Séismes en Turquie : les médias turcs ont échoué à remplir leur fonction essentielle
Au petit matin du lundi 6 février, un séisme d’une magnitude de 7,8 a frappé le sud-est de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie. Il a été suivi d’une nouvelle secousse d’une magnitude de 7,5 quelques heures plus tard.
Le bilan confirmé des séismes atteint quasiment les 45 000 morts, et des milliers d’autres victimes sont encore ensevelies sous les bâtiments effondrés. La nuit précédente, ces gens étaient partis se coucher pleins d’espoirs, de rêves et d’inquiétudes pour l’avenir. Tout a disparu dans les ruines dans l’obscurité avant l’aube.
Tôt ou tard, un séisme allait frapper leur lieu de vie, c’était inéluctable. Leur mort, elle, ne l’était pas
En marchant dans les quartiers ravagés de Kahramanmaraş et Hatay, j’ai vu la peine dans le regard des gens, les yeux rouges et gonflés de larmes, attendant à côté des bâtiments détruits que leurs proches soient retrouvés. Des restes d’albums photos, des vêtements, des livres et des jouets jonchaient partout le sol.
Ces gens n’étaient pas que des statistiques. C’étaient des fils et des filles, des mères et des pères, des cousins, des voisins, des collègues et des amis. Tôt ou tard, un séisme allait frapper leur lieu de vie, c’était inéluctable. Leur mort, elle, ne l’était pas. Ils sont morts en raison d’un cercle apparemment sans fin d’échecs de la part de ceux qui étaient censés les protéger.
Le gouvernement a appliqué les codes de construction parasismique de manière peu rigoureuse et accordé une flopée d’amnisties pour les structures construites par des promoteurs rognant sur les coûts dans l’un des pays les plus actifs au monde sur le plan sismique.
Il a fallu au moins deux jours, si ce n’est plus, pour que des sauveteurs dotés d’équipements adéquats arrivent dans les provinces les plus touchées, ce qui a provoqué le décès par hypothermie de nombreuses victimes.
Dans un effort désespéré pour dissimuler ses échecs et s’absoudre de toute responsabilité, la classe politique a utilisé les médias telle une arme, mettant en avant le discours trompeur qu’aucun pays au monde n’aurait pu faire mieux face à une catastrophe de cette ampleur.
« Catastrophe du siècle »
Dans les heures qui ont suivi le tremblement de terre, les réseaux sociaux sont rapidement devenus le principal canal de communication pour les informations de recherches et de sauvetage. Ils étaient inondés de publications de la part d’habitants partageant des informations sur les bâtiments effondrés, les signes de vie sous les décombres et la nécessité de secours d’urgence.
Toutefois, alors que les appels urgents pour des secours professionnels, de l’équipement et des machines lourdes afin de dégager les décombres sont restés pour la plupart sans réponse pendant les premières 48 heures critiques, il est devenu évident que la réponse d’urgence du gouvernement manquait de force et de coordination. Lorsque la tristesse et le deuil se sont mués en colère à l’encontre du gouvernement, la première réaction de ce dernier a été de restreindre l’accès à Twitter, compliquant davantage les opérations de secours.
Lors de la catastrophe, l’élite au pouvoir a semblé plus inquiète pour son image que d’assurer une coordination adéquate de l’aide dans les zones touchées par le tremblement de terre.
Alors que des milliers de personnes étaient toujours piégées vivantes sous les décombres, attendant désespérément d’être secourues, une agence d’événementiel et de production étroitement liée au parti au pouvoir, l’AKP, était à l’œuvre pour créer un clip vidéo intitulé « La catastrophe du siècle ».
Cette vidéo de deux minutes visait à amplifier les remarques du président Recep Tayyip Erdoğan à propos de l’impossibilité de se préparer à une catastrophe de cette ampleur. Ces remarques étaient factuellement et scientifiquement fausses. Tout comme l’étaient les messages flatteurs qui entouraient la vidéo.
