Tunisie : Nidaa Tounes, ton univers impitoyable
TUNIS - « Je ne connais pas le nombre de démissions, ni même le nombre d’adhérents. Il n’y a plus personne qui s’occupe de cela au sein de Nidaa. »
Comme de nombreux membres qui ont fait scission, Ridha Belhaj, un des membres fondateurs du parti dont il a aussi été directeur exécutif - il fut aussi directeur du cabinet présidentiel - est fatigué de répondre à la question : « Mais qui dirige le parti ? ». Car lui-même ne le sait pas.
Cinq ans après l’expérience historique que fut la création de Nidaa Tounes (l’appel de la Tunisie), parti moderniste et progressiste de tendance libérale qui avait réussi à drainer des militants de tous bords au lendemain de la révolution, il ne reste plus grand-chose.
Pourtant en 2014, la percée spectaculaire du mouvement aux élections législatives, principalement grâce à la campagne du « vote utile » pour contrer le parti islamiste Ennahdha, avait laissé penser que Nidaa Tounes avait l'envergure d’un futur grand parti. Il avait en effet réussi à fédérer des destouriens (héritiers du parti du d’Habib Bourguiba), des RCdistes (parti de l’ancien président Ben Ali) mais aussi des membres de la gauche sociale-démocrate et des indépendants. Lors de la composition du gouvernement, un accord avait été passé entre Ennahdha et Nidaa Tounes pour créer un « gouvernement d’union nationale ».
Boujemaa Remili, autre membre co-fondateur du parti, issu de la gauche traditionnelle, n’a pas mis les pieds au siège de Nidaa Tounes, dans le quartier du Lac à Tunis, depuis plus d’un an. « Ce n’est pas là que ça se passe désormais », explique-t-il, désabusé, à Middle East Eye.
Même pas de page Wikipédia
Dimanche 26 mars, avec une cinquantaine de cadres du parti et trois députés, il a organisé une réunion de travail pour discuter de l’avenir de Nidaa Tounes, et accélérer la formation d’un mouvement dissident, le Mouvement de salut.
La goutte qui a fait déborder le vase s’appelle Hafedh Essebsi. À 54 ans, le leader non élu de Nidaa Tounes – il en est techniquement le directeur exécutif – qui n’a même pas de page Wikipédia à son nom, peine à exister autrement que par sa qualité de fils du président de la République.
Début mars, dans le cadre d’une réunion interne, il déclare en parlant de Youcef Chahed, le Premier ministre nommé par Nidaa Tounes : « Lorsqu’on a placé Chahed à la tête du gouvernement, le but était qu’il compose avec nous et non qu’il nous tourne le dos ». Le lendemain, ses propos se retrouveront dans la presse, créant la crise de trop au sein du mouvement.
Dans le camp des anti-Hafedh Essebsi, on considère globalement que la crise de Nidaa Tounes a commencé au cours du congrès du parti en janvier 2016
« L’image du parti en a profondément pâti, d'autant que c’est un membre du parti, en interne qui a fait fuiter ces commentaires » témoigne Boujemaa Remili.
Des membres dissidents qui s’organisent dans un mouvement, le fils du président actuel qui dérape, plusieurs affaires de scandales de corruption visant des députés actuellement en justice et un risque de se voir voler des élus aux prochaines élections municipales : comment Nidaa Tounes en est arrivé là ?
Entre les guerres de personnes et le manque de leadership, la crise au sein du parti révèle aussi les faiblesses d’un courant, encore jeune, qui n’a pas su trouver de consensus parmi ses membres.
La crise du congrès de Sousse
Dans le camp des anti-Hafedh Essebsi, on considère globalement que la crise de Nidaa Tounes a commencé au cours du congrès du parti en janvier 2016, dans la ville balnéaire de Sousse (sur la côte est).
Mais la crise avait déjà éclaté en coulisses puisque dix-sept parlementaires avaient démissionné accusant déjà le fils de Béji Caïd Essebsi, Hafedh, de vouloir s’imposer à la tête du parti.
