recouvert celles de la campagne « Wanted » de Manich Msamah (Je ne pardonne pas), un mouvement initié par un collectif de jeunes opposé au projet de loi de réconciliation économique présenté l’année dernière par le gouvernement.
« On pourrait dire en simplifiant que les jeunes de la capitale se battent aujourd’hui contre la corruption tandis que les jeunes des régions se focalisent davantage sur le chômage, comme à Kasserine, où des sit-ins ont duré plusieurs mois devant le ministère de l’Emploi », analyse pour MEE Lina Ben Mehnni, célèbre bloggeuse de la révolution et militante.
Pour Aymen Bel Hadj, chercheur à l’Institut de recherche du Maghreb contemporain (IRMC), qui clôture une thèse de sociologie sur la jeunesse en Tunisie, « on peut parler aujourd’hui d’une ‘’régionalisation des revendications’’ en écho aux manifestations de Kasserine, qui a remplacé la mobilisation nationale de la révolution ».
« Les forces contestataires exigent un meilleur accès aux ressources. La révolution a amplifié les revendications régionales, surtout pour les régions marginalisées », explique-t-il à Middle East Eye en citant en exemple les aspirations des ouvriers de chantier à devenir salariés (et non plus saisonniers) pour bénéficier de la sécurité sociale, ou encore l’accès aux prêts bancaires qui reste très restrictif pour les jeunes.
Mais ce clivage se lit aussi dans la répartition du chômage, comme l’atteste un rapport de la Banque mondiale qui a calculé le taux de chômage et d’inactivité chez les jeunes après la révolution. Les régions les plus touchées restent celles du berceau de la révolution : 33,4 % en milieu rural appartiennent à la catégorie des « NEET », c’est-à-dire des jeunes qui ne se trouvent ni dans le système éducatif, ni dans le secteur de l’emploi ou de la formation professionnelle.
« Dépression post-révolutionnaire »
« La jeunesse n’a jamais autant investi l’espace public et diversifié ses méthodes d’action : collectifs, sit-ins, grèves de la faim, mobilisation en ligne », commente Aymen Belhaj tout en relevant qu’un mal-être persiste, lié au manque d’emplois et de perspectives.
« Aujourd’hui, les jeunes sont plus que jamais en quête d’une bonne situation financière et de stabilité. L’engagement et l’activisme sont plus difficiles avec la menace du chômage », témoigne à son tour Sofiane Bouagila, qui a mené avec d’autres la campagne de mobilisation de Manich Msamah.
Cette campagne, qui a démarré pendant l’été 2015, revendique son indépendance et l’« horizontalité » de son fonctionnement. Elle rassemble, de jardins publics en cafés, les jeunes désillusionnés de la politique mais désireux de s’engager contre le retour des anciens de Ben Ali et le manque de justice transitionnelle.
Sofiane, comme bien d’autres, a quitté le parti auquel il adhérait (le Parti communiste) après l’élection de 2014, dégoûté par le manque de places accordées aux jeunes. Cette nouvelle forme d’activisme qui utilise les campagnes de mobilisation sur les réseaux sociaux et l’affichage sauvage l’a convaincu, tout comme près de 150 jeunes de son âge dans d’autres gouvernorats de la Tunisie.
« Malgré tout, il faut aussi en voir les limites et s’interroger sur l’après Manich Msamah. Comment se structurer ou, en tout cas, comment continuer d’agir ? », questionne l’un des membres du mouvement, le jeune syndicaliste Khalil Abbes. Son sujet d’étude pour son doctorat ? Les jeunes et la désaffection politique. Il évoque « plusieurs dizaines de militants » qui ont quitté leur parti après l’élection de 2014 et surtout après les accords passés entre le parti islamiste Ennahdha et Nidaa Tounes, grands rivaux lors des élections.
« Cela s’explique facilement par la déception liée au fait que les jeunes sont écrasés par la hiérarchie du parti, par la fracture générationnelle et idéologique mais aussi par la montée de l’affairisme chez les politiques surtout après l’élection, qui a permis aux mafieux d’accéder aux coulisses du pouvoir », argumente Khalil Abbes.
Il espère que Manich Msamah connaîtra le même destin que Podemos en Espagne qui, de mouvement populaire et intellectuel, s’est structuré en parti politique. « Même si aujourd’hui l’idée de Manich Msamah est plutôt de former un réseau et de mener la bataille hors de Tunis, la volonté d’engagement et la durabilité de la lutte évoquent davantage Podemos », remarque-t-il.
