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Séismes en Turquie : une lente reconstruction entachée de luttes internes et d’incohérences

Un an après les séismes qui ont dévasté la Turquie et la Syrie voisine, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan reconstruit des villes entières. Mais beaucoup s’interrogent sur la validité et le rythme des plans de reconstruction
Un homme longe une rue inondée alors que des pelleteuses s’affairent à nettoyer les décombres de bâtiments effondrés à Antakya, le 12 janvier (Ozan Kose/AFP)
Par Ragip Soylu à ANKARA, Turquie

La mort du soldat turc Müslüm Özdemir au cours d’une opération militaire en Irak le mois dernier a révélé des faits troublants.

Il était originaire de la province de Kahramanmaraş, l’épicentre des deux tremblements de terre qui ont coûté la vie à plus de 50 000 personnes dans près de dix provinces de Turquie le 6 février 2023, et avait lui-même survécu à la catastrophe.

Très vite, les médias ont découvert que la famille de Müslüm Özdemir, qui avait perdu sa maison dans le tremblement de terre, vivait toujours sous une tente près d’un an après la catastrophe.

Le bureau du gouverneur de Kahramanmaraş a contesté ces images. Il a insisté sur le fait qu’aucune des personnes déplacées de la province ne vivait encore dans des tentes : « Nous avons donné un conteneur à toutes les victimes du tremblement de terre ».

Pourtant, les habitants ont répondu que la famille de Müslüm Özdemir avait dû se résoudre à utiliser la tente parce que le petit conteneur dans lequel ils avaient été logés risquait de s’enflammer chaque fois qu’ils essayaient de le chauffer.

Cet incident a rappelé que les conditions de vie dans la zone touchée par les tremblements de terre en Turquie restent très difficiles et sont largement ignorées des médias.

Plusieurs travailleurs humanitaires et experts se sont récemment rendus dans la région et, les uns après les autres, ont averti que les villes-conteneurs, bien qu’elles aient été construites avec de bonnes intentions, offraient des conditions de vie misérables.

Les conteneurs prennent l’eau par le toit ou sont inondés en cas de fortes pluies. Les espaces de vie sont recouverts de boue et le risque d’incendie est très élevé, rendant la situation inconfortable pour tout le monde. L’accès à l’eau est bien disponible, mais reste un fardeau pour beaucoup, tandis que la question de l’emploi reste en suspens.

Des survivants des tremblements de terre posent devant une rangée de conteneurs d’habitation à Antakya, le 12 janvier (Ozan Kose/AFP)
Des survivants des tremblements de terre posent devant une rangée de conteneurs d’habitation à Antakya, le 12 janvier (Ozan Kose/AFP)

En Turquie, on n’entend toutefois pas souvent parler de ces conditions, ni des personnes qui les subissent. Leur sort est largement absent des médias locaux.

Si cette situation devrait être surprenante, elle ne l’est pas. Seulement un mois après les tremblements de terre, la catastrophe et ses victimes ont commencé à disparaître de la conscience publique.

Tout d’abord, une crise au sein de l’alliance de l’opposition sur le choix du candidat à opposer au président Recep Tayyip Erdoğan a dominé les médias en mars.

Puis c’était au tour des élections législatives et présidentielles de prendre le relais en mai. Un nouveau gouvernement et une nouvelle politique économique y ont fait suite.

Les tremblements de terre et leurs survivants étaient à peine évoqués, même sur les réseaux sociaux, dès que le cap des trois mois a été franchi.

C’est un changement radical par rapport au tremblement de terre de 1999 qui a frappé Izmit, à 120 km au sud-est d’Istanbul, et qui a fait près de 19 000 morts. À l’époque, la couverture médiatique s’était poursuivie pendant au moins un an, et la catastrophe a été rappelée sans cesse à la population pendant des années.

Mais à l’heure actuelle, le rythme effréné des médias, largement contrôlés par le gouvernement, fait que les sujets importants sont traités de façon intensive pendant une courte durée, avant d’être rapidement remplacés par d’autres.

Une reconstruction lente

Le bilan du séisme est sombre, au-delà des pertes humaines. Selon le gouvernement, 227 000 bâtiments ont été détruits ou gravement endommagés, notamment des églises historiques, des mosquées, des sites antiques, des châteaux et d’autres monuments historiques.

Dans les provinces sinistrées, le gouvernement a mis en place au moins 215 000 logements temporaires dans des conteneurs, accueillant des centaines de milliers de victimes des tremblements de terre. Il a également accordé une aide au loyer à 349 000 ménages et fourni des repas chauds quotidiens et d’autres services à plus de quatre millions de personnes.

« Ils ensevelissent des zones agricoles et des prairies, détruisant ce qui fait la spécificité d’Antakya »

- Tuğçe Tezer, urbaniste

Les efforts de reconstruction sont néanmoins plus lents que prévu.

Recep Tayyip Erdoğan avait lui-même promis en mars que son gouvernement construirait et livrerait 319 000 logements aux victimes en un an, s’engageant à en bâtir 650 000 au total par la suite.

Son nouveau ministre de l’Environnement et de l’Urbanisation, Mehmet Özhaseki, est même allé plus loin en promettant en septembre un total de 850 000 logements.

Pourtant, Erdoğan n’a pu livrer que 46 000 unités de logement dans la zone sinistrée, promettant 75 000 logements supplémentaires dans la seule ville de Hatay au cours des deux prochains mois.

« Notre objectif est de réunir 15 000 à 20 000 résidences et maisons de village et leurs bénéficiaires chaque mois au cours de la période suivante », a-t-il déclaré à Hatay, l’une des provinces les plus durement touchées. « Ainsi, nous aurons livré 200 000 logements d’ici la fin de l’année, tenant ainsi notre promesse. »

Le président a indiqué que la Turquie avait réduit l’année dernière son budget de 25 milliards de dollars pour le consacrer aux efforts de reconstruction et a déclaré que son gouvernement avait pour objectif de redonner aux villes touchées leur vitalité perdue.