À l’issu du congrès, de nombreux militants et cadres ont eu aussi quitté le navire, comme la députée Bochra Belhaj Hmida qui se souvient avec amertume de l’évènement. « Jusqu’au congrès, je pensais qu'on allait trouver un consensus mais après, ce n’était plus possible. »
« Je voyais bien qu’il y avait un mélange des genres au sein de la famille du président »
-Ridha Belhaj, co-fondateur de Nidaa Tounes
La succession, « illégitime » pour certains, du fils de Béji Caïd Essebsi n’a jamais fait consensus au sein du parti. « Béji avait tenté de l’écarter lors des élections, quand il voulait se présenter pour la circonscription de Tunis 1 aux élections municipales, car il savait que cela poserait des problèmes mais ensuite… », témoigne Wafa Makhlouf, prudente, pour signifier que finalement Hafedh est resté à la tête du parti.
Elle salue toutefois le militantisme du fils du président et estime qu’il est tout aussi légitime que les autres membres du parti. Pour les dissidents, il n’a pas assez d’expérience politique, ni de légitimité puisque le congrès de Sousse n’a pas débouché sur de réelles élections.
« J’ai quitté mon poste en tant que directeur du cabinet présidentiel en 2016 car je voyais bien qu’il y avait un mélange des genres au sein de la famille du président », confie Ridha Belhaj à MEE.
Pour l’analyste Hatem M’rad, c’est la mère de Hafedh Essebsi (et donc l’épouse du président) qui aurait fait pression pour le retour du fils au sein du parti à un poste de « sauveur ».
L’absence du père
Mais la crise de succession à Sousse n’était que le résultat d’un problème structurel : l’omniprésence du père fondateur dans le parti qui s’est désagrégé après son départ.
« Nidaa Tounes est un parti issu de la révolution, il ne faut donc pas s’étonner qu’il ne fonctionne pas correctement. Il est en crise de croissance. Le leadership du président avait su rassembler mais maintenant, c’est différent », relativise Boujemaa Remili.
« Jusqu’aux élections, nous avions su former un courant avec de nombreuses tendances politiques. Il y avait un but clair et des objectifs à atteindre mais ensuite, tout est allé très vite et nous nous sommes retrouvés avec un parti vainqueur mais désorganisé » ajoute-t-il.
Pour Wafa Makhlouf, autre membre fondatrice du parti qui tente de naviguer entre les deux courants qui s’affirment désormais, le parti a vraiment souffert du départ de son leader.
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« Je savais que lorsque Béji Caïd Essebsi partirait, il y aurait une crise de succession. Nous nous sommes retrouvés livrés à nous-mêmes », admet-elle. Elle se souvient que lui-même se méfiait beaucoup des risques de fuites de conversation au sein du parti. « Il nous disait de toujours parler en gardant en tête que tout ce que l’on disait pouvait être déjà en train de s’écrire dans un article » raconte-t-elle à MEE en faisant référence à la polémique qui a suivi la fuite des propos du fils.
Les enregistrements à l’insu d’une personne ne sont pourtant pas inconnues au sein du parti puisqu’une « taupe » avait fait la même chose pour prouver au président que l’ancien fils prodigue, Mohsen Marzouk, un des fondateurs du parti où il a occupé plusieurs postes de responsabilités, successeur naturel de BCE auprès de qui il fut aussi ministre conseiller, complotait contre lui. Mohsen Marzouk avait fini par démissionner pour créer son propre mouvement, Machrouu Tounes, déclarant que Nidaa Tounes n’était plus qu’une « coquille vide » dans une interview au journal Le Monde.
Un problème pour gouverner
Le parti Nidaa Tounes a-t-il toujours été plus une idée qu’un parti, comme l’évoque Hatem M’rad professeur de sciences politiques à l’Université de Carthage ?
