Le casse-tête tunisien : compromis ou changement radical ?
La Tunisie vient d’approuver son cinquième gouvernement élu démocratiquement en cinq ans. L’unique démocratie libérale du monde arabe disposera bientôt d’un nouveau « gouvernement d’union nationale » dirigé par Youssef Chahed, âgé de 40 ans. Cette coalition arc-en-ciel rassemble des ministres issus de cinq partis politiques, des indépendants et des syndicalistes, et octroie 8 postes de membres du cabinet sur 41 à des femmes (un nombre encore trop faible qui représente toutefois une amélioration par rapport aux gouvernements précédents).
Cette nouvelle coalition remplace un gouvernement de coalition en place depuis octobre 2014, qui a perdu la confiance des partis et du Parlement en juin en raison de la lenteur du changement et de promesses de réformes et de relance économique non tenues.
La Tunisie a réalisé plus de progrès démocratiques que tout autre pays arabe avant elle. Parvenir à maintenir le pays à flot au milieu d’une mer de chaos et de contre-révolutions tout en réussissant quatre transferts de pouvoir pacifiques et démocratiques est un petit miracle comparé aux destins tragiques d’autres pays du Printemps arabe. Ce dernier changement de gouvernement représente le meilleur de la culture politique tunisienne – une mystérieuse capacité à réunir les acteurs politiques autour de la table pour résoudre les problèmes par la négociation et le dialogue tout en respectant les règles du jeu démocratique.
Cependant, il représente également les faiblesses de la transition tunisienne – la nécessité de trouver des solutions qui plaisent à tous et qui s’avèrent par conséquent difficiles à mettre en œuvre. En incluant un large éventail de partis politiques, le nouveau gouvernement crée une base de soutien plus stable susceptible de rendre l’adoption de réformes plus facile. L’inclusion de ministres issus du syndicat national, l’UGTT, est en particulier destinée à attirer le syndicat et à le persuader de soutenir les réformes du gouvernement. Au cours des cinq dernières années, le syndicat a soutenu plusieurs milliers de grèves qui ont paralysé l’économie et entraîné des pertes énormes. Toutefois, l’élargissement de la coalition complique également la prise de décisions : parvenir à un accord entre les 41 membres d’un cabinet issus de cinq partis différents aux idéologies politiques hétérogènes sera un exercice d’équilibre permanent.
Mais cet exercice d’équilibre permanent est exactement ce que la Tunisie a appris à faire le mieux au cours des cinq dernières années. La transition du pays a été soutenue par un système complexe de compromis et de partage du pouvoir. Lorsque des protestations ont perturbé l’Assemblée nationale en 2013 et que des membres de l’opposition se sont retirés du processus de rédaction de la Constitution, les partis au pouvoir (Ennahdha, Ettakattol et le CPR) ont démissionné en vertu d’un règlement négocié visant à ouvrir la voie à un gouvernement intérimaire neutre. Lorsque Nidaa Tounes et Ennahdha, deux grands rivaux politiques, étaient au coude à coude lors des élections d’octobre 2014, le spectre de l’instabilité est apparu une fois de plus avec le retour d’un discours polarisé et divisé. Les partis, qui sont arrivés aux deux premières places, ont réussi à forger une stabilité fragile en formant une coalition. Cette capacité à sortir du gouffre et à résoudre les conflits par le dialogue est porteuse de précieuses leçons pour les autres transitions dans la région.
Mais elle a également un prix. Une approche inclusive de gouvernance signifie plus de négociation, plus de compromis et un rythme de changement plus lent. Il est difficile de créer un changement radical tout en emmenant tout le monde avec soi.
Le problème est que la Tunisie a besoin d’un changement radical dans de nombreux domaines : l’économie est incapable de produire la croissance ou l’emploi dont le pays a désespérément besoin. Ce changement exige des réformes drastiques du modèle économique, à savoir réformer une bureaucratie boursouflée et la législation du travail, secouer les industries existantes telles que l’industrie du tourisme et réprimer la corruption et les cartels qui étranglent de nombreux secteurs.
