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Séismes en Turquie : le secteur du bâtiment et le gouvernement sous le feu des critiques

Alors que le bilan humain a franchi un cap sinistre, les habitants de Kahramanmaraş – l’une des zones les plus affectées – accusent les promoteurs sans scrupule et la loi d’amnistie du gouvernement relative aux constructions irrégulières
Un homme dort devant un bâtiment détruit à Kahramanmaraş, dans le sud-est de la Turquie, le 13 février 2023 (Associated Press)
Par Yusuf Selman Inanc à KAHRAMANMARAŞ, Turquie

Le terrible bilan en Turquie après le double tremblement de terre dévastateur de la semaine dernière suscite de nombreuses questions quant aux normes de construction dans le pays et la colère gronde vis-à-vis des méthodes de construction illégales et bâclées ainsi que des vices dans le processus de construction en lui-même.

À Kahramanmaraş, l’une des villes du sud-est de la Turquie les plus proches de l’épicentre du séisme qui a dévasté une grande partie de la région, la plupart des survivants imputent la responsabilité aux promoteurs tandis que d’autres concentrent leur colère sur l’administration centrale et locale pour leur défaut d’inspection des bâtiments.

« S’il y avait une ligne de failles juste derrière cette rue, pourquoi ont-ils autorisé les constructions hautes ici ? », s’écrie une femme devant l’un des nombreux bâtiments détruits.

« Oui, l’État est ici, présent à nos côtés. Nous avons de la nourriture, de l’eau, du chauffage. Mais où est mon fils ? Où sont mes petits-enfants ? », demande cette femme. « C’est le gouvernement qui n’a pas procédé aux inspections nécessaires de nos immeubles. »

« Qu’Allah maudisse les promoteurs ! »

- Ahmet Turan, dont le logement a été détruit par le séisme

Dans cette ville tentaculaire, dont la population dépassait le million d’habitants avant la catastrophe, les secours (dont les équipes de dizaines de pays étrangers) continuent mardi à fouiller les décombres dans l’espoir de trouver des survivants, même si les chances sont minimes. 

Des caméras thermiques sondent les amas de béton et de métal, tandis que les secouristes réclament le silence pour entendre les personnes piégées.

Selon le ministre turc de l’Environnement et de l’Urbanisme Murat Kurum, pas moins d’un million de logements individuels ont été endommagés et les équipes ont jusqu’à présent vérifié plus de 17 000 bâtiments.

Selon les derniers bilans, le séisme a fait 35 418 morts en Turquie et 3 688 victimes en Syrie.

« Ils ont ruiné le pays »

À côté d’un bâtiment détruit, Ahmet Turan a rassemblé autour de lui d’autres personnes devenues comme lui sans-abri à cause du séisme, fustigeant les promoteurs peu scrupuleux.

« Qu’Allah maudisse les promoteurs ! », hurle-t-il. « Regardez ce bâtiment. Regardez le ciment et les autres matériaux. Lesquels sont utilisables dans un bâtiment si grand ? », demande-t-il.

Un autre homme s’empresse de renchérir : « [Les promoteurs] n’en ont jamais assez. Ils veulent gagner toujours plus. Ils ont ruiné le pays. »

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Même si la Turquie dispose de codes de la construction satisfaisant les normes de construction parasismique actuelles, les règles sont trop rarement appliquées, ce qui explique pourquoi des milliers de bâtiments ont pu s’effondrer.

Le gouvernement turc a promis de sanctionner tous les responsables, et le ministère public rassemble des échantillons de bâtiments comme preuve des matériaux utilisés lors de la construction. 

Ce week-end, le ministère de la Justice a annoncé son projet d’établir un bureau d’enquête criminel lié au tremblement de terre. Cette entité aurait pour missions d’identifier les promoteurs et autres responsables du bâtiment, de collecter des preuves, de désigner des experts, parmi lesquels des architectes, des géologues, des ingénieurs, et de vérifier les permis de construire et les permis d’occupation.

« Les procureurs ont pour instruction de trouver les promoteurs des bâtiments effondrés ainsi que tous les autres responsables », affirme le ministère dans un communiqué écrit.