Mais d’autres jeunes semblent avoir abandonné tout espoir dans la politique. Ghayda Thabet, 22 ans, jeune étudiante en droit, a vécu la désillusion avec son parti de cœur, Nidaa Tounes. Aujourd'hui, elle a abandonné la politique mais joue un rôle très actif dans la société civile. « Les vieux se servaient des jeunes pour monter des clans, raconte-t-elle à MEE. Il y avait ceux qui faisaient partie du clan de Mohsen Marzouk [ancien secrétaire général du parti, qu’il a quitté pour fonder le sien] et les autres. On en arrivait à faire des choses absurdes comme des captures d’écran de conversation Facebook pour espionner ce que disait l’un sur l’autre », raconte-t-elle, dégoûtée.
« Le modèle d’ascension sociale par l’éducation n’est plus valable pour la jeunesse tunisienne d’aujourd’hui qui voit bien la corruption et la crise progresser. Le problème, c’est que les jeunes ont abandonné trop rapidement, car les attentes de la révolution étaient irréalisables en si peu de temps », affirme l’analyste Youssef Chérif.
« On peut parler de dépression post-révolutionnaire, car il y a eu vraiment trop d’attentes dans le moment révolutionnaire », résume Aymen Bel Hadj.
La corruption, moteur d’un « nouveau soulèvement » ?
Mohamed Khlifi, 24 ans, n’a pas abandonné. Il a même refusé, visa en poche, de partir finir ses études en Allemagne pour pouvoir rester en Tunisie. Il est originaire de Sidi Bouzid, la ville où le jeune Mohamed Bouazizi s’est immolé le 17 décembre 2010 – un événement largement reconnu comme ayant déclenché la révolution tunisienne qui a inspiré le Printemps arabe.
Aujourd’hui, le jeune homme a écrit un premier roman en arabe sur la jeunesse tunisienne et travaille pour l’ONG tunisienne I-Watch au centre-ville de Tunis, comme assistant juridique.
Chaque jour, il reçoit les appels et une quinzaine de visites de citoyens voulant signaler des affaires de corruption au département de plaidoyer et assistance juridique d’I-Watch. « J’ai été témoin au quotidien de la corruption à Sidi Bouzid, les passe-droits, les concours de recrutement injustes… alors pour moi, cela faisait sens de m’engager dans mon travail sur cette question », témoigne-t-il tout en fouillant dans les dossiers de plaintes.
Alors que l’été touche à sa fin et que des zones comme Djerba et Sousse ont été rassurées par l’arrivée des touristes russes et algériens, les scandales de corruption rythment quotidiennement l’actualité tunisienne, créant ainsi une tension dans le pays.
En juillet 2016, I-Watch a sorti un rapport dénonçant la corruption du grand groupe Nessma. « Ce n’est pas nouveau, en 2011 les gens scandaient aussi ‘’Gang de voleurs !’’ pour dénoncer les corrompus du pouvoir. Aujourd’hui, nous avons la capacité d’exister et de pouvoir réellement exercer un pouvoir de vigilance », assure Mouheb Garoui, le fondateur de l’ONG.
Pour Aymen Bel Hadj, l’exposition au grand jour des affaires de corruption et les polémiques qui en découlent rendent encore plus fragile l’équilibre politique du pays. Il n’écarte pas l’hypothèse d’un « nouveau soulèvement fédérant tous les jeunes organismes de contestation ».
Plutôt que de parler d’un soulèvement, d’autres jeunes pensent aux élections municipales et à « re-politiser » les Tunisiens pour les inciter à aller voter. C’est le cas du projet Barr Al Aman (rive de la paix) mené par deux journalistes, Mohamed Haddad et Khansa Ben Tarjem.
Via une émission de radio hebdomadaire, Mohamed Haddad a eu l’idée de remettre au centre des débats médiatiques les questions de gouvernance locale et de citoyenneté. « Nous faisons un reportage de terrain puis un débat avec des questions, dans l’idée de vulgariser un peu la politique », explique-t-il à MEE.
Rétablir la confiance entre le citoyen et le politique, apprendre à différencier engagement politique et appartenances partisanes, mieux comprendre les mécanismes de l’Assemblée des représentants du peuple : les boîtes à outils offertes par le projet montrent aussi une volonté de la jeunesse de renouer avec la chose publique, mais autrement.
« L’idée, c’est surtout de montrer que non, ce n’était pas mieux avant, et qu’un retour en arrière n’est pas la solution », affirme Mohamed.
Mohamed et Khansa, comme d’autres personnes interviewées, ne sont pas dupes sur « la jeunesse » du nouveau Premier ministre, qui ne pourrait être qu’un « coup de marketing politique ».
Dans son discours devant le parlement vendredi dernier, Youssef Chahed a promis de lutter contre la corruption. Entre les signes fragiles d’un changement politique possible et le risque de reprise des mouvements sociaux, le jeune Premier ministre doit encore faire ses preuves.
« La question reste de savoir, conclut Youssef Chérif, s’il aura une véritable marge de manœuvre avec ce nouveau gouvernement qui est plus une mosaïque de partis qu’un gouvernement d’union nationale. »
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