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Le Liberia va concéder 10 % de sa superficie à une société émiratie dans le cadre d’un accord de compensation carbone

S’il est signé, ce protocole d’accord violerait un certain nombre de lois libériennes, dont celle sur les droits fonciers de 2019, qui revendique le droit des autochtones aux « terres coutumières »
Des collines couvertes de forêts en périphérie de Bopolu, au Liberia (AFP/photo d’archives)
Des collines couvertes de forêts en périphérie de Bopolu, au Liberia (AFP/photo d’archives)

En vertu d’un accord de crédit de compensation de carbone, le Liberia pourrait concéder 10 % de son territoire à une société privée émiratie, abrogeant des droits de terres coutumières et accordant aux Émirats arabes unis (EAU) des droits de pollution équivalents à la séquestration du dioxyde de carbone par la forêt.

Cet accord donnerait à cette société le plein contrôle sur plus d’un million d’hectares de forêts. La société « récolterait » ensuite les crédits carbone, venant soi-disant de la restauration et de la protection de la terre, qu’ils vendraient ensuite à des gros pollueurs pour compenser leurs émissions.

S’il est signé, ce protocole d’accord violerait un certain nombre de lois libériennes, dont celle sur les droits fonciers de 2019, loi qui revendique le droit des autochtones aux « terres coutumières ».

Traduction : « Blue Carbon est en train de négocier un accord pour contrôler les dernières forêts tropicales intactes du Libéria pendant 30 ans en échange de l’octroi de permis d’émission de carbone aux Émirats arabes unis, mais en outrepassant les droits fonciers coutumiers des communautés locales. »

Il concèderait également le contrôle quasi total sur l’un des territoires forestiers les plus denses d’Afrique à la société Blue Carbon, basée à Dubaï, pendant 30 ans.

Par ailleurs, l’accord empêcherait le Liberia d’utiliser cette terre pour remplir ses propres objectifs climatiques internationaux.

Il y a peu de temps encore, cet accord était nimbé de secret : le protocole d’accord a été conclu en mars et sa version définitive devrait être signée sous peu, mais les ONG locales n’auraient pas été au courant de ce contrat jusqu’à ce que des sources au sein du gouvernement ne divulguent la nouvelle.

« Nous n’avons entendu parler de l’accord provisoire qu’il y a quelques semaines », rapporte à Middle East Eye Jonathan Yiah du Sustainable Development Institute (SDI), membre de l’Independent Forest Monitoring Coordinating Mechanism (IFMCM), consortium de sept organisations écologistes et de défense des droits des communautés.

Un consentement préalable, libre et éclairé

À la suite de cette fuite, le gouvernement s’est dépêché d’inviter les parties prenantes locales à des réunions. Mais le SDI signale que les participants n’ont reçu le contrat provisoire que la veille de la première réunion et que les réunions suivantes ont été reprogrammées à la dernière minute.

« Le gouvernement a agi comme si le temps manquait », confie Jonathan Yiah à MEE

Pour Paul Kanneh, autre militant de l’IFMCM, la tenue de l’élection présidentielle au Liberia en octobre suggère que les responsables du gouvernement avaient hâte d’empocher le paiement initial de 50 millions de dollars, une somme révélée dans la fuite d’informations.

« De manière générale, j’en déduis que le gouvernement veut de l’argent », soutient-il à MEE.

L’IFMCM a immédiatement sonné l’alarme quand l’information a été connue et a publié un communiqué sur son site.

« Revendiquer des droits juridiques pour vendre le carbone de la forêt a des répercussions manifestes sur les droits de propriété car cela affecte les droits de la communauté à déterminer l’utilisation faite de leurs terres », écrit l’organisation.

Le contrat provisoire passe outre les lois foncières du Liberia qui astreignent les promoteurs à entreprendre des consultations pour obtenir le consentement préalable, libre et éclairé (FPIC) des populations autochtones sur des terres coutumières.

Si les termes du contrat contraignent Blue Carbon à « mettre en œuvre tous les efforts possibles » pour mener ces consultations dans les zones concernées par le projet, cela ne se ferait que trois mois après la signature du contrat. 

« Pourquoi cela devrait être fait après la signature du contrat ? » s’interroge Loretta Althea Pope Kai, directrice générale de la Foundation of Community Initiatives. « On parle d’environ un million d’hectares, cela prendrait en réalité plus de six ans. »

« [Le gouvernement] affirme que c’est un projet pilote, mais c’est un accord su@r 30 ans, c’est trop long pour simplement le céder sans processus de consentement préalable, libre et éclairé. »

Pas de cadre juridique

Par ailleurs, ajoute-t-elle, d’autres consultations sont nécessaires pour comprendre le sujet.

« C’est le premier projet de compensation carbone au Liberia, nous n’avons pas de cadre juridique pour parler du carbone », insiste Loretta Althea Pope Kai.

Le contrat provisoire esquisse aussi une distribution inégale des profits de la vente des crédits carbone : Blue Carbon empochera 70 % des bénéfices et le gouvernement libérien 30 %, dont la moitié sera reversée aux autochtones. Mais les profits dépendent de la valeur accordée à ces crédits.  

Traduction : « De nouvelles recherches révèlent que les principaux programmes mondiaux de compensation carbone et de REDD+, soutenus par certains des plus grands pollueurs mondiaux, échouent en ce qui concerne les forêts, les populations et le climat. Suivez le fil pour découvrir les principales conclusions et ce qui doit se produire ensuite. »

De plus, le contrat stipule que deux représentants de la société et un responsable du gouvernement siégeront dans des comités composés de cinq membres pour décider la façon dont l’argent sera dépensé, permettant éventuellement d’écarter les autochtones des décisions concernant l’allocation des fonds.

Le contrat détaille peu la méthodologie de certification utilisée pour vendre ces crédits.

