Des grèves, des protestations et un massacre : Port-Soudan dans la tempête
Tandis que la foule grandit chaque jour dans la capitale soudanaise Khartoum, les manifestants réclamant « liberté, paix et justice » ont naturellement attiré l’attention du monde entier.
Mais au nord-est de la ville, sur la côte de la mer Rouge, un mélange de ressentiment historique, de pauvreté et de méfiance envers le gouvernement constitue un microcosme de tous les défis auxquels le président Omar el-Béchir est confronté.
Port-Soudan est une artère économique vitale de ce pays qui lutte pour s’extraire d’un bourbier financier. Principale porte des importations et exportations soudanaises, toute perturbation de son port pourrait avoir des répercussions dramatiques pour le reste du pays.
Or, c’est exactement ce que risque de provoquer une tentative visant à obtenir des fonds pourtant si nécessaires, et qui a provoqué des protestations et des piquets de grève.
Si l’on ajoute à cela la commémoration d’un massacre perpétré il y a quatorze ans, les tensions atteignent des sommets dans la ville côtière.
À la mi-décembre, les habitants de Port-Soudan furent parmi les premiers à rejoindre les protestations nationales qui secouent le pays depuis un mois et demi.
Mais alors que les manifestations agitaient le Soudan, une nouvelle choquante est parvenue aux travailleurs de la ville : le gouvernement avait signé un accord secret confiant le contrôle des services portuaires à une société philippine implantée à Dubaï.
Terrifiés à l’idée que cet accord ne menace leurs emplois dans un climat économique déjà catastrophique, les travailleurs du port ont manifesté devant les infrastructures portuaires mardi et jeudi derniers, paralysant ainsi l’un des plus importants centres économiques du pays.
« Le ministre des Transports est venu à Port-Soudan mercredi et s’est assis avec nous, mais nous ne sommes pas parvenus à un accord puisqu’il a insisté pour poursuivre le plan du gouvernement sans le modifier » a indiqué Mohamed Tahir, membre du comité exécutif du syndicat du port, à Middle East Eye.
Pourquoi les Soudanais protestent-ils contre leur gouvernement ?
+ Show - HideDes centaines de personnes sont descendues dans les rues de diverses villes soudanaises depuis le 19 décembre 2018 pour protester contre la décision du gouvernement de supprimer les subventions pour le blé et l’électricité.
L’économie soudanaise connaît des difficultés depuis dix ans et l’inflation est montée en flèche pour avoisiner les 70 % l’année dernière.
Cela a entraîné le doublement du prix du pain, des pénuries de liquidités et des salaires impayés. Les mesures d’austérité prises par le gouvernement s’inscrivent dans le cadre de réformes économiques de plus grande ampleur proposées par le Fonds monétaire international (FMI).
La mobilisation sur le terrain contre la hausse des prix, organisée par un groupe connu sous le nom d’Association des professionnels soudanais (APS), a trouvé un écho quasi immédiat auprès des mouvements des leaders de l’opposition, des jeunes et des femmes et s’est rapidement transformée en une plus large expression de mécontentement à l’égard du président Omar el-Béchir, âgé de 75 ans.
Selon plusieurs rapports, les manifestants auraient scandé « liberté, paix, justice » et « la révolution est le choix du peuple » dans les rues de la capitale Khartoum.
Les forces armées soudanaises leur ont répondu à coup de gaz lacrymogènes et parfois de balles réelles, tuant au moins 30 personnes, selon les chiffres du gouvernement.
L’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch estime que le nombre de morts est probablement plus proche de 51.
Les manifestations, qui ont également mobilisé la diaspora soudanaise, constituent le plus grand défi jamais posé à Omar el-Béchir depuis sa prise de pouvoir il y a près de 30 ans.
« Les travailleurs sont désormais unis derrière notre demande de rejet de l’accord avec la société philippine et nous exercerons notre droit de manifester, de faire grève et d’organiser des sit-in dans le port pour défendre nos droits. »
Un expert, qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, a indiqué que si l’accroissement de la capacité du port était nécessaire, l’impact de la vente sur la ville serait probablement explosif.
« Avec cet accord, beaucoup de travailleurs se retrouveront dans la rue et cela affectera l’ensemble de la vie sociale dans la ville », a-t-il affirmé.
« Le gouvernement est tenu de remettre le port à la société philippine, car il a déjà reçu la majeure partie de l’argent. Il faut donc s’attendre à des confrontations entre les travailleurs et les autorités. »
Une intervention émiratie ?
Le nouveau propriétaire du port, la société International Container Terminal Services Incorporated (ICTSI), a déjà versé un acompte de 460 millions de dollars au gouvernement soudanais.
Khartoum a désespérément besoin de cet argent. L’économie soudanaise est mal en point, notamment depuis la sécession en 2011 du Soudan du Sud, qui possède la majeure partie de la manne pétrolière du pays.
Omar el-Béchir espérait que la levée en octobre des sanctions américaines qui pesaient sur le pays depuis vingt ans ouvrirait la voie aux investissements étrangers et à la croissance économique.
Au lieu de cela, le Soudan s’est trouvé pris dans une spirale inflationniste qui, couplée avec des mesures d’austérité écrasantes, a attisé le ressentiment de la population.
