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Tunisie : Nidaa Tounes « ne fait plus partie du paysage »

Victime d’une crise interne sans précédent, dans laquelle Hafedh Caïd Essebsi est désigné comme premier responsable, et de la montée en puissance de Tahya Tounes, le parti rangé derrière Youssef Chahed, les temps sont durs pour le parti présidentiel
Passée de la première à la troisième place à l’Assemblée, la formation dirigée par Hafedh Caïd Essebsi (en photo) a du mal à se ressaisir et à organiser son premier congrès électif (AFP)
Par Maryline Dumas à TUNIS, Tunisie

Béji Caïd Essebsi a été remplacé par une publicité. Il y a encore quelques jours, un grand portrait du président de la République et fondateur de Nidaa Tounes ornait le bâtiment du parti, route du Relais à La Marsa, dans la banlieue nord de Tunis. Le lieu, immense et flambant neuf, n’a en fait jamais été utilisé.

À plusieurs reprises, Middle East Eye s’y est rendu. Seuls un jardinier et une femme de ménage semblaient travailler dans cette coquille vide dont le déclin semblait annoncé. Mais le parti présidentiel ne semble guère en meilleure forme. 

Cette photo prise en septembre 2018 montre le quartier général de Nidaa Tounes dans la banlieue de Tunis. Depuis, le portrait du président a été remplacé par une publicité (AFP)

Jeudi 14 mars, huit des douze membres de la commission de préparation du premier congrès électif du parti, dont son président Ridha Charfeddine, ont démissionné. Maintes fois reporté, ce congrès avait dernièrement été annoncé pour le 6 avril et devait mener à l’élection transparente d’une nouvelle gouvernance.

La direction actuelle, menée par Hafedh Caïd Essebsi, fils du président de la République, est critiquée depuis sa prise de pouvoir lors du Congrès de Sousse en 2016, qui a entraîné une série de départs, notamment chez les députés.

Dans le communiqué du 14 mars, les membres démissionnaires de la commission disaient laisser « au leader du parti l’entière responsabilité dans la poursuite de la préparation et l’organisation du prochain congrès ». Joint par téléphone par MEE, Ridha Charfeddine choisit avec soin ses mots pour justifier sa démission : « Je ne suis pas certain que l’image qui ressortira de ce congrès convienne aux militants de Nidaa Tounes. Beaucoup de gens croyaient à ce congrès, mais son issue nous paraît incertaine. Je crains que le résultat ne convienne pas aux Tunisiens ». 

L’homme ne cite pas Hafedh Caïd Essebsi (HCE), mais ce dernier est très probablement la cause de cette annonce. D’ailleurs, Ridha Charfeddine a également démissionné de son poste de député (il avait été élu dans la région de Sousse). « S’il n’y a pas de sursaut, je serais obligé de démissionner de Nidaa Tounes. Si la direction actuelle reste en place, je ne me vois pas travailler avec ces gens-là. »

« Toutes ces crises, ces dérives ont pour premier responsable le fils du président »

- Hatem M’rad, politologue

Pour le politologue Hatem M’rad, le constat est simple : « L’arrivée de Hafedh Caïd Essebsi a fait décliner le parti. Toutes ces crises, ces dérives ont pour premier responsable le fils du président ».

Après les élections législatives de 2014, Nidaa Tounes est devenu le premier parti à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) avec 86 sièges. Aujourd’hui, le parti n’en a plus que 41 et se trouve en troisième position selon le décompte de l’ONG Al Bawsala.

Le parti, qui se voulait rassembleur pour faire front aux islamistes, s’était constitué, en 2012, avec différents courants : syndicalistes, démocrates, gauche... Aujourd’hui, beaucoup ont quitté le navire. « Car Hafedh Caïd Essebsi voulait prendre le dessus. HCE est un homme qui divise alors que son père rassemblait. Nidaa Tounes n’est plus un parti mais une faction avec un leader et sa clientèle. Il n’y a plus de militants, mais des gens ambitieux qui veulent un poste », poursuit Hatem M’rad.

Toute tentative de rassemblement semble en effet vouée à l’échec. Ce mardi, l’accord de fusion entre l’Union patriotique libre (UPL) et Nidaa Tounes a été annulé. Il aura duré moins de sixmois. Avec le départ de l’UPL, Nidaa Tounes pourrait encore perdre une petite dizaine de sièges au sien de son bloc parlementaire.

Popularité au plus bas

Autre échec, le congrès électif dont il est question depuis des années : « C’est une véritable toile de Pénélope. Je doute qu’il ait lieu. Le fils n’acceptera de l’organiser que s’il est sûr d’être élu. Tant qu’il a des doutes sur son leadership, il ne prendra pas le risque. » 

Mais sa popularité est au plus bas. Sur les réseaux sociaux, HCE fait l’objet d’un rejet massif. Et il n’apparaît même pas dans le dernier sondage Sigma Conseil, sur les intentions de vote aux prochaines élections, en collaboration avec le journal Le Maghreb de février 2019.  L’absence de congrès pourrait pourtant affaiblir encore plus Nidaa Tounes.