« On ne sait pas clairement ce qui sera fait pour calculer les réductions d’émissions réalisées », explique à MEE Jonathan Crook, expert en politique auprès de Carbon Market Watch.

Blue Carbon dit adhérer aux normes REDD+, l’initiative internationale pour la réduction des émissions dues à la déforestation. 

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Cependant, REDD+ nécessite l’additionnalité des réductions d’émissions, c’est-à-dire qu’un projet doit générer des bénéfices supplémentaires, comme des réductions de CO2 supérieures à celles qui se produiraient naturellement sans le projet.

Et en achetant une terre qui comprend des réserves naturelles existantes, Blue Carbon n’apportera aucun bénéfice supplémentaire. 

« Il est très difficile d’évaluer l’additionnalité… Pour qu’une méthodologie de crédit carbone détermine l’additionnalité, elle doit démontrer qu’elle va au-delà de ce qui est déjà fait et de ce qui est exigé par la loi, et elle doit dépendre du financement pour se concrétiser », indique le spécialiste. « Si les crédits ne sont pas additionnels, ils seront sans valeur. » 

MEE a sollicité une réaction de Blue Carbon, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication de l’article.

Blue Carbon

Blue Carbon est dirigé par Ahmed Dalmook al-Maktoum, membre de la famille royale émiratie qui dirige également le conglomérat Ameri Group, qui a énormément investi dans les projets pétroliers et gaziers dans la région MENA.

Fondée il y a à peine plus d’un an, Blue Carbon n’a aucune expérience préalable dans la gestion du carbone et selon son site internet, le portefeuille de la société inclut des sociétés d’infrastructures pétrolières et gazières.

L’accord avec le Liberia survient après un tas de protocoles d’accord similaires signés par la société avec la Papouasie-Nouvelle Guinée en novembre 2022, la Tanzanie et la Zambie à quelques jours l’un de l’autre en février 2023. 

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« Je pense que [cela] reflète la stratégie des États du Golfe qui veulent pouvoir affirmer qu’ils compensent leurs émissions carbone », commente à MEE Christian Henderson, spécialiste d’économie politique et du développement au Moyen-Orient. 

« Ces pays n’ont pas l’intention de cesser la production de pétrole et ils l’ont fait clairement savoir. »

Le protocole d’accord avec le Liberia a renforcé les craintes des écologistes qui redoutent que la discussion autour des marchés du carbone ne fasse de l’ombre à la sortie des énergies fossiles lors de la COP28, qui devrait être accueillie par les Émirats arabes unis en novembre, un rôle qui lui a valu de vives critiques de la part des spécialistes de l’environnement.

Les crédits carbone récoltés pourraient également être utilisés pour compenser les émissions des Émirats car le contrat ne spécifie pas si les crédits peuvent être vendus sur des marchés volontaires (qui fonctionnent en dehors des marchés réglementaires), où ils peuvent être achetés par des entreprises ou via des accords bilatéraux avec des gouvernements.

« Carbon cowboys »

Les Émirats ne sont pas le seul acteur qui cherche à obtenir des terres en Afrique. Il y a une vague de ce qu’on appelle les “carbon cowboys”, ces gens qui ont relativement peu d’expérience… qui s’impliquent dans la compensation des émissions de carbone, en particulier en Afrique où les droits fonciers sont très ténus », fait observer à MEE Alexandra Benjamin, militante pour la gouvernance des forêts pour l’ONG Fern.

En 2009, un contrat avec la société britannique Carbon Harvesting Corporation concernant 400 000 hectares de forêts libériennes a été annulé lorsqu’il a été découvert qu’il violait un certain nombre de lois du Liberia. De nombreux hauts fonctionnaires du gouvernement ont été inculpés pour corruption et pots-de-vin.

Les défenseurs de la terre et les militants qui se sont battus pendant des années pour remettre en cause ces contrats ont été la cible d’intimidations et même de menaces de mort.

L’avocat spécialiste de l’environnement Alfred Branwell, qui ai aidé à mettre un terme aux coupes blanches dans les forêts tropicales réalisées par la société de production d’huile de palme Golden Veruleum a été contraint de fuir le Liberia en 2016 après des menaces de mort et des confrontations de plus en plus graves.

Traduction : « Une nouvelle étude publiée dans le journal Science a découvert que des millions de crédits carbone forestiers approuvés par Verra, le principal organisme de certification mondial, sont largement sans valeur et pourraient aggraver le réchauffement climatique s'ils sont utilisés pour la compensation. »

Les militants de l’IFMCM ont également signalé avoir reçu des menaces et avoir été suivis par des véhicules banalisés lors de leur travail sur l’affaire Blue Carbon.

« Le gouvernement tente de faire peur aux gens », rapporte Abraham Billy, militant de l’IFMCM, à MEE. « Il faut faire attention lorsqu’on apparaît en public. »

Si les crédits de compensation de carbone devraient être un sujet fondamental lors de la prochaine conférence sur le climat, une récente étude de Verra (la plus grande norme de certification carbone au monde), conclut que 94 % des crédits n’ont aucun bénéfice pour le climat. 

« L’idée selon laquelle vous pouvez simplement poser une équation par laquelle vous achetez une certaine zone de terre… et qu’ensuite cela va compenser vos émissions de carbone via la capacité naturelle de cet écosystème à séquestrer le carbone est plus que douteuse », juge Henderson.

Selon lui, le marché du carbone ne fait que reproduire les hiérarchies de la crise climatique : les pays pauvres paient la consommation des riches.

« Les pays pauvres devraient en fait recevoir des fonds des pays riches en compensation pour leur permettre de mettre en place des solutions d’adaptation aux changements climatiques et pas de simple atténuation des changements climatiques », estime-t-il.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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