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Séisme en Turquie : des ingénieurs et des architectes accusent l’État d’avoir ignoré leurs avertissements

Des professionnels du bâtiment affirment que les entreprises de construction sont également fautives pour avoir embauché des ingénieurs qui bafouent les réglementations
Des sauveteurs effectuent des recherches dans un immeuble effondré, à Adıyaman, le 9 février 2023 (AFP)
Des sauveteurs effectuent des recherches dans un immeuble effondré, à Adıyaman, le 9 février 2023 (AFP)
Par Yusuf Selman Inanc à ADIYAMAN, Turquie

Le syndicat des architectes et ingénieurs d’Adıyaman, dans le sud de la Turquie, a interpellé le gouvernement et les administrateurs locaux pour être restés indifférents à ses avertissements concernant les défauts de construction avant l’énorme tremblement de terre du 6 février, affirmant qu’il avait demandé à plusieurs reprises à ce que les réglementations soient modifiées.

« Bien que nous ayons envoyé des rapports pertinents à Ankara ainsi qu’à la province et à la municipalité d’Adıyaman, ils ont fait la sourde oreille », dénonce à Middle East Eye Ufuk Bayır, secrétaire général de l’Union des chambres d’ingénieurs et d’architectes turcs (TMMOB) à Adıyaman.

« Le manque d’inspections permet aux entrepreneurs de défier facilement les réglementations »

- İsmail Borak, ingénieur en construction

Le tremblement de terre massif et les répliques qui ont suivi ont tué plus de 45 000 personnes en Turquie et en Syrie, dévastant plus de 10 000 bâtiments et laissant de nombreux autres inhabitables.

« Les bâtiments n’ont pas été inspectés, les évaluations statistiques n’ont pas été faites et les tests antisismiques n’ont jamais été effectués. De plus, une amnistie a été décrétée en 2018 », ajoute le spécialiste.

Dans le cadre de ce programme d’amnistie, des centaines de milliers de bâtiments ont reçu des permis alors qu’ils étaient incompatibles avec les règles de construction.

À Adıyaman, plus de 10 000 immeubles ont été amnistiés, notamment dans les quartiers İmamağa et Yeşilyurt, dévastés par le séisme.

« Le manque d’inspections permet aux entrepreneurs de défier facilement les réglementations », souligne İsmail Borak, ingénieur en construction et membre du syndicat à Diyarbakır, qui s’est porté volontaire pour les opérations de sauvetage et d’acheminement de l’aide à Adıyaman.

« Tout le système est mauvais »

« Il est faux de dire que les entrepreneurs et les ingénieurs du bâtiment sont les seuls coupables », défend-il auprès de MEE. « Tout le système est mauvais. »

Selon İsmail Borak, le syndicat d’Adıyaman a demandé à plusieurs reprises au gouvernement, au fil des ans, de modifier les réglementations en matière de construction, notamment en interdisant d’affecter un ingénieur à plusieurs constructions. Mais le gouvernement a ignoré ses demandes.

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« Si un ingénieur est chargé de superviser plus d’un bâtiment, il a tendance à passer sur de nombreuses mesures qui prennent du temps et augmentent les coûts », a-t-il précisé. « S’ils ne le font pas, les entreprises de construction trouveront un autre ingénieur qui se tait face à des actes répréhensibles. »

En Turquie, ce sont les administrations locales qui sont chargées de délivrer les permis de construire, conformément à la loi sur la construction approuvée par le Parlement.

« Les municipalités doivent également suivre les règles », précise İsmail Borak, « mais leurs inspections sont pour la plupart superficielles ».

Les responsables du gouvernement et des provinces concernées n’avaient pas répondu aux demandes de commentaires de MEE au moment de la publication de cet article.

Un responsable du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a déclaré qu’ils avaient reçu pour instruction de ne pas parler aux médias.

« Si les mesures nécessaires avaient été prises et que la réglementation avait été appliquée avec précision, les bâtiments auraient été plus sains et nous n’aurions pas assisté à la mort d’autant de personnes », a souligné Ufuk Bayır.

En 2020, un rapport cartographiait les lignes de faille dans la région, décrivant à quel point un tremblement de terre serait dévastateur. Rien n’a été fait

En plus du syndicat d’Adıyaman, de nombreux chercheurs et universités avaient mis en garde le gouvernement contre un possible tremblement de terre dans les environs de Kahramanmaraş, l’une des zones les plus touchées.

La Chambre des ingénieurs géologues a rédigé un rapport en juin 2022 prévoyant où le tremblement de terre pourrait frapper et ce qui devrait être fait. Ils l’ont envoyé à dix-huit municipalités, dont Kahramanmaraş, mais ils n’ont reçu aucune réponse des autorités.

La province de Kahramanmaraş et l’agence turque de gestion des catastrophes (AFAD) ont même travaillé sur un rapport en 2020 qui cartographiait les lignes de faille dans la région, décrivant à quel point un tremblement de terre serait dévastateur. Rien n’a été fait.

La municipalité d’Adıyaman a pourtant signé un accord de coopération avec l’université pour vérifier les bâtiments locaux.

Serhat Tepe, ingénieur en construction et ancien chercheur à l’université, explique à MEE que l’université disposait de l’équipement nécessaire pour effectuer des inspections sur les bâtiments de la ville, mais que le processus avait été reporté à plusieurs reprises.

« Même les bâtiments qui se trouvaient précisément au-dessus de la ligne de faille n’ont pas été contrôlés », assure Ufuk Bayır en critiquant l’administration locale.

« Nous devons tirer les leçons »

L’université, fermée après le séisme, n’a pu être contactée.

Ufuk Bayır a récemment demandé au gouvernement de créer un mécanisme d’inspection plus performant afin qu’une catastrophe similaire ne se reproduise plus à l’avenir.

« Les chefs de chantiers sont censés vérifier si un bâtiment est construit conformément à la réglementation en vigueur ou non. Ce ne sont même pas des ingénieurs du bâtiment. Ce système doit changer », affirme-t-il.

« Maintenant, 30 % du centre-ville d’Adiyaman a disparu. Le reste est endommagé. Nous avons perdu des milliers de personnes. Nous sommes au bord d’une crise humanitaire. Nous devons tirer les leçons et nous préparer pour l’avenir. »

Le syndicat des ingénieurs et architectes d’Adıyaman a publié mercredi un rapport appelant le gouvernement à mener des recherches géologiques et géotechniques dans les zones touchées par le tremblement de terre avant de reconstruire la ville, et de le faire conformément à la réglementation.

Le gouvernement a déclaré que la construction commencerait en mars et serait achevée dans moins d’un an.

Traduit de l’anglais (original).

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