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Pourquoi les pays africains se pressent pour acheter des armes à la Turquie

Alors que les systèmes d’armement turcs ont eu du succès dans un certain nombre de conflits récents, les contrats pour les acquérir s’accompagnent d’un faible poids politique
La signature du président turc Recep Tayyip Erdoğan apparaît sur un drone Bayraktar à la SAHA EXPO Defence & Aerospace Exhibition à Istanbul (Turquie), le 27 octobre 2022 (Reuters)
La signature du président turc Recep Tayyip Erdoğan apparaît sur un drone Bayraktar à la SAHA EXPO Defence & Aerospace Exhibition à Istanbul (Turquie), le 27 octobre 2022 (Reuters)

Ces dernières années, Ankara a réalisé des records de ventes d’armes vers plusieurs pays africains désireux d’acquérir du matériel militaire produit en Turquie, notamment des drones armés, des hélicoptères d’attaque et des avions à turbopropulseur. 

L’Algérie est sur le point de conclure un accord pour l’achat de dix drones militaires Anka-S produits par Turkish Aerospace Industries (TAI).

Un drone de combat turc Bayraktar TB2 exposé lors d’une présentation sur la base aérienne lituanienne de Šiauliai, en Lituanie, le 6 juillet 2022 (AFP/Petras Malukas)
Un drone de combat turc Bayraktar TB2 exposé lors d’une présentation sur la base aérienne lituanienne de Šiauliai, en Lituanie, le 6 juillet 2022 (AFP/Petras Malukas)

En 2021, le Maroc, voisin et rival d’Alger, a signé une première commande de treize drones armés Bayraktar TB2 auprès du fabricant turc de drones Baykar, avant d’en commander six autres quelques mois plus tard. 

En 2021, le Niger est devenu le premier client étranger à commander le TAI Hürkuş, un avion d’entraînement et d’attaque léger à turbopropulseur.

Depuis, le Tchad et – selon les informations relayées – la Libye ont commandé ce même appareil. TAI s’attend à l’arrivée de nombreux autres clients africains pour son Hürkuş, comme l’a indiqué son directeur général adjoint en septembre 2022.

Des exportations « totalement inédites »

En novembre 2021, le Nigeria a commandé deux navires de patrouille offshore Dearsan de construction turque pour sa marine. Le pays a également commandé depuis lors six hélicoptères TAI T-129 ATAK.

L’Éthiopie a pour sa part acquis des drones TB2 en 2021 et les a utilisés dans la guerre du Tigré. Au moins dix pays africains ont également commandé des véhicules militaires blindés fabriqués en Turquie. 

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« Les exportations turques de matériel de défense vers l’Afrique sont totalement inédites en ce qui concerne la quantité, la qualité, la valeur et l’envergure », explique à Middle East Eye Ali Bakir, chercheur principal non résident au sein du think tank Atlantic Council et professeur adjoint au centre Ibn Khaldoun de l’université du Qatar

« Cette réalité ne doit pas être dissociée de la montée de l’influence d’Ankara sur le continent et de sa stratégie visant à renforcer les liens politiques, économiques et sécuritaires avec plusieurs pays africains. »

Nicholas Heras, directeur de l’unité Stratégie et innovation du New Lines Institute, se fait l’écho de cette idée et précise que l’industrie turque de la défense bénéficie désormais « des nombreuses années d’efforts persistants déployés par les diplomates turcs pour faire de la Turquie un exportateur majeur vers l’Afrique ».

« L’industrie turque de la défense a prouvé sa capacité à produire des systèmes d’armes rapidement, efficacement et en masse », indique-t-il à MEE

Les essais sur le champ de bataille des systèmes turcs et russes en Libye, en Syrie et dans le Haut-Karabakh ont contribué de manière tangible à la promotion de l’industrie turque de l’armement

Ali Bakir souligne que depuis environ cinq ans, les principales entreprises turques du secteur de la défense s’emploient à accroître leurs exportations, à élargir leur portée, à diversifier leurs marchés étrangers et à trouver de nouveaux acheteurs.

Les essais sur le champ de bataille des systèmes turcs et russes en Libye, en Syrie et dans le Haut-Karabakh ont contribué de manière tangible à la promotion de l’industrie turque de l’armement, affirme Ali Bakir.

Nicholas Heras ajoute que l’absence de conditions assorties aux ventes d’armes turques constitue un autre facteur essentiel qui rend le matériel turc attrayant pour plusieurs pays africains aux prises avec des acteurs non étatiques locaux.

