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Pourquoi des émeutes ont éclaté dans la Tunisie démocratique

La démocratie repose sur deux piliers : politique et socio-économique. Sans ces deux piliers, elle est paralysée, vulnérable et encline à l’effondrement à tout moment

Ces derniers temps, la Tunisie a été en proie à une vague de troubles qui a pris naissance à Kasserine, dans le centre du pays, et s’est propagée à d’autres villes des régions intérieures et du sud, atteignant les banlieues densément peuplées de la capitale Tunis elle-même. Une fois de plus, les manifestants de ce pays d’Afrique du Nord se sont réunis pour demander des emplois et un niveau de vie décent.

Paradoxalement, cette vague d’agitation civile intervient quelques semaines après l’obtention par la Tunisie d’un prix Nobel de la paix pour la réussite de sa transition démocratique, dans une région déchirée par les guerres et les conflits. Le pays a été largement salué par les capitales occidentales, recevant beaucoup d’éloges et d’applaudissements, mais guère plus. Ses coffres sont vides, son économie est en lambeaux, avec un niveau de croissance proche de zéro et une industrie touristique autrefois prospère au bord de l’effondrement.

Malheureusement pour la Tunisie, le contraste entre ses réussites politiques impressionnantes et l’état pitoyable de son économie ne pourrait être plus prononcé. C’est particulièrement évident dans les régions méridionales et centrales qui avaient déclenché la révolution du 17 décembre 2010 et plus largement le Printemps arabe, mais se retrouvent aujourd’hui plus pauvres que jamais.

Peu de choses se sont améliorées pour elles concrètement. Au contraire, les conditions ont empiré : l’économie s’est détériorée et les recettes publiques ont diminué dans un climat d’insécurité préjudiciable et une guerre qui fait rage à côté en Libye, au niveau des frontières sud du pays.

Ce qui a encore compliqué les choses pour la succession de gouvernements tunisiens depuis 2011 (six au total), ce sont les grandes aspirations libérées par la révolution, en particulier chez les plus démunis et les plus jeunes. Tandis que leur dictateur fuyait au milieu de la nuit, il y a cinq ans, après des décennies d’autoritarisme, on supposait largement que l’aube du développement et du progrès s’ensuivrait bientôt.

Alors que le chômage est resté résolument élevé et que le niveau de vie a continué de décroître, la désillusion s’est installée, en particulier parmi les milliers de diplômés de l’université (223 000, ou 30 % de tous les diplômés) tiraillés entre un sens du droit à la prospérité et l’amère réalité de la pauvreté et des horizons fermés.

Peu de personnes peuvent contester les avancées significatives des Tunisiens vers la démocratisation depuis qu’ils ont échappé à la dictature de Ben Ali en 2011. Les niveaux de liberté d’expression, de mouvement et d’association dont ils bénéficient actuellement sont sans précédent dans leur histoire moderne et sans précédent dans le monde arabe. Au milieu d’une crise dangereuse qui risquait de propulser le pays dans le précipice de la guerre civile, l’élite politique du pays a réussi, contre toute attente, à régler ses différends par le dialogue et le compromis.

La constitution que leur assemblée constituante a adoptée à l’unanimité il y a deux ans est la plus progressiste de la région. Ils ont réussi à organiser les deux tours d’élections démocratiques il y a un an et à former un gouvernement de coalition réunissant les partis qui s’affrontaient autrefois. Mais ces réalisations sont restées des questions élitistes, considérées avec apathie par la population dans son ensemble, échouant à se réfléchir concrètement dans leur vie quotidienne.

Quant à la communauté internationale qui apporte un soutien de façade à l’exception démocratique tunisienne, elle n’a rien fait concrètement pour soutenir cette démocratie naissante et la maintenir sur la bonne voie.

Les belles promesses faites lors de la conférence de Deauville après l’éruption des révolutions arabes se sont longtemps évaporées sans laisser de trace. Et la générosité du Congrès américain est telle qu’un maigre plan d’aide de 134 millions de dollars a été réduit de 50 millions, une grande partie de ce qui reste étant affecté au contrôle des frontières avec la Libye et presque rien pour soutenir l’économie ou la gouvernance démocratique.

Aucun secours n’est venu non plus des autres pays arabes riches en pétrole. En fait, certains de ces pays ont plutôt joué un rôle déstabilisateur dans la politique tunisienne. Le but étant de réaffirmer le vieux discours selon lequel la démocratie est non seulement impossible mais aussi non souhaitable, voire catastrophique pour les Arabes.

La Tunisie n’a pas été épargnée par les effets destructeurs de l’axe régional de la contre-révolution qui cherche activement à inverser le processus de changement en utilisant la puissance de l’argent, cooptant certains groupes et individus et utilisant les médias pour approfondir les divisions, attiser les conflits et créer un climat général d’inquiétude et de désespoir.

Mises à part les difficultés économiques du pays, ce qui a renforcé le sentiment de désillusion des Tunisiens et déclenché l’actuelle vague de protestations est l’état de fragmentation politique au sein de Nida Tounes (le parti au pouvoir), un amalgame hétérogène d’éléments politiques divergents s’étant rassemblés à la hâte en opposition à la troïka qui avait gouverné la Tunisie entre novembre 2011 et janvier 2014.

Le parti est parvenu à gagner les élections il y a un an, bénéficiant du climat de désaffection post-révolution. Ses grandes promesses étaient de résoudre les problèmes économiques et de développement de la Tunisie, des affirmations auxquelles la concentration dans ses rangs d’hommes d’affaires et d’anciens responsables chevronnés du régime a donné de la crédibilité aux yeux de l’électorat.

Quelques semaines après sa victoire, cependant, des luttes intestines se sont installées : son bloc parlementaire s’émiette et se brise en petits groupes rivaux, s’opposant publiquement sous les yeux d’une population lassée de la politique et désespérant des politiciens et de leurs petites querelles, comme le démontrent une succession de sondages.

Cette dernière éruption des provinces intérieures de la Tunisie, oubliées pendant des décennies sinon des siècles depuis l’époque beylicale précoloniale qui a centralisé la richesse et le pouvoir entre les mains des notables urbains de la capitale, puis des régions côtières sous Bourguiba et Ben Ali, est un avertissement adressé à la classe politique dans son ensemble : la démocratie n’est pas qu’une série d’élections, elle ne se limite pas à des partis ou à un parlement. Plus important encore, c’est un moteur de mobilité sociale, pour améliorer la qualité de vie des gens, leur donnant des opportunités, de l’espoir et la dignité.

La démocratie repose sur deux piliers : politique et socio-économique. Sans ces deux piliers, elle est paralysée, vulnérable et encline à l’effondrement à tout moment.

- Soumaya Ghannoushi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée en politique du Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @SMGhannoushi

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des manifestants tunisiens affrontent les forces de sécurité dans le centre-ville de Kasserine, le 21 janvier 2016 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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