« La société philippine est en réalité une couverture pour les sociétés émiraties qui veulent faire main basse sur Port-Soudan »
- Un travailleur du port
Le gouvernement soudanais a cherché des investissements et du soutien partout où il l’a pu, et notamment auprès des riches États arabes du Golfe.
Implantée aux Émirats arabes unis, l’ICTSI s’est vu accuser d’être en réalité une couverture pour les investisseurs émiratis et de ne pas venir des Philippines. Et même si l’argent du Golfe est le bienvenu à Khartoum, de nombreux travailleurs du port considèrent que l’influence supposée des Émirats arabes unis est néfaste.
« La société philippine est en réalité une couverture pour les sociétés émiraties qui veulent faire main basse sur Port-Soudan », a indiqué un travailleur à MEE.
Souvenirs d’un massacre
Port-Soudan a été la deuxième ville à rejoindre les protestations nationales visant à dénoncer la baisse du niveau de vie, l’augmentation des prix et la stagnation de l’économie.
Les protestations, qui auraient fait environ 50 morts à l’échelle nationale selon des groupes de défense des droits de l’homme, ont tout d’abord été menées par l’Association des professionnels soudanais (APS), un organisme interdit rassemblant un large éventail de travailleurs issus de différentes professions.
Les protestations ont été l’un des plus grands défis des trente ans de règne d’Omar el-Béchir.
Les souvenirs sont profondément enracinés à Port-Soudan. Mardi, les travailleurs ont profité de la grève pour commémorer l’anniversaire d’un autre défi pour l’autorité du président, survenu quatorze ans plus tôt.
Le 29 janvier 2005, les forces de sécurité gouvernementales ont abattu 21 membres de la minorité ethnique des Bedjas et fait des centaines de blessés à Port-Soudan lors de protestations en faveur d’une plus grande affectation de ressources dans l’est du Soudan.
Cet incident a pris le nom de « massacre de Port-Soudan ».
La grève et la commémoration du massacre de mardi dernier ont rapidement dégénéré en rassemblement anti-gouvernemental.
« Le chevauchement des tensions politiques et sociales combiné aux conditions de sécurité déjà fragiles pourrait pousser les autorités à faire appel à des forces extérieures à l’État pour réprimer les manifestations croissantes, et cela aurait de graves conséquences »
Selon des témoins, les manifestants ont scandé « liberté, paix, justice », le principal slogan du mouvement anti-gouvernemental, tandis que les tribus se rassemblaient sur une place du centre-ville.
L’APS a donné son appui à la commémoration du massacre de Port-Soudan, la reliant ainsi au mouvement actuel.
« La commémoration de Port-Soudan est très symbolique sur le chemin de la révolution, nous devrions nous en rappeler aujourd’hui alors que nous approchons du jour de justice », a affirmé l’organisation dans une déclaration.
Alwaleed Ahmed, un activiste de Port-Soudan, estime que le massacre de Port-Soudan et le ressentiment actuel à l’égard du gouvernement pourraient se révéler une combinaison dangereuse.
« La situation est alarmante en ville », a-t-il déclaré, précisant que les habitants étaient déterminés à exprimer leur colère.
« De l’autre côté, les autorités rassemblent les troupes en secret pour les faire taire. »
Un membre du comité représentant les familles des victimes du massacre de 2005 a indiqué que celles-ci souhaitaient attirer l’attention sur les victimes historiques de la présidence d’Omar el-Béchir.
« Notre objectif est d’attirer l’attention du monde sur l’importance de la justice et d’amener les auteurs de ce massacre devant les tribunaux », a-t-il déclaré à MEE sous couvert d’anonymat, de peur d’être pris pour cible par l’État.
Les répercussions
En réalité, la tension monte depuis des semaines à Port-Soudan.
Il y a une dizaine de jours, des affrontements ont éclaté dans la ville entre l’armée nationale et les forces de police, faisant un mort et plusieurs blessés. Selon une source militaire, les combats ont commencé après que des policiers ont frappé un officier de l’armée qu’ils accusaient de participer aux manifestations.
« Le problème n’a été réglé que lorsqu’une délégation fédérale du Service national du renseignement et de la sécurité s’est rendue sur place et a discuté avec les deux parties », a précisé la source à MEE.
Dans un tel contexte, où même les forces de sécurité s’affrontent entre elles, le conflit concernant le port ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu.
Le directeur de la Compagnie des ports du Soudan, Abdul Hafiz Salih Ali, a affirmé à MEE qu’aucun travailleur du port ne perdrait son emploi suite à la vente à l’ICTSI et que, le cas échéant, ils seraient réaffectés et se verraient proposer un autre emploi.
Toutefois, les travailleurs du port ne croient pas en cette promesse et un analyste politique a indiqué à MEE sous couvert d’anonymat que les conditions de sécurité étaient fragiles suite aux affrontements.
« Le chevauchement des tensions politiques et sociales combiné aux conditions de sécurité déjà fragiles pourrait pousser les autorités à faire appel à des forces extérieures à l’État pour réprimer les manifestations croissantes, et cela aurait de graves conséquences », prévient l’analyste.
Ces conséquences ne se limiteraient pas à cette seule ville.
« Tout autre conflit à Port-Soudan entraînera également des complications économiques puisqu’il s’agit de la principale plate-forme d’importation et d’exportation du pays. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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