Comment la Tunisie a survécu à sa propre révolution – et les questions en suspens
Il y a six ans, dans une petite ville provinciale de Tunisie appelée Sidi Bouzid, un marchand ambulant nommé Mohamed Bouazizi s’est rendu devant un poste de police, a versé du kérosène sur son corps chétif et s’est immolé.
Ce jeune homme ne se doutait guère que son acte de pure fureur et de désespoir secouerait en son cœur l'édifice du régime autoritaire qui avait gouverné sa patrie d’une main de fer pendant vingt-trois ans, déclenchant une révolte populaire qui allait renverser son dictateur et résonner dans toute la région.
En dépit de la tendance trop commune à glorifier ou dénigrer la révolution tunisienne, il est réellement nécessaire de faire une pause pour examiner sa trajectoire labyrinthique et évaluer ses résultats complexes, ses échecs et ses succès, ainsi que les dangers qui l’assaillent encore.
La valeur du compromis
Depuis six ans que le dictateur tunisien Zine el-Abidine Ben Ali est monté à bord d'un avion et a fui vers l'Arabie saoudite au beau milieu de la nuit, le paysage politique de son pays a changé au point d’être à peine reconnaissable. Les Tunisiens disposent aujourd'hui d'une panoplie de droits et de libertés sans précédent dans leur histoire, allant de la liberté de croyance, de pensée et d'expression à la liberté d'association et de réunion.
Ils disposent d’une Constitution progressive qui garantit ces droits publics et individuels, d’un parlement élu démocratiquement et librement, et d’un ensemble remarquable de pouvoirs et contrepouvoirs.
Les Tunisiens se sont efforcés de résoudre leurs différends politiques pacifiquement par le biais de compromis, loin de la violence et de l'exclusion
Il s'agit notamment d'une gamme d'organismes élus qui œuvrent à assurer la transparence des scrutins présidentiels, législatifs et municipaux, ainsi que la liberté et l'indépendance des médias et du pouvoir judiciaire. Il y a aussi un comité, connu sous le nom d’Instance vérité et dignité (IVD), chargé de superviser le processus de justice transitionnelle.
Inutile de dire que ces institutions n’ont pas d’égal dans une région arabe gouvernée par des dictatures et des semi-dictatures et déchirée par des schismes ethniques, religieux et confessionnels.
Contre toute attente, les Tunisiens ont réussi à surmonter la dangereuse crise politique qui a éclaté en 2013, lorsque deux dirigeants de l'opposition ont été assassinés après le coup d'État militaire en Égypte, menaçant de mettre fin à l'expérience démocratique naissante du pays.
À LIRE : La parole est aux victimes de la dictature tunisienne
Tout cela a mené à une troïka, une alliance entre Ennahdha, vainqueur des élections de 2011, et deux partis plus petits. Les trois ont toutefois décidé de céder le pouvoir à un gouvernement par intérim indépendant dans le cadre d'un dialogue national dirigé par les principales organisations de la société civile tunisienne, en premier lieu l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Les Tunisiens se sont efforcés de résoudre leurs différends politiques pacifiquement par le biais de compromis, loin de la violence et de l'exclusion. C'est ce qui distingue leur histoire post-révolutionnaire et justifie l'expression « exception tunisienne ».
Le processus de compromis politique n'était pas tant un choix qu’une nécessité, dictée par le nouvel équilibre du pouvoir dans la région suite au coup d'État militaire égyptien et à l'effondrement du Printemps arabe.
Il a été initié par une réunion qui s'est tenue à Paris entre Rached Ghannouchi, le chef du parti Ennahdha au pouvoir, et son ennemi juré de l'époque, l'actuel président tunisien, Béji Caïd Essebsi. Celle-ci a abouti à un ensemble d'accords qui ont permis de mettre fin à l’impasse politique paralysante.
Comment la Tunisie a évité un triste sort
Un certain nombre de facteurs ont jusqu'ici épargné à la Tunisie le triste sort subi par d’autres pays du printemps arabe.
Certains sont liés à l'emplacement du pays. La démocratie bourgeonnante de la Tunisie a bénéficié d'une relative protection géographique, en grande partie parce que ce pays nord-africain est éloigné des conflits centraux du Moyen-Orient et de leur cortège de pressions et de contraintes, en particulier celles liées au conflit israélo-arabe.
La démocratie bourgeonnante de la Tunisie a bénéficié d'une relative protection géographique, en grande partie parce que ce pays nord-africain est éloigné des conflits centraux du Moyen-Orient
La cohésion de la société tunisienne et l'absence de clivages verticaux – qu’ils soient religieux, confessionnels ou ethniques – ont considérablement facilité le processus de transition démocratique. Les différences politiques entre les Tunisiens ont tendance à rester dans leur propre contexte politique et idéologique, sans se métamorphoser en polarisations tribales, confessionnelles ou raciales, comme cela a été le cas en Syrie, en Irak ou au Yémen, par exemple.