« Le parti sera handicapé sur le plan de la légitimité », estime Hatem M’rad. « Il est aberrant qu’un parti qui milite pour la démocratie et se situe dans un cadre post-révolutionnaire ne parvienne pas à organiser des élections internes. » 

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Selim Kharrat, président de l’ONG Albawsala, se montre plus prudent quant à un futur congrès : « La question n’est pas de savoir s’il aura lieu mais avec qui. Ceux qui restent sont plus motivés par l’opportunisme que par la personne de HCE. Si congrès il y a, je ne m’attends pas à grand-chose. »

Le malaise doit être fort au sein du parti, puisqu’aucun responsable politique n’a répondu aux demandes de MEE. Le service communication n’a pas non plus été en mesure de fournir la moindre information.

Au sujet de la démission de Ridha Charfeddine, les médias tunisiens ont cité une source anonyme proche de Hafedh Caïd Essebsi qui dénonçait le double jeu du président de la commission de préparation du Congrès : « Il ne peut pas avoir un pied à Nidaa Tounes et un pied à Tahya Tounes. Pour nous les choses sont claires : tous les adhérents du parti qui ont rejoint ou appuyé Tahya Tounes ne peuvent pas participer au congrès. Or le comité d’organisation avait une autre vision. »

Lancé en janvier à Monastir, Tahya Tounes (Vive la Tunisie) s’appuie sur le groupe parlementaire de la Coalition nationale, créé à la fin de l’été dernier et qui a, avec ses 44 sièges de députés, volé la seconde place de Nidaa Tounes à l’ARP. Tahya Tounes soutient l’action du Premier ministre, Youssef Chahed, lui-même évincé du parti présidentiel il y a quelques mois. 

Pour le président d’al-Bawsala, Tahya Tounes, le parti qui soutient le Premier ministre (en photo) apparaît comme « le parti sur lequel il faut miser » (AFP)

« Tahya Tounes est le parti jumeau de Nidaa. Il fait appel d’air. Il a la faveur de la jeunesse. Il profite également du fait que son leader, Youssef Chahed est au cœur du pouvoir. Les gens sont pragmatiques : à l’heure actuelle, Tahya Tounes apparaît comme le parti sur lequel il faut miser », affirme Selim Kharrat. 

Le sondage de Sigma conseil donne, en février, 20 % d’intentions de vote à Nidaa Tounes, contre 11,9 % pour Tahya Tounes. Mais Hatem M’rad estime que la débandade de Nidaa vers Tahya va se poursuivre dans les prochaines semaines : « Ceux qui vont être sûrs que Nidaa n’a plus d’avenir vont rejoindre Tahya Tounes d’ici le mois prochain, avant son congrès constitutif électoral [annoncé pour fin avril]. S’ils participent à ce congrès, ils seront ainsi considérés comme militants historiques. Certains attendront un peu plus et se décideront avant les élections. Ceux qui rejoindront trop tard le parti seront considérés comme des opportunistes. » 

En panne d’argument politique 

Un observateur affirme cependant que Hafedh Caïd Essebsi parviendra à garder un semblant de parti : « Il y en aura toujours pour rester à ses côtés. Parce qu’il a le soutien du président, même si aujourd’hui on voit bien que le pouvoir est à la Kasbah [Premier ministère] et non à Carthage [palais présidentiel]. Mais aussi parce que HCE a des dossiers sur eux et qu’il les tient. » il se dit régulièrement la même chose de Youssef Chahed. 

Au-delà de son problème structurel, Nidaa Tounes ne parvient pas à s’imposer sur la scène des idées politiques. « Il n’y a plus d’argument politique. Il n’y a plus conviction. Ce qui se passe est comparable à la vie politique en Algérie ou sous Ben Ali. C’est une simple routine administrative », affirme Hatem M’rad qui rappelle qu’en 2014, Nidaa « voulait faire du social ». « Finalement, ils n’ont mené que des politiques d’urgence sans appliquer un programme à cause de la crise économique, sécuritaire, de la corruption... »

« Il se présente comme le seul à pouvoir battre Ennahdha. C’est son unique programme »

- Selim Kharrat, président d’al-Bawsala

Le parti qui se voulait de centre-droit et défendant les acquis de Bourguiba concernant l’éducation, le droit des femmes, n’est plus audible. « Il se présente comme le seul à pouvoir battre Ennahdha [le parti qui souhaite être qualifié de « conservateur musulman », première force de l’assemblée]. C’est son unique programme alors qu’ils ont été associés au sein du gouvernement pendant quatre ans », rappelle Selim Kharrat.

Le président d’al-Bawsala, qui observe minutieusement les travaux de l’assemblée, note que « la traçabilité des votes des députés Nidaa Tounes a montré un comportement néo-libéral plutôt conservateur sur les questions sociétales. Nidaa Tounes s’est, à différentes reprises, opposé à des articles sur l’approche genrée dans des projets de lois. » 

Les femmes, qui avaient constitué une bonne réserve de voix lors de l’élection de Béji Caïd Essebsi, pourraient ainsi revoir leur vote cette année. Concernant les élections, Hatem M’rad, lui, a déjà tiré un trait : « Nidaa ne fait plus partie du paysage. » Tout comme le bâtiment de la Marsa.

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