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La province de Hatay est le théâtre du problème le plus flagrant et le plus controversé de la reconstruction de la Turquie : Antakya.

Le centre de la ville historique, connue sous le nom d’Antioche dans l’Antiquité, est en grande partie détruit. De nombreuses mosquées, églises et monuments vieux de plusieurs siècles sont détruits.

Tuğçe Tezer, urbaniste spécialiste d’Antakya, a déclaré lors d’une table ronde tenue samedi 3 février à Istanbul que plusieurs ministères étaient impliqués dans la reconstruction et que différents plans architecturaux étaient en cours pour la ville, engendrant des efforts incohérents.

Elle dénonce, par exemple, le fait que les entreprises chargées du ramassage des décombres traitent de manière inappropriée le ciment empoisonné à l’amiante, polluant ainsi l’environnement immédiat où vivent et travaillent encore des personnes.

Au lendemain du séisme, le gouvernement a conclu un accord avec les entrepreneurs, les autorisant à collecter dans les décombres tout ce qui pouvait avoir de la valeur, comme la ferraille.

Si l’accord précise que le processus ne peut être effectué que dans certaines zones situées en dehors des villes, loin des centres de population, de nombreuses entreprises trient néanmoins les matériaux sur place, sans utiliser d’eau, en libérant des substances chimiques qui peuvent réduire l’espérance de vie et provoquer des maladies pulmonaires.

« Les décombres se déversent malheureusement dans les belles vallées de Hatay », déplore Tuğçe Tezer. « Ils ensevelissent des zones agricoles et des prairies, détruisant ce qui fait d’Antakya le principal centre de production agricole. »

Les plans d’Antakya remis en question

Un consortium dirige désormais les efforts de reconstruction et de restauration de la vieille ville d’Antakya, sous l’égide de la Turkey Design Foundation et de ses partenaires, l’agence d’architecture turque DB Mimarlik et l’agence britannique Foster + Partners, ainsi que le groupe londonien Bjarke Ingels Group (BIG).

Le consortium prépare un plan directeur ainsi que des plans de reconstruction détaillés pour la vieille ville d’Antakya. Mais il existe également une zone distincte dans le centre-ville d’Antakya, sur la rive ouest de l’Oronte, qui a été déclarée « zone de réserve » par le gouvernement.

« Hatay est laissée comme une étrangère, Hatay est attristée, et malheureusement, l’actuel gouvernement local de Hatay est ruiné après cet incident sismique »

 - Recep Tayyip Erdoğan

Environ 50 000 habitants déplacés de cette zone de réserve verront probablement leurs terres réaménagées et reconstruites par le gouvernement, sans certitude d’être relogés dans la même zone.

La loi indique clairement que les bénéficiaires peuvent obtenir une résidence de même valeur et de même superficie ailleurs à Hatay, plutôt que dans la zone de réserve d’où ils ont été déplacés.

Aucune indication n’a été donnée quant au type de projet qui sera construit dans cette zone de réserve, qui avait été désignée avant les tremblements de terre.

Les municipalités de Hatay ont officiellement approuvé les plans de découpage en zones élaborés avant la catastrophe, qui ont été de manière inhabituelle soutenus par tous les partis politiques représentés dans les assemblées locales.

Sarkan Koç, urbaniste à Hatay, affirme que les plans de réaménagement approuvés dans la province exigent seulement une résistance des bâtiments à des tremblements de terre de magnitude 7, alors que l’une des premières secousses, le 6 février 2023, a atteint 7,8, ce qui indique que les plans manquent de sérieux.

Nombreux sont ceux qui déplorent que, jusqu’à présent, aucun fonctionnaire n’ait été tenu pour responsable de l’effondrement de pans entiers d’immeubles dans le sud de la Turquie.

Des personnes marchent devant des maisons détruites par le séisme de 2023, à Hatay, le 5 février (Reuters/Umit Bektas)
Des personnes marchent devant des maisons détruites par le séisme de 2023, à Hatay, le 5 février (Reuters/Umit Bektas)

Selon l’ONG Human Rights Watch, des procès de promoteurs immobiliers, de contrôleurs techniques dans la construction et de techniciens ont débuté ces derniers mois.

« Mais aucun fonctionnaire, maire élu ou membre du conseil municipal n’a encore été jugé pour son rôle dans l’approbation de nombreux projets de construction qui étaient loin de respecter les normes de sécurité ou pour n’avoir pas pris de mesures visant à protéger les personnes vivant dans des bâtiments dont on savait qu’ils présentaient des problèmes structurels dans une région où le risque d’activité sismique est élevé », indique l’ONG.

Recep Tayyip Erdoğan a également laissé entendre que les élections locales qui se tiendront en mars ralentiraient encore les efforts déployés pour réparer les dégâts causés par la catastrophe.

Le président a accusé le maire de Hatay, Lütfü Savaş, affilié à l’opposition, de ne pas se coordonner suffisamment avec le gouvernement central, révélant des tensions politiques partisanes à l’approche d’élections locales cruciales.

« Je vous le dis tout de suite : si le gouvernement central et le gouvernement local ne se donnent pas la main et ne sont pas solidaires, rien ne se produira dans cette ville », a déclaré le président turc.

« Est-ce que quelque chose s’est produit à Hatay ? Actuellement, Hatay est laissée comme une étrangère, Hatay est attristée, et malheureusement, l’actuel gouvernement local de Hatay est ruiné après cet incident sismique. Où est le maire ? »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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