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Tunisie : Marzouki fustige les accusations « ridicules » portées contre lui et veut fédérer contre Saied

Condamné mercredi à quatre ans de prison, l’ancien président affirme toutefois à Middle East Eye qu’il ne reconnaît pas les autorités de son pays
Moncef Marzouki prend la parole au siège de l’ONU à Genève, le 2 mars 2017 (AFP)
Par Safa S

Depuis que Kais Saied a pris le contrôle de tous les leviers du pouvoir en juillet, le président tunisien est en conflit avec un de ses prédécesseurs, Moncef Marzouki.

Président par intérim de 2011 à 2014 au sortir de la révolution du Printemps arabe et de l’autocratie de Zine el-Abedine Ben Ali, Marzouki a rapidement décrit les mesures prises par Saied comme un coup d’État.

L’ancien président est dès lors devenu la cible de la justice tunisienne. Mercredi, un tribunal tunisien l’a condamné par contumace à quatre ans de prison pour « atteinte à la sécurité extérieure de l’État ». Le tribunal a déclaré que Marzouki était en relation avec des agents d’un pays étranger dans le but de « porter atteinte à la situation diplomatique de la Tunisie ».

« Ce dictateur tapi dans l’ombre partira et je remporterai les affaires dans lesquelles je suis jugé », a réagi Marzouki.

Interrogé par Middle East Eye depuis la France avant le jugement, l’ex-président âgé de 76 ans dénonce des accusations « ridicules ».

« Le mandat d’arrêt n’a aucune valeur car il n’a pas été émis par un tribunal, mais par un président putschiste que je ne reconnais plus comme le président légitime de la Tunisie »

– Moncef Marzouki

« Le mandat d’arrêt n’a aucune valeur car il n’a pas été émis par un tribunal, mais par un président putschiste que je ne reconnais plus comme le président légitime de la Tunisie », soutient-il.

Comme dans tous les pays arabes impliqués dans les protestations, les guerres et les révolutions de 2011, des allégations d’ingérence étrangère sont souvent portées contre les opposants en Tunisie. Marzouki voit lui aussi une main étrangère derrière l’agitation qui règne actuellement en Tunisie.

« Les trois principaux pays responsables des malheurs des peuples du Printemps arabe – c’est-à-dire les peuples syrien, yéménite, libyen, égyptien et tunisien – sont les Émirats arabes unis, les Émirats arabes unis et les Émirats arabes unis », martèle-t-il.

De nombreux adversaires de Saied seraient du même avis. Mais il est également impossible d’ignorer le manque de progrès imputable aux gouvernements tunisiens successifs, dont les promesses de prospérité post-révolutionnaires sont tombées à plat au fur et à mesure que les problèmes économiques et le chômage s’aggravaient.

Coup de force

Saied s’est emparé du pouvoir en exécutant un complot divulgué deux mois plus tôt à MEE, invoquant la montée en flèche du chômage, la corruption endémique et la pandémie de coronavirus pour justifier la suspension du Parlement, le limogeage du Premier ministre et le fait de s’octroyer des pouvoirs de poursuites judiciaires.

Les responsables politiques démocrates tunisiens ont été accusés de se concentrer sur les élections, la Constitution et les Parlements plutôt que sur la gouvernance, l’économie et le simple fait d’améliorer la vie des Tunisiens.

Des partisans du président Kais Saied participent à une manifestation pour commémorer le onzième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne et soutenir le président (Reuters)
Des partisans du président Kais Saied participent à une manifestation pour commémorer le onzième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne et soutenir le président (Reuters)

Marzouki rejette cette caractérisation. « Non, ce n’est pas aussi simple. Certes, nous étions extrêmement occupés par les problèmes politiques. Cependant, sous ma présidence, nous avons travaillé sur un programme de lutte contre la pauvreté avec l’objectif de sortir deux millions de Tunisiens de la pauvreté en cinq ans », assure-t-il.

« J’ai envoyé mes conseillers au Brésil pour étudier l’expérience du président Lula. Nous avons épinglé plus de 300 entreprises corrompues. En 2014, j’ai emmené avec moi une centaine de Tunisiens du monde des affaires en tournée dans des pays africains afin d’identifier des opportunités pour notre industrie. J’ai également lancé des études sur l’impact du changement climatique sur la Tunisie et notamment le problème de l’eau. »

Tous ces programmes, explique-t-il, ont été stoppés net en 2014 lorsque « la contre-révolution » est revenue au pouvoir.

Le démantèlement d’un système

Par « contre-révolution », Marzouki fait référence à Béji Caïd Essebsi, qui l’a battu lors de l’élection présidentielle de 2014.