« Nous ne les laisserons pas fuir. »

Des promoteurs arrêtés

Depuis la catastrophe, plus d’une centaine de promoteurs ont été arrêtés à travers la Turquie et à l’étranger, dont un à Chypre du Nord qui a été extradé sur le continent tandis qu’un autre a été arrêté à l’aéroport d’Istanbul avant d’embarquer pour un vol à destination du Monténégro. 

« Qu’en est-il des autres ? », s’interroge Ahmet Turan.

« On dit qu’au moins 7 000 bâtiments se sont effondrés [dans cette zone]. La peine de mort doit être rétablie et appliquée à ces promoteurs. »

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La catastrophe survient trois mois avant des élections qui s’annonçaient selon les analystes les plus difficiles en vingt années au pouvoir pour le président Recep Tayyip Erdoğan.

Erdoğan est de plus en plus critiqué pour avoir supervisé un programme d’amnistie en 2018 qui a régularisé des vices concernant des millions de bâtiments à travers la Turquie.

Dans une vidéo désormais virale, Erdoğan énumérait certaines grandes réalisations de son gouvernement lors d’un meeting de campagne avant les élections locales de mars 2019.

« Nous avons résolu le problème de 144 156 citoyens de [la province de Kahramanmaraş] avec la loi d’amnistie relative à l’urbanisme », se félicitait Erdoğan, en référence aux amnisties en matière de construction régularisant de vieux bâtiments qui n’étaient pas aux normes et qui avaient été érigés sans permis adéquat et déléguant la responsabilité en cas de séisme aux propriétaires.

Coïncidence, le Parlement turc devait discuter d’une autre amnistie le 6 février, jour du double tremblement de terre.

« Une invitation à mourir »

La colère de la population et les problèmes économiques, partiellement provoqués par le tremblement de terre de 1999, avaient aidé à catapulter le parti AKP d’Erdoğan au pouvoir en 2002, lequel avait promis un nouveau départ, libéré de la corruption endémique du passé.

Le parti s’est embarqué dans un programme de grands projets d’infrastructure : nouveaux aéroports, ports, routes, chemins de fer et logements publics sont sortis de terre à travers le pays, contribuant au succès économique significatif de la Turquie.

« Dans notre pays, ces amnisties ["pour des gains politiques"] sont l’une des plus grandes incitations à la construction illégale et la société n’a par conséquent pas la certitude de vivre dans des maisons saines et sûres »

- La principale association d’ingénieurs et architects de Turquie

« Les vies humaines n’ont aucune importance dans ce pays », déplore Turan en secouant la tête.

« Est-ce que quoi que ce soit a changé à Istanbul après le séisme de 1999 ? », demande-t-il, faisant référence au séisme d’une magnitude de 7,4 qui a frappé Gölcük, près de la mer de Marmara. 

D’autres indiquent qu’il est difficile d’établir le nombre de bâtiments détruits qui ont pu bénéficier de cette amnistie, mais un rapport de 2020 d’Ali Utku Şahin de l’Université de Hatay évoquait la possibilité qu’un tremblement de terre dans la province de Hatay, où se situe Kahramanmaraş, puisse détruire jusqu’à 52 000 bâtiments et tuer au moins 30 000 personnes.

Même la présidence de la gestion des catastrophes et des situations d’urgence (AFAD) qui dépend du ministère de l’Intérieur affirmait en 2020 que Kahramanmaraş n’était pas prête pour un séisme. 

Erdoğan a reconnu des problèmes initiaux dans la réaction de son pays au tremblement de terre, mais soutient qu’aucun gouvernement n’aurait été prêt face à une catastrophe de cette ampleur.

Cependant, la principale association d’ingénieurs et architectes du pays s’en est vivement prise aux pratiques d’amnistie pour les promoteurs. Elle a déclaré : « L’amnistie relative à l’urbanisme est une invitation à mourir. »

« Dans notre pays, ces amnisties sont l’une des plus grandes incitations à la construction illégale et la société n’a par conséquent pas la certitude de vivre dans des maisons saines et sûres. » L’association estime que cette pratique est utilisée « pour des gains politiques » et doit cesser.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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