Celle-ci affirme que « cette catastrophe était semblable à nulle autre au monde », avec une bande son agitée en fond. La vidéo se poursuit pour souligner la force des secousses, l’ampleur des destructions qu’elles ont causées et qu’aucun pays n’aurait eu les capacités de faire face à leur gravité.
Les créateurs de la vidéo ont ressenti le besoin d’utiliser des comptes anonymes pour la faire circuler sur les réseaux sociaux, espérant que dissimuler le messager permettrait de gagner plus facilement la confiance des internautes.
Les médias contrôlés par le gouvernement ont suivi le mouvement et renforcé ce discours dans leur couverture. Certains sont même allés jusqu’à déformer les propos des sismologues internationaux interviewés, une pratique publiquement dénoncée.
Pendant ce temps, alors que la majorité des Turcs suivaient les émissions de télé pour avoir les dernières nouvelles concernant le séisme, la façon dont les chaînes d’information ont couvert la catastrophe faisait l’objet d’un contrôle strict.
Rien que des sauvetages miraculeux
Je suis arrivé dans le sud du pays, dans la ville de Kahramanmaraş, épicentre du séisme, quatre jours après l’événement.
Couvert de poussière de la tête aux pieds, un homme m’a arrêté dans la rue principale de la ville où de nombreux bâtiments avaient été totalement rasés. Il s’agissait d’un sauveteur bénévole travaillant dans les ruines de l’un des bâtiments effondrés.
Les organisations des médias ont reçu des directives du conseil de l’audiovisuel turc, RTÜK, affirmant que pour éviter les amendes, ils avaient l’obligation d’empêcher les habitants d’exprimer leur mécontentement et de se concentrer sur les opérations de sauvetage et les histoires humaines positives
« Je sais que vous pouvez faire entendre ma voix aux autorités », m’a-t-il dit, un chat dans la gorge, me demandant de l’enregistrer et de diffuser ce qu’il avait à dire sur les réseaux sociaux.
Avec son groupe de sauveteurs bénévoles, ils tentaient d’atteindre une mère et son bébé de trois mois sous les débris mais étaient coincés parce qu’ils n’avaient pas l’équipement nécessaire. Il demandait aux autorités d’amener des sauveteurs professionnels à cet endroit pour les atteindre vivants avant qu’il ne soit trop tard.
J’ai fait ce qu’il m’a demandé. Mais cela n’a fait aucune différence. Il y avait tout simplement trop de bâtiments effondrés et trop peu de secouristes professionnels.
Les jours suivants, seules quelques personnes ont été retrouvées vivantes dans les ruines de cette rue.
Les scènes auxquelles j’ai assisté et les récits que j’ai entendus dans la ville de Hatay n’étaient en rien différents, sinon pire.
Tandis que de nombreux habitants et bénévoles des régions les plus durement affectées cherchaient des caméras pour faire entendre leur colère à propos du retard des opérations de secours, ceux qui suivaient les informations des émissions de télé n’ont vu que les moments où des survivants étaient sortis des décombres, présentés comme des sauvetages miraculeux.
Dans de rares cas, des habitants frustrés ont réussi à interrompre les directs dans les zones touchées, remettant en question les discours officiels et les informations fournies par les chaînes d’information, avant que l’antenne ne soit brutalement coupée.
Les organisations des médias ont reçu des directives du conseil de l’audiovisuel turc, RTÜK, affirmant que pour éviter les amendes, ils avaient l’obligation d’empêcher les habitants d’exprimer leur mécontentement et de se concentrer sur les opérations de sauvetage et les histoires humaines positives.
Retour à « la normale »
Dans la deuxième semaine suivant le séisme, les sauvetages miraculeux ont continué à dominer les cycles d’information. Les reporters sur le terrain passaient d’une ruine à l’autre pour couvrir les succès des opérations de secours en direct. Lorsqu’une petite fille de 10 ans a été secourue après 185 heures, un présentateur a demandé si elle détenait le record de la survie la plus longue sous les décombres, comme s’il présentait un concours.
