Algérie : zaouïas et politique, des liaisons dangereuses
Des siècles durant, les confréries religieuses, communément appelées zaouïas, ont été au cœur du jeu politique en Algérie et au Maghreb d’une manière générale.
Des Hammadites à Béjaïa aux rois de Koukou en Haute-Kabylie en passant par l’émir Abdelkader dans les plateaux du Titteri, tous les hommes de pouvoir autochtones ont cohabité avec une autorité religieuse, souvent une tariqa (ordre), dont ils ont toujours sollicité la bénédiction et tiré leur légitimité. Cette dernière détenant le pouvoir transcendantal pour consacrer le règne ou la lutte armée comme ce fut le cas avec El Mokrani qui dut solliciter la bénédiction d’un chef religieux, Cheikh Aheddad, avant de sonner la révolte contre l’occupation française en 1871.
Ce n’est qu’au lendemain de l’indépendance que la situation commence à évoluer. À cette époque, les zaouïas entament une traversée du désert qui durera quelques décennies et leurs rites, jugés comme imprégnés de paganisme, sont dénoncés par une institution concurrente, l’association des oulémas (théologiens) musulmans, qui bénéficiait alors des faveurs du pouvoir.
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Ainsi, mises au frigo durant les règnes successifs des présidents Ben Bella (1963-1965) et Boumediène (1965-1978), étant perçues par le nouveau pouvoir d’orientation socialiste comme symbole du féodalisme et de la société tribale, les zaouïas amorcent leur renaissance durant le règne de Chadli au début des années 1980 avant de refaire définitivement surface sur la scène politique algérienne à la faveur de l’arrivée de Bouteflika au pouvoir en 1999.
Officiellement, l’impulsion dont bénéficient alors les zaouïas a été décidée pour faire barrage aux « modèles religieux extrémistes » et réhabiliter un « islam maghrébin traditionnel » porteur de valeurs de tolérance, de fraternité et d’universalité.
Officieusement, il s’agit là d’un projet politique instituant une relation « gagnant-gagnant » entre le pouvoir politique et les zaouïas : la réhabilitation en échange d’une allégeance garante de la baraka (chance).
En effet, Bouteflika a très vite compris que les zaouïas constituaient un outil précieux pour affermir son pouvoir
En effet, Bouteflika a très vite compris que les zaouïas constituaient un outil précieux pour affermir son pouvoir en s’en servant comme relais auprès de populations encore très fortement imprégnées de maraboutisme.
Par calcul politique, il a voulu remettre en selle les nombreuses zaouïas du pays et les investir du rôle d’encadrement politique des populations censées être gagnées durablement aux thèses du pouvoir. De grands moyens financiers sont ainsi mis à la disposition des zaouïas afin de leur permettre d’utiliser les différents réseaux d'alliances et d'obédiences au service de l'État.
Poussée de l’islam radical
Cela n’a pas tardé à se vérifier, et ce, dès 2004, lors de la campagne électorale pour son second mandat. Tout au long de cette dernière, le président-candidat a visité toutes les principales zaouïas du pays afin d’implorer l’allégeance de leurs cheikhs en contrepartie de subsides généreusement dispensés.
Sa tournée est alors couronnée de succès car les autorités des zaouïas se sont prononcées solennellement en faveur d’un second mandat présidentiel. Cependant, à l’époque, la tournée du président, son attitude pleine de bienveillance et d’égards envers les cheikhs des zaouïas et son insistance à obtenir leur bénédiction étonnent les observateurs tant cette institution était complètement absente du paysage politique algérien durant la première décennie du multipartisme et de l’ouverture politique, c’est-à-dire durant les années 1990.
Pourtant, la création de l’association des zaouïas d’Algérie est antérieure à l’arrivée au pouvoir du président Bouteflika. À la fin des années 1980, le pouvoir, sentant la poussée de l’islam radical qui menaçait l’existence même du système politique mis en place au lendemain de l’indépendance, avait cherché à réhabiliter des zaouïas jusque-là totalement tombées en désuétude et à les utiliser pour contrebalancer le poids des partis d’obédience islamiste, dont le Front islamique du salut (FIS), nés après 1989 et qui ont vu leur popularité s’accroître rapidement, notamment dans les milieux populaires.
Les zaouïas avaient cet avantage de bénéficier d’une très large implantation nationale, voire transnationale pour certaines d’entre elles, et d’avoir une réelle influence sur les populations, surtout dans les milieux ruraux. Cette influence est demeurée réelle, opérant en sourdine, malgré la suspicion dont elles souffraient plusieurs décennies durant.
Certaines zaouïas ont même gelé leurs activités et nombre de leurs adeptes ont payé de leur vie leur refus de s’aligner sur l’islam radical
Cependant, pendant leur période de marginalisation, l’islam radical n’a pas cessé de grignoter du terrain et de supplanter le soufisme au sein de larges pans de la société. Dans leur ascension, les mouvements islamistes radicaux ont même tenté de rallier les anciennes zaouïas à leur cause et d’en réduire durablement l’influence populaire.
Fait paradoxal, certaines zaouïas implantées dans les zones montagneuses ont été contraintes, dans les années 1990, de servir de lieux de repli aux terroristes islamistes alors que leurs adeptes sont imprégnés de l’esprit du soufisme, qui est l’expression même de la non-violence en islam. Certaines zaouïas ont même gelé leurs activités et nombre de leurs adeptes ont payé de leur vie leur refus de s’aligner sur l’islam radical.
Très peu de prise sur la jeunesse
Par ailleurs, l’exode rural et l’urbanisation grandissante de la société algérienne a accéléré le processus du désintérêt envers les zaouïas et réduit considérablement l’influence de leurs cheikhs. En effet, fortement implantées dans les milieux ruraux, les zaouïas ont très peu de prise sur une jeunesse algérienne de plus en plus urbaine.
De plus, la connivence manifeste et de plus en plus publique entre les hommes de pouvoir et les cheikhs des zaouïas n’est pas du goût de tous les adeptes. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour rappeler les cheikhs à leur rôle strictement religieux.
C’est ainsi qu’en 2016, à titre d’exemple, que la zaouïa de Sidi Bahloul, à Azazga – Kabylie – refuse la visite de Chakib Khelil, l’ancien ministre de l’Énergie et des Mines. Les virées de ce dernier dans les zaouïas de Chlef et d’Annaba ont par ailleurs été fortement perturbées.
Une nouvelle exclusion des zaouïas du jeu politique suite au départ de Bouteflika n’est pas exclue
Ainsi, actuellement, l’influence des zaouïas au sein de la population est à relativiser. Pour un certain nombre d’observateurs, les appels répétés de l’organisation nationale des zaouïas à l’adresse du président Bouteflika afin qu’il brigue un nouveau mandat relèvent beaucoup plus de l’effet d’annonce escompté par une institution qui cherche à subsister en créant à chaque fois le buzz à l’approche des échéances électorales présidentielles. Une nouvelle exclusion des zaouïas du jeu politique suite au départ de Bouteflika n’est pas exclue.
En effet, au sein même du soufisme, le débat se rouvre autour des zaouïas en tant que temples de la spiritualité et sur l’opportunité ou non pour leurs adeptes de s’inscrire dans la bataille pour la citoyenneté ou de privilégier le travail individuel sur soi, l’introspection continue et le détachement, et ce, loin des tumultes d’une compromission politique qui n’est pas sans risques.
Photo : Abdelaziz Bouteflika en train de prier en octobre 2012 (AFP).
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