En dehors des guerres de succession, les conflits politiques sous-jacents à cette affaire de famille ont joué un rôle. Par exemple, la nomination de Youcef Chahed comme Premier ministre à la place d’Habib Essid, destitué lors d’un vote de confiance à l’assemblée, et qui avait été défendu par Ridha Belhaj mais décrié par d’autres membres de Nidaa, n’a pas fait consensus au sein du parti.
Depuis, Youcef Chahed peine à trouver un terrain d’entente avec le parti puisque, comme en témoigne les fuites des paroles de Hafedh Essebsi, « [le Premier ministre] ne fait pas vraiment ce qu’on lui dit ».
Pour Mourad Dellech, conseiller juridique de Nidaa Tounes, les écoutes de Hafedh Essebsi ont permis de clarifier un problème qui existait depuis le gouvernement d’Essid : la question de la communication entre le gouvernement et le parti. « Il faut qu’il y ait une chaîne d’information. En tant que parti majoritaire, on doit pouvoir communiquer avec le Premier ministre », insiste-t-il.
Mais d’autres militants et certains médias y voient une mainmise « mafieuse » du parti pour assurer ainsi des procédés de clientélisme et d’échanges de postes au sein du pouvoir.
« Il ne faut pas oublier qu’Hafedh Essebsi est aussi soutenu du côté des islamistes car il a promis de continuer le gouvernement d’union nationale entamé par son père », commente Hatem M’rad. Le fils du président a réuni un comité collégial d’environ 32 personnes qui s’occupe aujourd’hui de gérer le volet politique du parti.
Un congrès électif avant les élections municipales
Pour Wafa Makhlouf, ce sont surtout « les guerres d’ego et de personnes » qui paralysent aujourd’hui Nidaa Tounes.
« Les membres fondateurs ont aussi leurs torts, il faut que nous arrivions à nous rassembler, sinon ce sera la fin » affirme-t-elle à MEE. Alors que les pères fondateurs se réunissaient le 26 mars, ils ont annoncé vouloir créer un nouveau front pour sauver Nidaa Tounes et définir les grandes lignes en vue des élections, mais aussi organiser un congrès électif dont le rôle sera d’élire un bureau politique et un secrétaire général.
L’annonce sera faite le 2 avril prochain. Pendant ce temps, Mourad Dellech est l’un des seuls à avoir encore un bureau au siège du Lac. Il dit que le congrès électif est déjà prêt et que seuls des problèmes logistiques restent à résoudre. « Notre but est de nous rassembler avec les listes indépendantes pour les prochaines élections puisque selon les experts, les gens ne font plus confiance aux partis politiques. Donc il va y avoir beaucoup de listes, nous allons essayer de nous allier avec elles. »
Deux partis semblent finalement s’être scindés naturellement au sein de Nidaa Tounes, chacun affirmant qu’il défend toujours les « idées nidéistes ».
« Nidaa Tounes est comme le phénix, il sait renaître de ses cendres »
-Hafedh Essebsi, leader du mouvement
Mais aujourd’hui Nidaa Tounes est menacé par les divisions : sur 26 ministres, seuls quatre sont de Nidaa Tounes. Quant aux députés, ils sont passés à 66 au lieu des 86 initiaux de 2014, et sont donc devenus minoritaires par rapport au parti Ennahdha qui en compte 69.
Pour Hatem M’rad, une reconquête de la crédibilité auprès des électeurs ne passera que par la mise en place collective d’un congrès constitutif et électif. « Cela pourra aussi apaiser les tensions au sein même du parti, mais surtout changer notre image pour l’instant, détestable » ajoute-t-il. « Un autre compromis serait d’autoriser la création de plusieurs courant au sein du parti, un peu comme chez certains partis grecs ou espagnols car cela dissuade de quitter le parti et de créer des groupes autonomes » conclut Hatem M’rad.
Le seul que l’avenir n’inquiète pas, c’est Hafedh Essebsi. Comme il l’a écrit sur son mur facebook : « Nidaa Tounes est comme le phénix, il sait renaître de ses cendres et apprendre de ses erreurs pour ne plus les reproduire. »
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