Mais même les miracles ont leur limite. Alors que s’amenuisaient les espoirs de trouver d’autres survivants et que la plupart des opérations de recherche et de sauvetage étaient suspendues, on a demandé aux médias de reprendre leurs programmes habituels.
Le 15 février, les médias ont créé un dernier grand spectacle.
À ce jour, pas un seul politicien ou responsable n’a présenté d’excuses, n’a démissionné, où ne s’est vu demander des comptes
Huit chaînes de télévision nationale ont présenté une émission de levée de fonds semblable à une téléréalité, avec des célébrités exhortant le public à faire des dons pour aider les survivants. Près de 80 % des dons venaient des institutions de l’État, notamment de la Banque centrale turque, s’arrogeant les lauriers alors qu’elle ne faisait que donner l’argent des contribuables aux contribuables.
Diffusé en direct par plus de 200 chaînes de télévision et 500 stations de radio, cet événement a représenté la cérémonie de clôture de la couverture spéciale du tremblement de terre.
Les films, les séries et autres programmes ont retrouvé leurs horaires de diffusion normale.
Une semaine plus tard, les chaînes Halk TV, Tele 1 et Fox ont été sanctionnées pour leur couverture critique du tremblement de terre. Dans le même temps, l’accès au plus grand réseau social turc, Ekşi Sözlük (« dictionnaire aigre »), a été bloqué au motif que ses membres avaient diffusé de fausses informations visant à semer le chaos et la division entre des franges de la société au lendemain du séisme.
Détourner les accusations
Cela fait désormais un mois qu’a eu lieu la catastrophe. À ce jour, pas un seul politicien ou responsable n’a présenté d’excuses, n’a démissionné, où ne s’est vu demander des comptes.
Si ceux qui avaient la responsabilité de fournir à leurs concitoyens des logements sûrs avaient fait leur travail correctement, des milliers de vies auraient été sauvées.
Mais au lieu de cela, le gouvernement était occupé à essayer de s’absoudre de ses responsabilités en imputant le blâme à tous les autres. Il a accusé les propriétaires, les promoteurs, ses détracteurs, et même le sort pour dissimuler ses échecs.
« Ce qui doit arriver arrive, c’est le coup du sort », a déclaré Erdoğan à un survivant du séisme lors de sa visite à Kahramanmaraş.
Ce qui est arrivé est arrivé parce que les règles de construction n’ont pas été appliquées de manière stricte, parce qu’on a permis au secteur du bâtiment de fonctionner de manière corrompue, parce que les milliards de dollars collectés dans les taxes antisismiques depuis le tremblement de terre d’Izmit en 1999 n’ont pas été utilisés pour construire des villes résistantes aux tremblements de terre et parce que les postes clés au sein des institutions dédiées aux opérations de secours ont été donnés à des fidèles n’ayant pas les qualifications nécessaires.
Ce sont ces choix politiques qui ont rendu le tremblement de terre du 6 février si meurtrier et rien de tout cela n’a à voir avec le coup du sort.
La presse turque n’a pas rempli sa fonction principale : dire la vérité au pouvoir, et demander des comptes à ceux qui sont responsables de la grande ampleur des destructions et du lourd bilan causé par le séisme au nom du public. Ils ont mis en avant des discours trompeurs visant à manipuler l’opinion publique à la demande des personnes au pouvoir par opposition à ceux qui les défient.
Ces dernières semaines ont démontré à quel point le paysage médiatique a lui-même souffert en Turquie.
Lui aussi n’est que ruines.
- Şükrü Oktay Kılıç est un journaliste et spécialiste en stratégie numérique vivant à Istanbul. Il est doctorant à l’université Kadir Has et mène des recherches sur la viabilité financière des médias indépendants en Turquie. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @soktaykilic
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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