« Une combinaison de facteurs »

« Les armes de la Turquie ne sont pas assorties de conditions en matière de droits de l’homme et c’est exactement ce que souhaitent de nombreux acteurs étatiques africains : des systèmes d’armement durables et éprouvés au combat, livrés rapidement et sans lourdeurs bureaucratiques. »

Les capacités et l’efficacité démontrées à plusieurs reprises par les systèmes turcs, en particulier les drones, dans des zones de conflit actif au cours des dernières années est une autre raison pour laquelle ces pays les demandent. 

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« Les clients de la Turquie en Afrique veulent en grande majorité des drones turcs parce qu’ils sont robustes, faciles à utiliser et à entretenir et parce qu’ils ont été utilisés au combat contre des acteurs étatiques et non étatiques », souligne Nicholas Heras. 

Si les drones turcs n’ont pas le même bilan par rapport à des acteurs étatiques dotés de systèmes de défense aérienne avancés, comme la Russie, ce n’est pas nécessairement ce que recherchent les acheteurs.

Ali Bakir estime qu’« une combinaison de facteurs » se cache derrière cette demande soudaine de matériel militaire turc en Afrique. Si les prix plus avantageux, l’efficacité élevée et l’expérience sur des champs de bataille réels ont servi l’argumentaire de vente de la Turquie, un autre facteur intangible entre en ligne de compte.

« L’absence d’histoire coloniale encourage également les pays africains à s’engager avec la Turquie dans un contexte gagnant-gagnant. »

Des questions sur leur impact sur la sécurité

Nombre de ces armes sont vendues dans des zones de conflit actives depuis peu ou des points chauds potentiels, ce qui soulève des questions quant à leur impact sur la sécurité et la stabilité.

Par exemple, la Turquie arme actuellement l’Algérie et le Maroc, des États voisins qui se trouvent dans des camps opposés dans le conflit vieux de plusieurs décennies au Sahara occidental.

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Il y a ensuite la situation en Libye.

L’intervention militaire de la Turquie dans le conflit interne en Libye a permis au gouvernement reconnu par l’ONU à Tripoli de mettre en déroute l’Armée nationale libyenne (ANL) du général Khalifa Haftar, qui avait brutalement assiégé la capitale, et de la chasser de l’ouest de la Libye.

Cette phase de combats s’est arrêtée en 2020 : les forces du Gouvernement d’union nationale (GNA) dirigé par le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah contrôlaient Tripoli et l’ouest du pays, tandis que l’ANL a conservé son emprise sur l’est.

Selon des informations relayées récemment, Tripoli fait actuellement l’acquisition d’avions Hürkuş et de drones Bayraktar Akıncı, un modèle beaucoup plus grands et avancé que le TB2.

Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye et chercheur associé au Royal United Services Institute, explique que la présence militaire de la Turquie en Libye « demeure redoutable ». 

« En réalité, la rigidité et la confiance affichées par la Turquie en Libye amplifient sans doute la crise politique croissante »

- Jalel Harchaoui, chercheur spécialiste de la Libye

« La mission actuelle de la Turquie en Libye se compose de centaines d’officiers militaires, d’espions et d’autres effectifs turcs, de 2 000 à 3 000 mercenaires syriens ainsi que d’un large éventail de matériel », indique-t-il à MEE

« À l’heure où nous parlons, avant même toute nouvelle livraison d’équipements sophistiqués tels que l’Akıncı, les ennemis libyens de la Turquie ont déjà bien peur du camp pro-turc », souligne-t-il. « En d’autres termes, le volume de dissuasion militaire est déjà efficace à souhait. »

Néanmoins, des tensions croissantes sont observées entre les groupes armés libyens et les factions les plus importantes du pays. Alors que des affrontements survenus à Tripoli le 27 août ont fait une quarantaine de victimes libyennes, Jalel Harchaoui estime que des affrontements encore plus importants constituent « une possibilité réelle ». 

« La présence militaire de la Turquie ne peut pas nécessairement empêcher une telle détérioration », constate-t-il. « En réalité, la rigidité et la confiance affichées par la Turquie en Libye amplifient sans doute la crise politique croissante. Cela ne contribue certainement pas à promouvoir la stabilité ou une bonne gouvernance. »

Selon Ali Bakir, les armes turques ne compromettent pas la sécurité et la stabilité des régions vers lesquelles elles sont exportées : au contraire, elles y contribueraient. 

« Ce que montrent les faits sur le terrain dans plusieurs zones de la région où des systèmes de défense turcs ont été utilisés, c’est qu’ils ont contribué à résoudre des confrontations enlisées, à empêcher le débordement de certains conflits, à stabiliser la situation dans certains pays et à faire barrage au rôle croissant de certains acteurs tels que l’Iran et la Russie. » 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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