Essebsi officiait sous Ben Ali et son parti, Nidaa Tounes, a formé un gouvernement avec l’aide d’Ennahdha, un parti islamiste dirigé par Rached Ghannouchi, qui préside actuellement le Parlement suspendu.

Bien que Ghannouchi soit détesté par Saied et ses partisans, Marzouki affirme que le leader d’Ennahdha a été l’architecte de sa propre disparition – et de celle de la démocratie tunisienne.

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« Après le coup d’État en Égypte en juillet 2013, Ghannouchi craignait de subir le même sort que les Frères musulmans. Il a signé dans mon dos un contrat avec Béji Caïd Essebsi, le leader de la contre-révolution : la présidence contre sa protection », raconte Marzouki.

« Ce contrat a livré la Tunisie à la contre-révolution. C’est l’alliance du parti Ennahdha avec les partis corrompus de l’ancien système qui a ouvert la voie à Kais Saied. »

Aujourd’hui, Saied cherche à démanteler une grande partie du système politique élaboré depuis 2011. Il a promis de rédiger une nouvelle Constitution (Saied est un ancien professeur spécialisé en droit constitutionnel) et de créer un nouveau gouvernement décentralisé dont une grande partie des pouvoirs sera confiée à des conseils locaux. Ses détracteurs ont comparé ses projets à la Jamahiriya encombrante et corrompue de Mouammar Kadhafi en Libye.

« La décentralisation existe dans notre Constitution, mais Saied refuse de l’appliquer pour privilégier des conseils populaires, qui n’ont existé que sous la dictature de Kadhafi en Libye. Évidemment, ce n’est pas une solution aux défauts de la démocratie parlementaire. Cela ne fera que précipiter le pays vers un chaos semblable à celui qu’a connu la Libye », souligne Marzouki.

« La démocratie ne gagnera rien, contrairement à ce que prétendent Saied et ses partisans, car le pouvoir présidentiel sera toujours le véritable pouvoir. »

Un sentiment de désillusion grandissant

Moncef Marzouki reconnaît que de nombreux Tunisiens avaient perdu confiance dans la politique de leur pays avant le coup de force de juillet et que le soutien à Saied demeure important parmi les jeunes.

« La très mauvaise image du Parlement, la crise sanitaire et économique, l’inefficacité du gouvernement Mechichi ont exaspéré la population », déplore-t-il.

« L’incompétence de Kais Saied saute aux yeux. Il est désormais considéré comme le véritable problème du pays et non plus comme la solution. Sa popularité décline de jour en jour »

– Moncef Marzouki

Néanmoins, précise-t-il, d’autres étaient tout aussi conscients des dangers que représentaient les mesures envisagées par Saeid, et le sentiment de désillusion grandit.

« L’incompétence de Kais Saied saute aux yeux. Il est désormais considéré comme le véritable problème du pays et non plus comme la solution. Sa popularité décline de jour en jour. Certains de ses anciens partisans sont aujourd’hui ses adversaires les plus virulents. »

Au début du mois, le chef du Courant démocrate, un parti qui a soutenu la prise de pouvoir de Saied en juillet, a déclaré que le président n’était « plus capable de sauver le pays ».

Affirmant que la Tunisie se trouvait dans un état de « crise aiguë et [d’]isolement total en raison des politiques destructrices de Kais Saied », Ghazi Chaouachi a appelé à la formation d’une coalition de partis politiques, d’organisations de la société civile et de syndicats pour s’opposer au président.

Selon Marzouki, la Tunisie doit revenir sur les manœuvres de Saied pour retrouver la voie de la démocratie, faute de quoi elle pourrait suivre le chemin d’un certain pays levantin historiquement accablé par l’instabilité et les dysfonctionnements.

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« [Il faut] une résistance démocratique, la démission de Saied et un jugement contre lui, de nouvelles élections législatives et présidentielles, un gouvernement stable et une reprise de la machine économique à l’arrêt depuis sept ans […], faute de quoi la Tunisie sera un nouveau Liban. »

Jeudi, Marzouki a annoncé qu’il se joindrait « symboliquement » à une grève de la faim contre la prise de pouvoir de Saied. « Le coup d’État doit prendre fin le plus tôt possible pour que la machine économique fonctionne à nouveau et que les Tunisiens n’aient pas faim », a-t-il dit dans une vidéo publiée sur Facebook.

Marzouki rejoint ainsi un groupe de députés, comprenant des politiciens des partis Qalb Tounes, Ennahdha et Karama, ainsi que la campagne Citoyens contre le coup d’État, dans une grève de la faim annoncée plus tôt jeudi afin de demander la libération immédiate de tous les prisonniers politiques, la fin des restrictions à la liberté de la presse et la garantie du droit de manifester.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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