Dans chacun de ces domaines, des intérêts particuliers prononcés s’opposent fermement à tout changement et cherchent à protéger le statu quo. Jusqu’à présent, ces intérêts particuliers y sont largement parvenus : les élites du monde des affaires ont contrarié les efforts de lutte contre la corruption, l’administration continue de résister aux réformes les plus basiques telles que l’introduction de l’e-administration, tandis que les syndicats ont bloqué de nombreuses réformes du secteur public et ont réussi à faire monter les salaires du secteur public. Par conséquent, la dette publique a atteint 69 % du PIB, la corruption a augmenté et la Tunisie consacre désormais 13,5 % de son PIB et près de 60 % des recettes fiscales (un des taux les plus élevés au monde) au salaire des 800 000 travailleurs du secteur public, ce qui laisse moins d’argent aux services publics et aux investissements.
La fraude fiscale est un exemple de ces défis : 50 % des entreprises tunisiennes ne déclarent pas leurs revenus, selon les chiffres du ministère des Finances, et seulement 2 % des entreprises paient 80 % de leurs impôts, formant une assiette fiscale dangereusement réduite. Ce n’est un secret pour personne que la plupart des travailleurs indépendants – les petites entreprises, les avocats et les médecins du secteur privé – sous-déclarent systématiquement leurs revenus afin d’échapper aux impôts.
Certains médecins du secteur privé peuvent gagner 180 000 dinars par an (73 000 euros) tout en payant un impôt sur le revenu aussi faible que 5 000 dinars (2 000 euros) par an. Plus tôt cette année, le gouvernement a annoncé des plans destinés à introduire un nouveau système qui obligerait les médecins à délivrer des reçus aux patients afin de permettre un suivi des revenus. Mais après une énorme mobilisation des médecins et du lobby du secteur médical privé, le gouvernement a reculé et les plans ont été discrètement abandonnés.
Cela soulève une question : est-il possible de maintenir une transition démocratique soutenue et pacifique tout en entreprenant des réformes radicales ? Les Tunisiens apprécient clairement les acquis démocratiques qu’ils ont obtenus ; l’enquête réalisée en 2016 par Arab Barometer a révélé que 86 % des Tunisiens pensent que la démocratie est le meilleur système de gouvernance en dépit de ses problèmes. Néanmoins, les exigences économiques de la révolution – lutte contre la pauvreté, le chômage, les inégalités régionales et la corruption – se sont révélées beaucoup plus difficiles à satisfaire, car elles nécessitent des changements structurels beaucoup plus profonds qui menacent directement des intérêts bien établis.
Les Tunisiens semblent forcés de choisir entre le statu quo économique et la stabilité d’une part, et les changements réels et les troubles politiques d’autre part.
Les règles politiques du jeu ont changé et les acteurs politiques doivent désormais trouver un moyen de changer les règles économiques tout en maintenant la stabilité. Le succès ou l’échec de cette démarche déterminera si ce gouvernement dispose du leadership et de la volonté politique nécessaires pour assumer les réformes et si ses membres sont plus disposés à s’exposer à la colère d’intérêts particuliers en cas de succès ou à la colère du public en cas d’échec.
- Intissar Kherigi est une chercheuse tuniso-britannique doctorante à Sciences Po Paris en sociologie politique comparative. Elle est titulaire d’une licence en droit du Kings College (université de Cambridge) et d’un master en droits de l’homme de la London School of Economics. Elle est avocate et a travaillé à la Chambre des Lords, aux Nations unies et au Parlement européen.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : image fournie par le service de presse de la présidence tunisienne le 27 août 2016, montrant le nouveau Premier ministre tunisien Youssef Chahed (au centre) aux côtés des femmes nommées au sein de son cabinet après la cérémonie d’investiture du nouveau gouvernement au palais de Carthage, près de la capitale Tunis. (AFP)
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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