Il y a aussi la diffusion relative de l'éducation, la taille de la classe moyenne et les fortes traditions de politique partisane et de société civile, malgré un héritage d'oppression politique.
Le fait que le pays n'ait aucune tradition d'intrusion militaire dans sa politique a également été essentiel pour préserver sa transition démocratique. Son premier président après l'indépendance, Habib Bourguiba, se méfiait du rôle que l'armée jouait en Irak, en Syrie et en Égypte, et chercha à maintenir l'armée loin des coulisses du pouvoir.
Le résultat a été une vie politique autonome des institutions militaires, même sous le règne patriarcal de Bourguiba. Cela contraste nettement avec l'Égypte, où la politique a été dominée par les officiers et les généraux depuis le règne de Mohamed Ali au XIXe siècle.
Nous ne pouvons pas non plus négliger le rôle clé joué par les principales forces politiques de Tunisie. La plus importante d'entre elles a été Ennahdha : malgré une crise politique étouffante, le parti a renoncé au pouvoir et à la légitimité électorale dont il jouissait pour faire avancer le processus de dialogue national et ouvrir la voie à un consensus politique.
Mais les menaces persistent
Tout cela ne doit cependant pas nous faire oublier les menaces très graves, internes et externes, qui mettent en péril la survie de la jeune démocratie tunisienne.
Son environnement régional est marqué par le chaos, avec l'anarchie et l'effondrement des structures étatiques en Libye à sa frontière méridionale, ainsi que des groupes violents et terroristes endémiques, qui ont porté un coup majeur à l'industrie touristique tunisienne il y a un an et demi.
Plus inquiétant encore est le niveau élevé des aspirations des Tunisiens et ce ressenti de plus en plus fort que leurs droits doivent être satisfaits, ce qui s'oppose à la lenteur du développement économique, en particulier parmi les diplômés de plus en plus désillusionnés par le pays, et dans les provinces intérieures appauvries et marginalisées.
Ce qui semble certain, cependant, c'est que les Tunisiens sont devenus habiles dans l'art du compromis politique complexe
Ce manque de progrès économique signifie que la démocratie tunisienne, malgré ses réalisations politiques impressionnantes, est boiteuse, luttant pour garder son équilibre et rester debout sur une jambe.
Cela est rendu encore plus difficile par l'axe régional féroce, à la tête duquel l'Égypte et un groupe de royaumes du Golfe cherchent à saper la transition politique tunisienne afin de prouver que la démocratie est indésirable, sinon totalement inaccessible, dans cette partie du monde.
Ce camp a été renforcé par l'élection de Donald Trump, qui devrait poursuivre une politique de soutien des dictatures et des autocraties arabes au nom du « réalisme politique » et de la nécessité d’assurer la stabilité au Moyen-Orient.
À LIRE : Les 14 milliards de dollars qui pourraient garder la Tunisie sur la voie de la démocratie
La fragmentation qui marque la vie politique tunisienne et affecte en particulier Nidaa Tounes, le parti au pouvoir, toujours en proie à des querelles intestines et à un schisme chronique, est un autre problème. Cette incertitude a renforcé davantage les opposants au changement et leur volonté d'enterrer ce qui reste du printemps arabe, traçant un trait définitif sur la démocratie dans la région.
Ce qui semble certain, cependant, c'est que les Tunisiens sont devenus habiles dans l'art du compromis politique complexe. Ils ont jusqu'ici réussi à résoudre leur principal dilemme politique : le problème du pouvoir et la façon dont la politique peut être gérée. Cela reste le plus grand dilemme dans un hémisphère arabe encore gouverné par des dictatures rustres et brutales.
Le principal défi auquel les Tunisiens sont confrontés est d’ordre économique : comment peuvent-ils répartir équitablement la richesse entre les régions de leur pays et sauver les provinces intérieures longtemps oubliées de décennies de marginalisation et de pauvreté.
La question à laquelle ils font face et sur laquelle repose le sort de leur démocratie est de savoir comment traduire les grands slogans de dignité et de justice sociale en développement, opportunité et espoir, afin que les pauvres et les opprimés puissent finalement goûter aux fruits de leur révolution.
- Soumaya Ghannoushi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée dans la politique du Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @SMGhannoushi
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des manifestants se tiennent devant des policiers lors d'une manifestation à Tunis, le 19 janvier 2011 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].